"Les économistes additionnent la valeur de tous les produits et services de tous les genres – aucune distinction entre services publics et services privés. Les nuisances et leur palliatif y figurent au même titre que la production de biens objectivement utiles. « La production d'alcool, de comics, de dentifrice ... et de fusées nucléaires y éponge l'absence d'écoles, de routes, de piscines. » (Galbraith.)
Les aspects déficitaires, la dégradation, l'obsolescence n'y figurent pas – s'ils y figurent, c'est positivement ! Ainsi les prix de transport au travail sont comptabilisés comme dépense de consommation ! C'est l'aboutissement chiffré logique de la finalité magique de la production pour elle-même : toute chose produite est sacralisée par le fait même de l'être. Toute chose produite est positive, toute chose mesurable est positive. La baisse de la luminosité de l'air à Paris de 30 % en cinquante ans est résiduelle et inexistante aux yeux des comptables. Mais si elle résulte en une plus grande dépense d'énergie électrique, d'ampoules, de lunettes, etc., alors elle existe, et du même coup elle existe comme surcroît de production et de richesse sociale ! Toute atteinte restrictive ou sélective au principe sacré de la production et de la croissance provoquerait l'horreur du sacrilège (« Nous ne toucherons pas à une vis de Concorde ! »). Obsession collective consignée dans les livres de comptes, la productivité a d'abord la fonction sociale d'un mythe, et pour alimenter ce mythe, tout est bon, même l’inversion de réalités objectives qui y contredisent en chiffres qui le sanctionnent."
Jean Baudrillard, La Société de consommation, 1970, Folio essais, 2003, p. 45-46.
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