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Texte à méditer :  Une vie sans examen ne mérite pas d'être vécue.  Socrate
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Hors des sentiers battus
L'existence ou la naissance de l'Etat

  "Il arrive [...] un moment dans les sociétés politiques, où les qualités personnelles d'un chef, si considérables soient-elles, sont impuissantes à justifier l'autorité qu'il exerce. La conscience politique des gouvernés, devenue plus exigeante, refuse d'admettre que toute l'organisation de la Cité repose sur une volonté individuelle. La coïncidence entre les actes du chef et les besoins de la masse, et même l'assentiment généralisé que rencontre son action, ne suffisent plus à fon­der sa puissance au regard du groupe. D'autre part les inconvénients du Pouvoir individualisé deviennent intolérables, notamment l'instabilité qu'il provoque dans l'exercice de la fonction gouvernementale. Les gouvernés et les gouvernants eux-mêmes se prennent à songer à une continuité durable dans la gestion des intérêts collectifs, à un mode de dévolution de l'autorité qui couperait court aux rivalités et aux luttes qui accompagnent le changement de personnalités dirigeantes. [...]
  Ainsi se fait jour l'idée d'une dissociation possible de l'autorité et de l'individu qui l'exerce. Mais, comme le Pouvoir, cessant d'être incorporé dans la personne du chef, ne peut subsister à l'état d'ectoplasme, il lui faut un titulaire. Ce support sera l'institution étatique envisagée comme siège exclusif de la puissance publique. Dans l'État, le Pouvoir est institutionnalisé en ce sens qu'il est transféré de la personne des gouvernants qui n'en ont plus que l'exercice, à l'État qui en devient désormais le seul propriétaire."

 

Georges Burdeau, L'État, 1966, Points Seuil, p. 31.



  "Il faudrait peut-être commencer par offrir une définition de l'État, mais la plupart des tentatives faites en ce sens n'ont guère été satisfaisantes. L'État existe essentiellement dans le cœur et dans l'esprit de ses citoyens ; s'ils ne croient pas en son existence, aucun exercice de logique ne pourra lui donner vie. Il y eut des États florissants qui ne satisfaisaient à aucun des critères établis par les spécialistes de sciences politiques, les Pays-Bas au XVIIe siècle par exemple. Plutôt que de recourir à des définitions, cherchons à découvrir certains des signes annonciateurs de la naissance d'un État. Ce seront des signes particulièrement utiles à notre enquête dont l'objet est de déterminer les origines et non la forme définitive des États.
  Le premier critère, purement externe, est facile à reconnaître. Il faut une certaine permanence dans l'espace et dans le temps à une communauté humaine pour qu'elle se transforme en État. Ce n'est qu'en vivant et en travaillant ensemble en un lieu donné et pendant de nombreuses générations qu'un groupe humain fait émerger les modèles d'organisation essentiels à l'édification d'un État. Les coalitions temporaires de groupes unis par une certaine communauté d'intérêts ne fourniront le noyau d'un État que si le danger qui causa la création de la coalition dure assez longtemps, ou ressurgit assez fréquemment, pour qu'elle acquière peu à peu une certaine permanence, ce qui fut par exemple le cas chez les Francs. Même des réunions régulières et des alliances renouvelées entre groupes qui se reconnaissent une origine commune seront insuffisantes à créer un État ; il faut pour cela des contacts continus et non intermittents. L'histoire de la Grèce ancienne illustre ces deux points : ni les coalitions contre la Perse, ni les Jeux Olympiques ne purent aboutir à la constitution d'un État unique à partir des cités grecques. Il est essentiel qu'il existe un centre géographique à l'intérieur duquel le groupe puisse construire son système politique, bien qu'une certaine fluctuation de ses frontières soit acceptable. Un État repose sur des institutions permanentes et il est difficile d'établir de telles institutions si le territoire auquel elles s'appliquent change constamment, ou si la cohésion du groupe varie selon les saisons de l'année. C'est pourquoi les véritables nomades ne créent pas d'États ; il est nécessaire qu'un certain pourcentage de la population devienne sédentaire pour que soit rendu possible un certain niveau d'organisation politique. Même lorsqu'une population non nomade quitte ses anciens lieux d'attache, que ce phénomène soit volontaire ou non, elle perd habituellement un peu de sa cohésion politique, et doit reprendre à zéro le processus de l'édification de l'État. C'est ce que démontre l'histoire de l'Ouest américain.

  Une fois donnée la continuité dans l'espace et dans le temps, la seconde condition nécessaire à l'émergence de l'État se fait jour : il faut que s'établissent des institutions politiques impersonnelles et relativement permanentes. Des groupements politiques de caractère rudimentaire ou provisoire peuvent parfois fonctionner au moyen de relations personnelles non structurées, telles que réunions de notables et assemblées locales. Déjà à ce niveau certaines coutumes s'établiront, concernant la façon de traiter des questions d'intérêt général ; on instituera des procédures permettant de régler les conflits internes et d'organiser les groupes armés en cas de guerre. Ceci toutefois ne pourra suffire à faire durer la communauté, à lui conserver sa souveraineté sur un certain territoire, à fondre en une unité effective politique des groupes vaguement unis par des liens de voisinage, et à permettre un usage plus efficace des diverses ressources humaines. Il faut des institutions qui puissent survivre au changement des chefs et à la fluctuation de la volonté de collaboration des sous-groupes, des institutions qui permettent une certaine spécialisation dans la conduite des affaires publiques et donc une plus grande efficacité du processus politique et qui renforcent le sentiment de l'identité politique du groupe. Lorsque de telles institutions se créent, un point crucial pour l'édification de l'État a été atteint.
  Mais, d'autre part, l'apparition d'institutions ad hoc ne conduit pas nécessairement à la création d'un État. Parfois de telles institutions apparaissent uniquement pour protéger les intérêts privés des riches et des puissants. Il se peut par exemple qu'un chef de tribu (comme le ferait tout autre propriétaire avisé) réclame un compte rendu régulier du revenu de ses terres ou de ses troupeaux. Un compte rendu de ce type n'établit pas forcément les bases d'un ministère des finances. Un groupe aristocratique de propriétaires terriens peut souhaiter mettre une sourdine aux querelles qui portent tort à leurs biens et déciment leurs rangs, se trouvant ainsi amenés à créer un système de tribunaux. L'histoire de l'Islande primitive est là pour nous montrer que l'existence de tribunaux n'entraîne pas nécessairement la reconnaissance de la suprématie de la loi, ni l'apparition d'une autorité capable d'imposer cette loi. Ces tribunaux peuvent fort bien n'être qu'une commodité dont on use ou non, selon les circonstances.
  Néanmoins, c'est précisément parce que la distinction entre domaine public et domaine privé n'est pas nette à l'époque pré-étatique que n'importe quelle institution, pourvu qu'elle dure, peut fournir à la longue un élément de structure étatique, même si ce rôle ne lui avait pas été attribué à l'origine. Ce phénomène s'est produit à une époque relativement récente. Le Commonwealth du Massachusetts et l'Empire des Indes britanniques durent leur origine à des institutions établies par des corporations privées. Actuellement une des charges publiques les plus anciennes est celle de shérif, mais les premiers shérifs n'étaient que les intendants des rois anglo-saxons.
  À trop se fier au critère de la permanence des institutions, on tombe dans une difficulté plus grave ; il se peut que ces institutions ne soient qu'un simple procédé externe grâce auquel le chef, ou la classe dirigeante, exerce son pouvoir sur un peuple assujetti. L'existence d'institutions stables ne prouve pas que des sujets les aient acceptées comme nécessaires, ni qu'elles aient créé le climat d'opinion indispensable à l'existence de l'État. Mais si des institutions durent, elles sont susceptibles d'amener peu à peu un changement d'attitude. Elles peuvent fournir le support sur lequel viendra se développer l'idée d'État. C'est ainsi que même les institutions coloniales, pourtant mal enracinées dans les populations colonisées, se sont à l'occasion montrées capables de constituer l'ossature d'un nouvel État.
  Plus important que l'existence d'institutions stables est le signe que ces institutions gagnent en prestige et en autorité. Trouvons-nous par exemple des tribunaux habilités à prendre des décisions irrévocables liant tous les habitants d'une région donnée et ne pouvant être cassées par aucune autre autorité ? Les papes du Moyen Âge proclamaient qu'ils « jugeaient tout le monde et ne pouvaient être jugés par personne ». À quel moment semblable prétention put-elle être émise par certaines autorités séculières ? De façon plus générale, quand l'idée de souveraineté commence-t-elle à se faire jour ? Il est plus difficile de prouver l'existence d'une idée que celle d'une institution. Et la difficulté se trouve accrue par l'inadéquation du vocabulaire politique de l'Europe à ses débuts. La souveraineté eut une existence de fait bien avant le moment où elle put être décrite sur le plan théorique (respectivement 1300 et 1550). Il est également vrai que des chefs qui aspiraient à un pouvoir en fait souverain. ne parvinrent pas toujours à leurs fins. Mais l'étape décisive fut le moment où la nécessité d'une autorité suprême fut reconnue. et non celui où un véritable monopole du pouvoir put s'exercer de fait. Du moment que l'ensemble de la population politiquement active reconnaissait qu'il fallait qu'il existât une autorité capable de décider en dernier ressort, il fut possible dans la pratique de tolérer bien des violations de ce principe.
  Ce qui nous mène à notre dernier critère, le plus important et le plus nébuleux. Nous devons découvrir que les sentiments de loyalisme, autrefois éprouvés envers la famille, la communauté locale ou l'organisation religieuse, se sont déplacés au profit de l’État. Il faut que celui-ci acquière une autorité morale sur laquelle il puisse appuyer sa structure institutionnelle et sa théorique suprématie légale. À la fin de cette évolution les citoyens donnent la préséance aux intérêts de l’État, et considèrent sa sauvegarde comme le bien social suprême. Mais cette évolution fut en général si progressive qu'il est difficile d'en situer les étapes. Il est impossible de dire qu'à tel moment précis c’est le loyalisme envers l'État qui l'emporte. Le problème se complique du fait qu'il ne faut pas confondre loyalisme envers l'État et nationalisme. En effet, dans certaines régions, le nationalisme a parfois battu en brèche le loyalisme à l'égard d'États existants. Et même dans les pays qui eurent la chance de voir le nationalisme renforcer ce loyalisme, celui-ci fut le premier en date et suscita des sentiments moins ardents que celui-là. Ardeur que l'on peut comparer à celle que provoque l’humanitarisme. Le loyalisme envers l'État, d'ailleurs, était une sorte d'humanitarisme. Mieux que de lâches associations de communautés, l'État garantissait la paix, la sécurité et le bien-être, c'est pourquoi il fallait le soutenir.
  Pour résumer cette première partie nous dirons que nos critères sont : l'apparition d'unités politiques durables et géographiquement stables, le développement d'institutions permanentes et impersonnelles, le consensus sur la nécessité d'une autorité suprême et sur le loyalisme auquel cette autorité a droit de la part de ses sujets."

 

Joseph R. Strayer, Les Origines médiévales de l'État, 1970, tr. fr. Michèle Clément, Klincksiek, 2018, p. 4-9.

 

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Date de création : 25/06/2020 @ 05:55
Dernière modification : 26/02/2025 @ 18:00
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