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Texte à méditer :  Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt.  David Hume
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Hors des sentiers battus
Les sociétés primitives comme sociétés d'abondance

  "Le chas­seur-collecteur n'a rien de l'Homo œconomicus d'inven­tion bourgeoise. Il ne connaît pas les fondements de l'Économie Politique. II reste même toujours en deçà des énergies humaines, des ressources naturelles et des possibilités économiques effectives. Il dort beaucoup. Il a confiance – et c'est cela qui marque son système économique – en la richesse des ressources naturelles, alors que notre système est marqué (et de plus en plus avec le perfectionnement technique) par le désespoir face à l'insuffisance des moyens humains, par une an­goisse radicale et catastrophique qui est l'effet profond de l'économie de marché et de la concurrence généralisée.
  L' « imprévoyance » et la « prodigalité » collectives, caractéristiques des sociétés primitives, sont le signe de l'abondance réelle. Nous n'avons que les signes de l'abondance. Nous traquons, sous un gigantesque appareil de production, les signes de la pauvreté et de la rareté. Mais la pauvreté ne consiste, dit Sahlins, ni en une faible quantité de biens, ni simplement en un rapport entre des fins et des moyens : elle est avant tout un rapport entre les hommes. Ce qui fonde la « confiance » des primitifs, et qui fait qu'ils vivent l'abondance dans la faim même, c'est finalement la transparence et la réciprocité des rapports sociaux. C'est le fait qu'aucune monopolisation, quelle qu'elle soit, de la nature, du sol, des instruments ou des produits du « travail », ne vient bloquer les échanges et instituer la rareté. Pas d'accumulation, qui est toujours la source du pouvoir. Dans l'économie du don et de l'échange symbolique, une quantité faible et toujours finie de biens suffit à créer une richesse générale, puisqu'ils passent constamment des uns aux autres. La richesse n'est pas fondée dans les biens, mais dans l'échange concret entre les personnes. Elle est donc illimitée, puisque le cycle de l'échange est sans fin, même entre un nombre limité d'individus, chaque moment du cycle d'échange ajoutant à la valeur de l'objet échangé."

 

Jean Baudrillard, La Société de consommation, 1970, Folio essais, 2003, p. 91-92.



  "On admet couramment que la vie au paléolithique était dure ; nos manuels s'efforcent de perpétuer un sentiment de fatalité menaçante, au point qu'on en vient à se demander non seulement comment les chasseurs faisaient pour vivre, mais si l'on peut appeler cela vivre ! On y voit le chasseur traqué, au fil des pages, par le spectre de la famine. Son incompétence technique, dit-on, le contraint à peiner sans répit pour obtenir tout juste de quoi ne pas mourir de faim [...]. Et dans les traités de développement économique, il se voit attribuer le rôle de mauvais exemple : l'économie dite « de subsistance », c'est lui. [...] Affirmer que les chasseurs vivent dans l'abondance, c'est donc nier que la condition humaine est une tragédie concertée et l'homme, un forçat qui peine à perpétuité dans une perpétuelle disparité entre ses besoins illimités et ses moyens insuffisants.  Car il y a deux voies possibles qui procurent l'abondance. On peut « aisément satisfaire » des besoins en produisant beaucoup, ou bien en désirant peu. La conception qui nous est familière, celle de Galbraith, est fondée sur des hypothèses plus particulièrement adaptées à l'économie de marché : les besoins de l'homme sont immenses, voire infinis, alors que ses moyens sont limités quoique perfectibles; on peut réduire l'écart entre fins et moyens par la productivité industrielle, au moins jusqu'à ce que les « besoins urgents » soient pleinement satisfaits. Mais il y a aussi une voie « Zen » qui mène à l'abondance, à partir de principes quelque peu différents des nôtres. Les besoins matériels de l'homme sont finis et peu nombreux, et les moyens techniques invariables, bien que, pour l'essentiel, appropriés à ces besoins. En adoptant une stratégie de type Zen, un peuple peut jouir d'une abondance matérielle sans égale avec un bas niveau de vie. Tel est, je crois, le cas des chasseurs; et ainsi s'expliquent certains aspects paradoxaux de leur comportement économique : leur « prodigalité », par exemple, leur propension à consommer en une seule fois tous leurs stocks... comme si les biens de ce monde leur tombaient du ciel. Ignorant cette obsession de la rareté qui caractérise les économies de marché, les économies de chasse et de cueillette peuvent miser systématiquement sur l'abondance."

 

Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance, 1974, Gallimard, 1976, p. 37.



  "Si la vie matérielle des sociétés primitives se déroule sur fond d'abondance, le mode de production domestique présente en outre une propriété essentielle que met en relief la réflexion de Sahlins, il est sous-tendu par un idéal d'autarcie : chaque communauté aspire à produire elle-même tout le nécessaire à la subsistance de ses membres. Autrement dit, l'économie primitive tend à la fermeture de la communauté sur elle-même et l'idéal d'autarcie économique en dissimule un autre, dont il est le moyen : l'idéal d'indépendance politique. En décidant de ne dépendre que d'elle-même pour sa production de consommation, la communauté primitive (village, bande, etc.) exclut par là même la nécessité de relations économiques avec les groupes voisins. Ce n'est pas le besoin qui fonde les relations " internationales " dans la société primitive, laquelle est capable précisément de satisfaire tous ses besoins sans se voir contrainte de solliciter l'assistance d'autrui : on produit tout (nourriture et instruments) ce dont on a besoin, on est donc en mesure de se passer des autres. En d'autres termes, l'idéal autarcique est un idéal anti-commercial. Comme tout idéal, il ne se réalise pas toujours ni partout : mais des Sauvages on peut dire que, si les circonstances l'exigent, ils peuvent se vanter de se passer des autres.
  C'est pourquoi le mode de production domestique ignore les relations commerciales que son fonctionnement économique tend précisément à exclure : la société primitive, en son être, refuse le risque, immanent au commerce, d'aliéner son autonomie, de perdre sa liberté."

 

Pierre Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, 1977, Éditions de l'aube, 2013, p. 30-31.


 

  "Ces communautés avaient en réalité à leur disposition des ressources dépassant très largement leurs besoins. En prenant en compte la productivité de leurs jardins, les rendements de la chasse et de la pêche, mais aussi l'effort humain déployé dans ces activités, j'ai pu montrer que les Achuar disposaient potentiellement de quoi nourrir deux ou trois fois la population présente, et peut-être ­même plus. Ils n'étaient donc en rien esclaves de  leur environnement. On était vraiment dans le cadre de ce que Marshall Sahlins a appelé la « première société d'abondance » ; plutôt que de concéder un temps de travail équivalent à celui que l'on trouve dans les sociétés industrielles, et d'exploiter ainsi au maximum les potentialités écologiques et économiques du milieu, les Achuar travaillaient trois ou quatre heures par jour pour pourvoir abondamment à leurs besoins, et restaie­nt en deçà de ces possibilités de développement. Ils vivaient fort bien ainsi et, à population constante par ailleurs, l'on voit mal ce qui aurait pu les pousser à augmenter leur temps de travail pour intensifier leur production. Raisonner en termes d'adaptation à un écosystème me paraissait donc absurde, parce que les Achuar n'étaient pas déterminés dans leur existence sociale par des contraintes environnementales ou par des limitations techniques, mais par un idéal d'exis­tence culturellement défini, ce que l'on appelle dans leur langue shiir waras, « le bien vivre». Pour avoir partagé quelque temps avec eux cette façon d'user du monde, je ne peux que rendre hommage à leur sagesse."

 

Philippe Descola, La Composition des mondes, 2014, Champs essais, 2017, p. 143-144.
 

 

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Date de création : 28/05/2020 @ 12:34
Dernière modification : 18/01/2023 @ 14:24
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