"La théorie de la demande, telle qu'elle est largement acceptée à présent, est fondée dans les grandes lignes sur deux propositions, dont aucune n'est tout à fait explicite, mais qui sont toutes deux extrêmement importantes pour le système actuel des valeurs adoptées par les économistes. Selon la première, l'urgence des besoins ne diminue pas de façon appréciable au fur et à mesure de leur satisfaction ou, pour être plus précis, cette diminution est si infime qu'elle perd tout intérêt pour l'économiste ou l'économie politique. Lorsqu'un homme a subvenu à ses besoins physiques, les désirs motivés par des considérations psychologiques font leur apparition. Ce sont des désirs qu'on n'arrive jamais à satisfaire ou, du moins, on ne peut pas prouver les progrès accomplis dans ce domaine. Le concept de satiété a peu de valeur en économie. Il n'est ni utile ni scientifique de spéculer sur les désirs comparés de la matière et de l'esprit.
Selon la seconde proposition, les besoins découlent de la personnalité du consommateur ou constituent, en tout cas, des données pour l'économiste. La tâche de celui-ci consistera tout simplement à trouver les moyens de satisfaire ces besoins. Il est inutile qu'il cherche à savoir comment ils se créent. Il a rempli pleinement sa mission en portant au maximum la production qui supplée à ces besoins.
Il nous faut maintenant examiner jusqu'au bout ces conclusions. L'explication du comportement du consommateur a son origine dans un problème infiniment plus ancien, le plus vieux problème en réalité de l'économie, celui de la détermination des prix. Il s'est révélé dès l'origine extrêmement gênant dans l'explication des prix, c'est-à-dire des valeurs d'échange, d'admettre que quelques-uns des produits les plus utiles avaient le moins de valeur d'échange et que quelques-uns des moins utiles en avaient le plus. Comme le fit remarquer Adam Smith : « Rien n'est plus utile que l'eau, mais on ne peut à peu près rien acheter pour de l'eau; on ne peut à peu près rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n'a à peu près aucune valeur d'utilité ; mais on peut couramment l'échanger pour une grande quantité d'autres produits. »
En expliquant la valeur, Smith crut bon de faire la distinction entre « valeur d'échange » et « valeur d'utilité », et chercha ainsi à concilier le paradoxe de la haute utilité et du peu de possibilités d'échange. Cette distinction appelait les questions plutôt qu'elle ne les résolvait, et les économistes cherchèrent, durant un siècle, une formule satisfaisante. Finalement, bien que leur œuvre ait eu des précurseurs, les trois économistes de l'utilité marginale, l'Autrichien Karl Menger, l'Anglais William Stanley Jevons et l'Américain John Bates Clark, fournirent, en même temps ou presque, l'explication qui en gros est encore valable aujourd'hui. L'urgence d'un désir est fonction de la quantité de biens dont dispose l'individu pour satisfaire ce désir. Plus l'approvisionnement est grand, plus les satisfactions résultant de cette abondance sont petites, et moins on est prêt à donner de l'argent pour ce bien. Comme pour la plupart des gens les diamants sont relativement peu nombreux, ils éprouvent une grande satisfaction à en posséder un de plus, et ils sont prêts virtuellement à payer un prix élevé. L'exemple de l'eau se situe au pôle opposé. Il s'ensuit également que là où la fourniture d'un produit peut facilement s'accroître à bas prix, sa valeur d'échange reflètera cette facilité de multiplication et le caractère peu pressant des désirs marginaux qu'il arrive ainsi à satisfaire. Il en est ainsi, sans égard à la difficulté qu'il y a, comme dans l'exemple de l'eau, à se passer entièrement de l'article en question.
La théorie de l'utilité marginale, telle qu'elle fut insérée dans les manuels économiques, semblait carrément insister sur l'idée de l'importance diminuée de la production en cas d'abondance croissante.
Avec l'accroissement du revenu réel par tête, les hommes sont capables de satisfaire des besoins supplémentaires. Ceux-ci présentent un caractère de moindre urgence. S'il en est ainsi, la production fournissant les biens qui satisfont ces besoins moins urgents est nécessairement de plus faible importance, elle est donc en diminution. Dan l'Angleterre de Ricardo, les provisions de pain étaient maigres pour bien des gens ; aussi la satisfaction était-elle grande quand les provisions de pain augmentaient grâce à un revenu supérieur, le prix du pain restant le même, ou grâce au même revenu, en cas de baisse du prix du pain. La faim s'en trouvait soulagée ; la vie elle-même pouvait s'en trouver prolongée. Toute mesure destinée à augmenter les provisions de pain méritait sans aucun doute d'attirer sérieusement l'attention du citoyen soucieux de l'intérêt public.
Dans les États-Unis d'aujourd'hui le pain est abondant et l'approvisionnement en céréales panifiables pléthorique. La satisfaction donnée par une augmentation marginale dans l'apport de blé est bien faible. Elle a été généralement négative pour le secrétaire d'État à l'Agriculture. Aussi les mesures destinées à accroître l'approvisionnement en blé ne sont-elles pas une des préoccupations économiques les plus urgentes des citoyens préoccupés de bien public. Ceux-ci seront bien plus tentés de passer leur temps à trouver un plan pour le contrôle efficace de la production du blé. Et le public, après avoir accru la consommation de pain jusqu'à un point où l'utilité marginale de celui-ci est très basse, dépensera son revenu à acheter d'autres produits. Comme dans la classification de la consommation, ces autres produits prennent rang après le pain chez ce public, ils ne seront pas considérés comme ayant un caractère d'urgence non plus, et leur consommation se ramènera, comme pour le blé, à un point où leur utilité marginale est petite ou même négligeable. Aussi faut-il admettre que l'importance de l'accroissement marginal de toute production est basse et en diminution. L'effet de l'accroissement de l'abondance doit réduire au minimum l'importance des objectifs économiques. La production et la productivité perdent progressivement de leur intérêt."
John K. Galbraith, L'Ère de l'opulence, 1958, 2e édition, 1969, tr. fr. Andrée R. Picard, Calmann-Lévy, 1970, p. 160-162.
"Si c'est le processus de satisfaire les besoins qui lui-même crée ces besoins. L'individu qui augmente l'importance de la production pour satisfaire ces besoins se trouve exactement dans la situation d'un homme qui s'efforcerait de rattraper la vitesse d'une roue à laquelle il imprimerait lui-même un mouvement de rotation.
Les besoins sont en réalité le fruit de la production. Peu d'économistes sérieux nient aujourd'hui le fait. Nombre d'entre eux ont fait cette concession, même s'ils n'ont pas toujours eu pleinement conscience de la portée. […] [Keynes faisait observer que les besoins […] qui résultaient des efforts pour rester à la hauteur ou dépasser ses semblables, « pouvaient en effet être insatiables ; car plus le niveau général s'élève, plus ils cherchent à le dépasser », Or, l'émulation a toujours joué un rôle considérable aux yeux d'autres économistes qui étudiaient la création des besoins. On envie toujours la consommation du voisin. Cela implique que le processus qui sert à satisfaire les besoins est aussi celui qui sert à les créer. Plus on satisfait de besoins, plus il s'en crée de neufs...
L'argument, cependant, n'a pas été poussé plus loin, Un éminent théoricien du comportement du consommateur, le professeur Duesenberry, a déclaré explicitement que « dans notre société, l'un des principaux objectifs sociaux est d'atteindre un niveau de vie plus élevé... Cette constatation est d'une importance primordiale pour la théorie de la consommation... Le désir d'acquérir des produits supérieurs est animé d'une vie propre. Il provoque une poussée vers de plus grandes dépenses, poussée qui peut même être plus forte que celle provenant des besoins que ces dépenses sont censées satisfaire ». La portée de cette constatation est impressionnante. La notion d'un désir créé de façon indépendante perd à présent du terrain. Comme la société attache une grande valeur aux compétences qui permettent d'atteindre un niveau de vie élevé, elle évalue les gens aux produits qu'ils possèdent. L'incitation à consommer est engendrée par un système de valeurs qui met en relief la capacité de production de la société. Plus la production augmente, plus il faut posséder des biens, afin de conserver le prestige qui convient. Ce dernier point est d'importance car, sans aller aussi loin que Duesenberry en faisant des produits le symbole du prestige d'une société où règne l'abondance, son argumentation implique nettement que la production de biens crée les besoins que ces produits sont censés satisfaire."
John K. Galbraith, L'Ère de l'opulence, 1958, 2e édition, 1969, tr. fr. Andrée R. Picard, Calmann-Lévy, 1970, p. 169-171.
"Il existe un lien plus étroit encore entre la production et les besoins, c'est celui que fournissent l'organisation de la publicité et de la vente modernes. Il n'est pas possible de les concilier avec la notion de désirs déterminés de façon autonome, car leur fonction essentielle est de créer des désirs, c'est-à-dire de faire naître des besoins qui auparavant n'existaient pas. Cette tâche est accomplie par le producteur ou sur ses ordres. Il existe une grande connexité empirique entre les dépenses faites en vue de la production des biens de consommation et les dépenses faites pour créer le désir de ces produits. Il faut, pour introduire un nouveau produit de consommation, une campagne de publicité capable d'éveiller l'intérêt du public. La voie de l'expansion de la production doit être préparée par une extension appropriée du budget publicitaire. Les frais de fabrication d'un produit ne sont pas plus importants dans la stratégie d'une entreprise moderne que les dépenses en vue de susciter la demande de ce produit. Rien de tout cela n'est nouveau. Le dernier élève de l'école de commerce la plus rudimentaire du pays considérerait cela comme élémentaire. Le coût de la création de ces besoins est gigantesque. En 1956, les dépenses globales de publicité – bien qu'il ne soit pas possible, comme nous l'avons fait observer, d'en assigner la totalité à la création des besoins, montaient à environ dix milliards de dollars. Depuis plusieurs années elles avaient augmenté à un rythme dépassant un milliard de dollars par an. De telles dépenses doivent, de touts évidence, être reliées à la théorie de la demande. Elles sont trop importantes pour être passées sous silence.
Mais reconnaître cette interdépendance signifie que les besoins ont assujettis à la production. C'est accorder au producteur la double fonction de fabriquer les produits et de créer le désir de les avoir. C'est reconnaître que la production, non seulement passivement au moyen de l'émulation, mais activement au moyen de la publicité et d'activités annexes, crée les désirs qu'elle cherche à satisfaire. L'homme d'affaires et le lecteur profane s'étonneront de l'insistance que je mets à démontrer un point qui semble évident. C'est en effet un point évident. Mais c'est un argument auquel les économistes ont opposé une remarquable résistance. Ils ont senti, contrairement aux non-spécialistes, le tort que cette interdépendance causait aux idées admises. Ils ont par conséquent fermé les yeux (et les oreilles) au plus important de tous les phénomènes économiques, à savoir la création moderne des besoins.
Nous ne voulons pas dire que l'on a, contre toute évidence, entièrement nié cet assujettissement des besoins à la publicité. C'est une des raisons pour lesquelles les économistes ont pendant si longtemps considéré la publicité avec un sentiment de malaise. C'est un fait dont la théorie existante ne peut pas s'accommoder facilement. Des théoriciens plus conciliants ont spéculé sur l'urgence des désirs qui sont si manifestement le fruit de campagnes menées à grands frais pour attirer l'attention du public. De nouvelles céréales pour le petit déjeuner ou un nouveau détergent sont-ils vraiment nécessaires, du moment qu'on est obligé de dépenser tant d'argent pour susciter chez le consommateur le sentiment de ce besoin ? Mais il n'y a guère eu de tentatives pour approfondir cette question, pour en examiner la portée sur la théorie de la demande du consommateur et encore moins sur l'importance de la production et la productivité. Celles-ci sont demeurées sacro-saintes. Ce malaise s'est plus souvent traduit par une désapprobation générale de la publicité et des agents de publicité, dont on insinuait parfois qu'ils feraient mieux de ne pas exister. Ce genre de remarque n'était pas bien accueilli en général.
Ainsi la notion des besoins déterminés de façon autonome subsiste toujours. Face à toutes les forces des règles de vente moderne, elle continue à régner presque intacte dans les manuels. Et la mission de l'économiste – il est peu de questions sur lesquelles l'enseignement soit aussi intransigeant – reste la recherche aveugle de moyens qui satisfassent ces besoins. Cela étant posé, la production reste d'importance primordiale. Nous avons peut-être là l'exemple le plus sensationnel de la résistance que les idées conventionnelles opposent à l'évidence des faits. Pour trouver son égal, il faudrait imaginer un philanthrope que l'on convainquit, il y a longtemps, de la désastreuse insuffisance des soins hospitaliers dans la ville. Il continue à importuner les passants en leur demandant de l'argent pour augmenter le nombre de lits et ne veut pas voir que le docteur de la ville renverse adroitement quelques piétons avec sa voiture afin de remplir l'hôpital.
En cherchant à démêler cette question, il faut prendre garde de ne pas laisser passer l'essentiel. Le fait même que les besoins peuvent être créés par la publicité, catalysés par les procédés de vente, façonnés par les discrètes manipulations d'habiles conseillers, montre qu'ils ne sont pas très urgents. À un homme qui a faim, il est inutile de rappeler son besoin de manger. S'il écoute son appétit, il est sourd aux appels de MM. Batten, Barton, Durstine et Oshorne[1]. Ceux-ci n'ont leur utilité que pour les personnes dépourvues de besoins physiques au point de ne pas savoir ce qu'elles veulent. C'est uniquement dans cet état-là que les hommes se laissent convaincre.
Les conclusions générales de ces pages présentent une telle importance pour cette étude qu'il vaut peut-être mieux les exposer méthodiquement. Au fur et à mesure que l'abondance augmente dans une société, de nouveaux besoins sont sans cesse créés par le processus même qui les satisfait. Ce procédé peut être passif. L'augmentation de la consommation, contrepartie de l'accroissement de la production, agit par suggestion ou par émulation pour créer des besoins. Ou bien les producteurs peuvent procéder activement à la création des besoins au moyen de la publicité et des articles de la vente. Les désirs sont de la sorte assujettis à la production. En termes techniques, on ne peut continuer à admettre que le bien-être soit plus élevé à un niveau général de production supérieur qu'à un niveau inférieur. Il peut être pareil. Le niveau supérieur de production a simplement pour corollaire un échelon plus élevé de création de besoins nécessitant un degré correspondant de satisfaction de ces besoins. Nous aurons fréquemment l'occasion de mentionner la façon dont les besoins dépendent du procédé par lequel ils sont satisfaits. Pour la commodité des choses, nous l'intitulerons « effet de dépendance »."
John K. Galbraith, L'Ère de l'opulence, 1958, 2e édition, 1969, tr. fr. Andrée R. Picard, Calmann-Lévy, 1970, p. 171-174.
[1] Célèbre agence de publicité new-yorkaise (N. d. T.)
"Comme il arrive bien souvent, les changements qui se sont produits dans le système industriel ont rendu possible ce que ces mêmes changements réclamaient. La planification exige que l'on soit maître du comportement du consommateur, mais la planification elle-même est imposée par l'utilisation extensive du capital et du progrès technologique, comme par la dimension et la complexité de l'organisation qu'ils impliquent. Tous ces acteurs concourent à l'efficience de la production, donc à un volume de production considérable. Autre conséquence, les biens qui sont en rapport uniquement avec la sensation physique élémentaire – ceux qui se bornent à prévenir la faim, à protéger contre le froid, à procurer un abri, à supprimer la douleur – n'ont plus, dans toute production, qu'une part modeste et décroissante. La plupart des biens servent à satisfaire des besoins que l'individu se découvre non point du fait de l'inconfort concret qui accompagne la privation, mais par suite d'une sensibilisation psychique à leur possession. Ils lui donnent le sens de l'accomplissement personnel, la sensation de l'égalité avec le voisin, ils détournent son esprit de la pensée, secondent son aspiration sexuelle, sont une promesse d'acceptabilité sociale, rehaussent l'idée subjective qu'il se fait de sa santé, de son bien-être ou du bon fonctionnement de son appareil digestif, contribuent selon des canons conventionnels à la beauté personnelle, ou procurent de quelque autre manière des satisfactions psychologiques.
Et c'est ainsi que, tandis que le système industriel se développe jusqu'au point de ressentir la nécessité de planifier et de diriger le consommateur, il sert également des besoins d'origine psychologique, donc admirablement faits pour être dirigés par des procédés qui s'adressent à l'âme.
La faim et les autres souffrances physiques sont, par nature, objectives et coercitives. On ne convaincra pas celui dont l'estomac est totalement vide que ce dont il a besoin, ce n'est pas de nourriture, mais de divertissement. L'individu qui a très froid marquera avant tout sa préférence pour ce qui lui procurera de la chaleur. Mais les réactions psychiques ne sont pas ancrées de cette façon dans notre être : elles existent dans notre esprit et, de ce fait, elles sont soumises à ce qui influence l'esprit. On n'amènera pas l'homme qui a faim à hésiter entre le pain et le cirque, mais la chose est possible si l'homme est bien nourri. On pourra même l'amener à hésiter entre différents cirques et différents mets. Plus l'homme, en tant qu'acheteur, s'écarte du besoin physique, plus il est facile de le persuader, c'est-à-dire de le mettre en condition. C'est là, peut-être, le fait le plus important pour une économie d'abondance croissante."
John Kenneth Galbraith, Le Nouvel État industriel, 1967, tr. fr. J.-L. Crémieux-Brilhac et Maurice Le Nan, Gallimard, coll. ''Bibliothèque des Sciences Humaines", 1968, p. 208-209.
"Dans pratiquement tous les manuels et traités d'enseignement économique, l'initiative est censée appartenir au consommateur. Pour répondre à ses besoins innés ou à ceux qui lui sont inspirés par son environnement, il achète biens et services sur le marché. Les possibilités qui en résultent de gagner plus ou moins d'argent sont le message que lance le marché aux entreprises de production. Celles-ci réagissent au message, donc, en dernière analyse, aux ordres du consommateur. Les ordres vont dans un seul sens : de l'individu au marché, puis du marché au producteur. Tout cela est proclamé, et de façon appropriée, par une terminologie qui implique que le consommateur est la source de tout pouvoir. C'est ce qu'on appelle le règne du consommateur. Il « existe toujours, dans l'économie de marché, une présomption du règne du consommateur ». Le sens unique dans lequel cheminent les ordres du consommateur au marché, puis du marché au producteur peut se définir : la filière normale, ou classique. […]
La grande entreprise moderne a sous la main les moyens d'exercer une action sur les prix auxquels elle vend comme sur ceux auxquels elle achète. Elle a également les moyens de manœuvrer le consommateur pour qu'il achète aux prix dont elle est maîtresse. Ce contrôle et ce conditionnement sont indispensables à sa planification. La planification procède de la mise en œuvre de la technologie et du capital, de la durée que leur utilisation implique, et du rétrécissement du marché des produits et des qualifications techniques et spécialisées.
Assurer le fonctionnement de la filière ainsi modifiée, telle est la motivation de la technostructure. Ses membres s'efforcent d'adapter les objectifs de l'entreprise à leurs objectifs propres et, par extension, l'entreprise s'efforce d'adapter les attitudes et les fins sociales à ceux des membres de sa technostructure. Ainsi, les croyances sociales ont en partie, leur source dans le producteur. L'adaptation du comportement de l'individu à l'égard du marché, et celle des attitudes sociales en général, aux besoins du producteur et aux objectifs de la technostructure, est donc une caractéristique naturelle du système. Son importance croît avec le développement du système industriel.
Il s'ensuit que la filière classique correspond de moins en moins à la réalité. Au contraire, c'est l'entreprise de production qui pousse ses tentacules pour contrôler ses propres marchés, bien mieux, pour diriger le comportement de marché et modeler les attitudes sociales de ceux qu'apparemment elle sert. Pour ce phénomène, il nous faut aussi trouver un nom : celui de filière inversée paraît approprié."[2]
John Kenneth Galbraith, Le Nouvel État industriel, 1967, tr. fr. J.-L. Crémieux—Brilhac et Maurice Le Nan, Gallimard, coll. ''Bibliothèque des Sciences Humaines", 1968, p. 218-219.
[2] Galbraith prend toutefois soin de préciser que la filière inversée n'a pas remplacé la filière "classique" : "Je ne soutiens pas que la filière inversée ait remplacé la filière classique. Au-dehors du système planificateur – c'est-à-dire à l'extérieur des frontières des grandes entreprises, dans un secteur qui reste celui du système de marché – la filière classique est toujours la règle. A l'intérieur du système planificateur, le consommateur a toujours le pouvoir de résister à la persuasion. Par conséquent, au moyen du marché, il peut, lui et ceux qui l'imitent, contraindre le producteur à s'adapter. Mais les consommateurs, de même que les prix auxquels ils achètent, peuvent aussi être manipulés. Et ils le sont ! La filière classique et la filière inversée coexistent à la manière d'une réaction chimique réversible. Certes, tout serait plus clair si les choses allaient invariablement dans un sens ou dans l'autre, mais, encore une fois, la réalité est trompeuse et floue." (Le Nouvel État industriel, Gallimard, coll. ''Bibliothèque des Sciences Humaines", 1968, p. 219-220).
"On a cru que le système économique procurait à l'homme les objets dont il aime depuis toujours à s'entourer pour satisfaire ses besoins innés et souverains. La liturgie formelle du système célèbre toujours ce facteur de motivation économique. Mais, comme nous l'avons déjà abondamment constaté, le système, s'il s'adapte aux besoins de l'homme, adapte aussi et de plus en plus les hommes à ses propres exigences. C'est d'ailleurs pour lui une nécessité. Cette dernière adaptation ne relève pas de la pratique banale de la vente. Elle est profondément organique. La technologie avancée et l'utilisation massive du capital ne sauraient être soumises au flux et au reflux de la demande de marché. Elles appellent la planification, et il est de l'essence même de la planification que le comportement du public puisse être non seulement prévu mais dirigé.
Cette mise en condition du public a deux conséquences importantes. Elle donne la garantie que des hommes – et de nombreuses femmes – travailleront sans relâcher leur effort, quelle que soit l'abondance de biens dont ils disposeront. Elle contribue également à garantir que la société mesurera sa réussite à l'accroissement annuel de sa production. Rien ne serait plus déconcertant pour la discipline économique que d'entendre les gens dire, après avoir atteint les objectifs qu'ils se sont fixés : « J'ai ce qu'il me faut. Ce sera tout pour cette semaine. » Ce n'est pas à la légère que l'on qualifie cette attitude de veule et d'irresponsable. Si tout le monde se conduisait ainsi, l'accroissement de la production ne serait plus une haute priorité sociale. Assez serait assez. Il ne serait plus possible de mesurer la réussite de la société à l'augmentation annuelle du Produit National Brut. De plus, si l'accroissement de la production cessait d'être primordial, les besoins du système industriel cesseraient d'avoir une priorité automatique. Le rajustement des attitudes sociales qui s'imposerait alors serait quelque chose d'effroyable.
La mise en condition à laquelle nous sommes soumis n'est pas pesante. Elle agit, non sur le corps mais sur l'esprit. Elle gagne d'abord le consentement, ou, si l'on préfère, la croyance, l'acte qui répond à ce conditionnement mental est exempt de tout sentiment d'obligation. Ce n'est pas que nous soyons contraints d'acquérir un nouveau modèle d'automobile ou quelque nouveau laxatif, non, mais nous sommes amenés à croire qu'il nous les faut. Il est loisible à toute personne capable de résister à la croyance de se soustraire à ce conditionnement. Nous ne subissons pas de contrainte physique, mais notre comportement n'en est pas moins dirigé. La contrainte physique – mais ceci n'est, guère compris – aurait au contraire un degré d'efficacité bien inférieur."
John Kenneth Galbraith, Le Nouvel État industriel, 1967, tr. fr. J.-L. Crémieux-Brilhac et Maurice Le Nan, Gallimard, coll. ''Bibliothèque des Sciences Humaines", 1968, p. 322-323.
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