"Animal domestique
Un animal domestique est un animal appartenant à une espèce ayant subi des modifications, par sélection, de la part de l'homme. C'est un animal qui, élevé de génération en génération sous la surveillance de l'homme, a évolué de façon à constituer une espèce, ou une race, différente de la forme sauvage primitive dont il est issu.
Une espèce domestique est une espèce dont tous les représentants appartiennent à des populations animales sélectionnées ou sont issus de parents appartenant à des populations animales sélectionnées.
La liste des espèces domestiques d'animaux est limitativement fixée par arrêté ministériel. Ainsi, par exemple, les chiens, les chats, les chevaux sont des animaux domestiques mais aussi les porcs, les dromadaires, le paon blanc, la carpe Koï, le vers à soie, etc.
Animal sauvage
Un animal sauvage (ou non domestique) est un animal appartenant à une espèce qui n'a pas subi de modification par sélection de la part de l'homme. Tout animal ne figurant pas dans la liste des animaux domestiques fixée par arrêté ministériel est un animal sauvage.
Animal apprivoisé
Un animal apprivoisé n'est pas nécessairement un animal domestique. Un animal sauvage peut être apprivoisé.
Animal de compagnie
Un animal de compagnie est un animal détenu ou destiné à être détenu par l'homme pour son agrément. Ce n'est pas nécessairement un animal domestique, ni même nécessairement un animal apprivoisé."
Animal domestique, sauvage, apprivoisé, de compagnie : quelles différences ?, Direction de l'information légale et administrative (Premier ministre), 25 août 2020.
"Nombreuses aussi les espèces qui durent et ne purent se propager en se reproduisant, car toutes celles que tu vois respirer l'air vital, c'est leur ruse, leur bravoure ou leur vitesse enfin qui depuis l'origine ont sauvegardé leur lignée, ou bien encore leur utilité nous les recommande : nombreuses elles subsistent sous notre protection. La bravoure protégea la race cruelle des lions et les autres fauves, la ruse les renards, la fuite les cerfs. Mais ces cœurs fidèles, les chiens au sommeil léger, et toute l'engeance des bêtes de labour, les troupeaux laineux et les espèces à cornes sont tous confiés à la garde des hommes, Memmius. Portés à fuir les fauves, à rechercher la paix, une pâture abondante obtenue sans fatigue, ils reçoivent de nous ces biens pour prix de leurs services. Mais ceux à qui la nature ne donna nul moyen de vivre par eux-mêmes ou de nous fournir un service grâce auquel nous leur accorderions nourriture et sauvegarde sous notre protection assurément s'offraient aux autres comme proie et butin, entravés qu'ils étaient dans leurs chaînes fatales, jusqu'au jour où la nature amena leur espèce à trépas."
Lucrèce, De la nature, livre V, v. 855-877, tr. fr. José Kany-Turpin, GF, 1997, p. 363.
"Certains animaux paraissent faits pour l'homme. Le chien est né pour le caresser, pour se dresser comme il lui plaît, pour lui donner une image agréable de société, d'amitié, de fidélité et de tendresse, pour garder tout ce qu'on lui confie, pour prendre à la course beaucoup d'autres bêtes avec ardeur, et pour les laisser ensuite à l'homme sans en rien retenir. Le cheval et les autres animaux semblables se trouvent sous, la main de l'homme, pour le soulager dans son travail, et pour se charger de mille fardeaux. Ils sont nés pour porter, pour marcher, pour soulager l'homme dans sa faiblesse, et pour obéir à tous ses mouvements. Les bœufs ont la force et la patience en partage, pour traîner la charrue et pour labourer. Les vaches, donnent des ruisseaux de lait. Les moutons ont, dans leur toison, un superflu qui n'est pas pour eux, et qui se renouvelle pour inviter l'homme à les tondre toutes les années. Les chèvres mêmes fournissent un crin long, qui leur est inutile, et dont l'homme fait des étoffes pour se couvrir."
Fénelon, Démonstration de l'existence de Dieu, 1713, Jacques Estienne, p. 63-65.
"L'homme change l'état naturel des animaux en les forçant à lui obéir, et les faisant servir à son usage : un animal domestique est un esclave dont on s'amuse, dont on se sert, dont on abuse, qu'on altère, qu'on dépayse et que l'on dénature, tandis que l'animal sauvage, n'obéissant qu'à la nature, ne connaît d'autres lois que celles du besoin et de sa liberté. L'histoire d'un animal sauvage est donc bornée à un petit nombre de faits émanés de la simple nature, au lieu que l'histoire d'un animal domestique est compliquée de tout ce qui a rapport à l'art que l'on emploie pour l'apprivoiser ou pour le subjuguer ; et comme on ne sait pas assez combien l'exemple, la contrainte, la force de l'habitude, peuvent influer sur les animaux et changer leurs mouvements, leurs déterminations, leurs penchants, le but d'un naturaliste doit être de les observer assez pour pouvoir distinguer les faits qui dépendent de l'instinct, de ceux qui ne viennent que de l'éducation ; reconnaître ce qui leur appartient et ce qu'ils ont emprunté, séparer ce qu'ils font de ce qu'on leur fait faire, et ne jamais confondre l'animal avec l'esclave, la bête de somme avec la créature de Dieu."
Buffon, Histoire naturelle, tome IV, 1753, Folio, 1992, p. 51.
"Amour et liberté, quels bienfaits ! Ces animaux que nous appelons sauvages, parce qu'ils ne nous sont pas soumis, ont-ils besoin de plus pour être heureux ! Ils ont encore l'égalité, ils ne sont ni les esclaves, ni les tyrans de leurs semblables ; l'individu n'a pas à craindre, comme l'homme, tout le reste de son espèce ; ils ont entre eux la paix, et la guerre ne leur vient que des étrangers ou de nous. Ils ont donc raison de fuir l'espèce humaine, de se dérober à notre aspect, de s'établir dans les solitudes éloignées de nos habitations, de se servir de toutes les ressources de leur instinct, pour se mettre en sûreté, et d'employer, pour se soustraire à la puissance de l'homme, tous les moyens de liberté que la Nature leur a fournis en même temps qu'elle leur a donné le désir de l'indépendance.
Les uns, et ce sont les plus doux, les plus innocents, les plus tranquilles, se contentent de s'éloigner, et passent leur vie dans nos campagnes ; ceux qui sont plus défiants, plus farouches, s'enfoncent dans les bois ; d'autres, comme s'ils savaient qu'il n'y a nulle sûreté sur la surface de la terre, se creusent des demeures souterraines, se réfugient dans des cavernes, ou gagnent les sommets des montagnes les plus inaccessibles ; enfin les plus féroces, ou plutôt les plus fiers, n'habitent que les déserts, et règnent en souverains dans ces climats brûlants, où l'homme aussi sauvage qu'eux ne peut leur disputer l'empire.
Et comme tout est soumis aux lois physiques, que les êtres même les plus libres y sont assujettis, et que les animaux éprouvent, comme l'homme, les influences du ciel et de la terre ; il semble que les mêmes causes qui ont adouci, civilisé l'espèce humaine dans nos climats, ont produit de pareils effets sur toutes les autres espèces : le loup, qui dans cette zone tempérée est peut-être de tous les animaux le plus féroce, n'est pas à beaucoup près aussi terrible, aussi cruel que le tigre, la panthère, le lion de la zone torride, ou l'ours blanc, le loup-cervier, l'hyène de la zone glacée. Et non seulement cette différence se trouve en général, comme si la Nature, pour mettre plus de rapport et d'harmonie dans ses productions, eût fait le climat pour les espèces, ou les espèces pour le climat, mais même on trouve dans chaque espèce en particulier le climat fait pour les mœurs, et les mœurs pour le climat. […]
Cependant les animaux sauvages et libres sont peut-être, sans même en excepter l'homme, de tous les êtres vivants les moins sujets aux altérations, aux changements et aux variations de tout genre : comme ils sont absolument les maîtres de choisir leur nourriture et leur climat et qu'ils ne se contraignent pas plus qu'on ses contraint, leur nature varie moins que celle des animaux domestiques, que l'on asservit, que l'on transporte, que l'on maltraite, et qu'on nourrit sans consulter leur goût. Les animaux sauvages vivent consciemment de la même façon ; on ne les voit pas errer de climats en climats ; le bois où ils sont nés est une patrie à laquelle ils sont fidèlement attachés, ils s'en éloignent rarement, et ne la quittent jamais que lorsqu'ils sentent qu'ils ne peuvent y vivre en sûreté. Et ce sont moins leurs ennemis qu'ils fuient que la présence de l'homme ; la Nature leur a donné des moyens et des ressources contre les autres animaux, ils sont de pair avec eux, ils connaissent leur force et leur adresse, ils jugent leurs desseins, leurs démarches ; et s'ils ne peuvent les éviter, au moins ils se défendent corps à corps ; ce sont, en un mot, des espèces de leur genre. Mais que peuvent-ils contre des êtres qui savent les trouver sans les voir, et les abattre sans les approcher ?
C'est donc l'homme qui les inquiète, qui les écarte ; qui les disperse, et qui les rend mille sois plus sauvages qu'ils ne le seraient en effet ; car la plupart ne demandent que la tranquillité, la paix, et l'usage aussi modéré qu'innocent de l'air et de la terre ; ils sont même portés par la Nature à demeurer ensemble, à se réunir en familles, à former des espèces de sociétés. On voit encore des vestiges de ces sociétés dans les pays dont l'homme ne s'est pas totalement emparé : on y voit même des ouvrages faits en commun, des espèces de projets, qui, sans être raisonnés, paraissent être fondés sur des convenances raisonnables, dont l'exécution suppose au moins l'accord, l'union et le concours de ceux qui s'en occupent ; et ce n'est point par force ou par nécessité physique, comme les fourmis, les abeilles, etc. que les castors travaillent et bâtissent ; car ils ne sont contraints, ni par l'espace, ni par le temps, ni par le nombre, c'est par choix qu'ils se réunissent, ceux qui se conviennent demeurent ensemble, ceux qui ne se conviennent pas s'éloignent, et l'on en voit quelques-uns qui, toujours rebutés par les autres, sont obligés de vivre solitaires. Ce n'est aussi que dans les pays reculés, éloignés, et où ils craignent peu la rencontre des hommes, qu'ils cherchent à s'établir et à rendre leur demeure plus fixe et plus commode, en y construisant des habitations, des espèces de bourgades, qui représentent assez bien les faibles travaux et les premiers efforts d'une république naissante. Dans les pays au contraire où les hommes se sont répandus, la terreur semble habiter avec eux, il n'y a plus de société parmi les animaux, toute industrie cesse, tout art est étouffé, ils ne songent plus à bâtir, ils négligent toute commodité ; toujours pressés par la crainte et sa nécessité, ils ne cherchent qu'à vivre, ils ne sont occupés qu'à fuir et se cacher; et si, comme on doit le supposer, l'espèce humaine continue dans la suite des temps à peupler également toute la surface de la terre, on pourra dans quelques siècles regarder comme une sable l'histoire de nos castors."
Buffon, Histoire naturelle, tome VI, 1756, Folio, 1992, p. 54-55 et p. 57-59.
"Que serait, en effet, étymologiquement, la domestication ? Terme tout nouveau dans notre langue, domestication vient de domestique, et domestique vient du mot latin domus. Domestiquer des animaux, comme nous disons aujourd'hui, domestiquer des plantes, comme on disait autrefois, ce serait donc en faire les animaux, les plantes de la maison, c'est-à-dire, les amener, les faire venir dans nos demeures, ou près d'elles. Les animaux qui viennent spontanément s'établir dans leur intérieur ou dans leur voisinage, qui se font nos commensaux sans notre participation ou même contre notre volonté et nos intérêts, seraient eux-mêmes, en ce sens très large, des animaux domestiques. C'est ainsi qu'on a longtemps entendu ce mot […]. Après l'avoir longtemps autorisée, l'usage a définitivement condamné une terminologie qui confondait sous un même nom les animaux que nous amenons volontairement et qui sont nourris pour notre usage dans nos demeures ou autour d'elles, et ceux qui y viennent malgré nous ; c'est-à-dire, d'une part, nos serviteurs, de l'autre, nos parasites.
Et ce n'est pas seulement dans la langue scientifique que ce changement s'est produit, c'est aussi dans la langue générale. Selon les dernières éditions du Dictionnaire de l'Académie française, les animaux domestiques ne sont plus tous les animaux de la maison, mais seulement ceux « qui vivent dans la demeure de l'homme, qui y sont élevés et nourris, par opposition avec ceux qui vivent dans l'état sauvage. »
Cette définition, qui restreint déjà considérablement le sens du mot domestique, et par conséquent aussi celui du mot domestication, est cependant encore beaucoup trop large ou trop vague. L'Académie a sans doute sous-entendu ici, pour rendre sa définition très concise, une distinction qui n'a pu lui échapper. Un oiseau qu'on vient d'enlever à la vie sauvage, et de mettre en cage ; un Loup qu'on vient d'enchaîner, sont-ils, par cela seul qu'on les nourrit à la maison, des animaux domestiques ? Non ; ils sont seulement captifs ; et pût-on un peu plus tard, sans qu'ils prissent aussitôt la fuite, ouvrir à l'un la porte de sa cage et décharger l'autre de sa chaîne, ils ne seraient encore qu'apprivoisés, privés, et non domestiques.
La domesticité est manifestement plus que l'état d'apprivoisement, comme l'apprivoisement est plus que la simple captivité. […]
En résumé l'homme capture des individus ; il les dompte, les apprivoise, les dresse ; il les amène ainsi à l'état de captivité, d'apprivoisement, qui n'est pas encore, mais d'où peut dériver la domestication de l'espèce. Il arrive, en effet, souvent, qu'une fois habitués à la captivité, à l'état privé, ces individus se reproduisent, se multiplient, qu'ils fassent race. La prise de possession de la race par l'homme, par conséquent, la soumission permanente de l'animal, c'est la domestication.
En d'autres termes, et pour nous rapprocher autant que possible de la définition donnée par l'Académie française, et si souvent reproduite :
Les animaux domestiques sont ceux qui sont nourris dans la demeure de l'homme ou autour d'elle s'y reproduisent, et y sont habituellement élevés.
La domesticité est l'état de l'animal domestique, et la domestication est la réduction à l'état domestique.
Telle est l'acception dans laquelle sont aujourd'hui usités, dans la nomenclature scientifique, les mots domestication et animaux domestiques. Tel est le sens qu'on leur donne aujourd'hui, notamment dans les associations créées en vue d'étendre et de multiplier les applications de la zoologie. « La domestication suppose nécessairement la reproduction » sous la main de l'homme, a dit, à plusieurs reprises, la Société impériale d'acclimatation, dont l'autorité est la plus grande qu'on puisse invoquer dans cet ordre de questions ; car elle réunit dans son sein tous ceux qui, non seulement en France, mais par tout le globe, s'occupent théoriquement et pratiquement de l'acclimatation et de la domestication des animaux. […]
Acclimater un animal, un végétal, c'est imprimer à son organisation des modifications qui le rendent propre à vivre et à perpétuer son espèce dans des conditions nouvelles d'existence.
Le naturaliser, c'est l'amener à vivre dans d'autres lieux, comme vivent les espèces qui sont naturelles à ces lieux.
Apprivoiser un animal, c'est rendre cet animal, cet individu familier avec l'homme.
Domestiquer un animal, c'est l'habituer à vivre et à se reproduire dans les demeures de l'homme ou auprès d'elles.
L'accoutumance à chacun des quatre états que désignent ces mots, l' acclimatement , l'état de nature (dans des lieux différents de ceux où l'être avait d'abord été placé), l'état privé, la domesticité, est l 'acclimatation, la naturalisation, l'apprivoisement (la cicuration, comme on eût dit autrefois), et la domestication. "
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Acclimatation et domestication des animaux utiles, 1849, Libraire Agricole de la Maison rustique, 1861, p. 152-153, p. 156-157 et p. 158.
"[Considérons le cas des animaux domestiques]. On ne les appelle pas ainsi parce qu'ils se trouvent dans la maison, mais parce qu'ils font partie de la maison, ce qui veut dire que d'une certaine manière ils sont utiles à la maison. Mais ces animaux ne font pas partie de la maison à la façon dont le toit fait partie de la maison, en tant qu'il la protège contre les intempéries. Nous avons des animaux domestiques à la maison, ils « vivent » ensemble avec nous. Mais nous ne vivons pas avec eux si vivre veut dire : être à la manière de l'animal. Néanmoins, nous sommes avec eux. Cet être-ensemble n'est cependant pas exister ensemble dans la mesure où un chien n'existe pas mais ne fait que vivre. Cet être-ensemble avec les animaux est tel que nous laissons ces animaux se mouvoir dans notre monde. Nous disons : le chien est couché sous la table, il bondit dans l'escalier. Mais le chien se comporte-t-il envers une table en tant que table, envers un escalier en tant qu'escalier ? Et pourtant, il monte l'escalier avec nous. Il avale sa nourriture avec nous – non, nous n'avalons pas notre nourriture. Il mange avec nous – non, il ne mange pas. Et pourtant, c'est ensemble avec nous ! Il y a un accompagnement, une transposition - et pourtant, il n'y en a pas."
Martin Heidegger, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, 1929-1930, tr. fr. Daniel Panis, Gallimard nrf, 1992, p. 310.
"L'animal domestique n'est pas simplement « apprivoisé ». D'emblée, on bute sur d'insurmontables difficultés de définition : aucune n'est véritablement pertinente et toutes comportent un certain flou sur leurs marges, car les critères de domestication sont loin d'être évidents, surtout si l'on considère qu'un animal domestique comme le chat ou l'abeille ne sont nullement « domestiqués », à la différence du ver à soie ou du chien.
Geoffroy Saint-Hilaire, en disant que « domestiquer un animal c'est l'habituer à vivre et à se reproduire dans les demeures de l'homme ou auprès d'elles », évoque certes le mot domus (demeure) et la reproduction sous l'œil des hommes, mais exclut, de ce fait, l'éléphant, le guépard. En revanche, il inclut, outre la carpe et le serin, mille parasites dont la mouche « domestique ». C'est sans doute la raison pour laquelle R. Thévenin a précisé qu'un animal domestique est celui qui, « élevé de génération en génération sous la surveillance de l'homme, a évolué de façon à constituer une espèce, ou pour le moins une race, différente de la forme sauvage primitive dont il est issu ». À cela, on peut objecter qu'éléphant, guépard ou faucon sont à nouveau indûment écartés et qu'abeilles, buffles, rennes ou lapins ne sont guère différents de leurs frères sauvages ou le sont depuis très peu de temps. Il faut donc plutôt considérer un ensemble de critères en sachant qu'aucun, isolé, n'est suffisant, que seule la totalité d'entre eux définit la domestication achevée, et que la majorité simple n'est au mieux que le signe d'une domestication poussée (mouton, lapin). […] Le principe fondamental reste celui de Thévenin, selon lequel la domestication tient à l'isolement génétique, donc d'une part aux changements morphologiques (et physiologiques), à la création d'espèces ou de races nouvelles, dues à l'intervention (consciente ou non) des hommes, d'autre part, au confinement des bêtes domestiques, de plus en plus différentes de leurs sœurs sauvages, et de plus en plus dépendantes de l'homme. Pour être plus précis, il faudrait y ajouter la familiarité, particulière et générale, de l'homme vis-à-vis de l'animal, et celle, plus relative, de l'animal à l'égard de l'homme. Et pour faire bonne mesure, et ne pas exclure le animaux sauvages d'élevage, il faudrait enfin signaler la surveillance de l'homme, qui peut s'exercer grâce à la proximité des maisons (domus), de la cage du serin et de la perruche, et du bocal de poisson rouge jusqu'à l'enclos du vison, la ruche de l'abeille, le vivier de la carpe ou le parc à huîtres.
Si l'ensemble de ces trois règles de base se vérifie pour la plupart des animaux domestiques (chien, chat, lapin, cheval, mouton, bœuf, porc, etc.) et au moins s'applique aux autres, il faut encore bien évidemment ajouter les prestations que l'homme exige de ces animaux, lesquelles constituent la raison d'être prioritaire de la domestication et le but de l'utilisation de ces animaux domestiques, et définissent ces trois nouveaux critères qui ne sont pas obligatoirement confondus et découlent de la seule constatation que ces bêtes servent à quelque chose. La définition globale idéale devrait associer familiarité et utilisation des animaux vivants.
Les animaux sont domestiqués essentiellement pour leurs produits corporels (utiles à l'alimentation mais aussi à l'industrie), pour l'énergie qu'ils fournissent (grâce à leur travail), pour leurs comportement (depuis les activités de nettoyage, de lutte biologique, de garde de territoire ou de troupeaux jusqu'à l'agrément de la compagnie ou des spectacles). Encore qu'il ne faille pas négliger leur signification par rapport à l'homme : ils représentent une valeur marchande, reflètent un statut social, jouent un rôle dans les sacrifices, voire la totémisation et la divination, ces derniers caractères dépendant d'ailleurs plus de l'homme que de l'animal.
Il est frappant que le nombre d'espèces domestiquées tende à se réduire tandis que croît considérablement le nombre de races. Par rapport à la seule Égypte ancienne, la différence est saisissante : ainsi, les derniers siècles n'ont fait qu'achever la domestication du lapin et du chat et n'ont entrepris que l'élevage (sans domestication) de quelques animaux sauvages, notamment de animaux à fourrure. Le dauphin, mammifère dont l'anthropophilie, connue depuis l'Antiquité, commence à être exploitée, entre dans la catégorie des sauvages apprivoisés au même titre que l'éléphant. Bref, de nos jours, l'exploitation programmée, rapidement rentable, a remplacé partout les longs processus de domestication, étendue sur des millénaires."
Robert Delort, Les Animaux ont une histoire, 1984, Points Histoire, 1993, p. 148-150.
"La disponibilité d'un animal domesticable n'aboutit pas nécessairement à sa domestication, toute innovation technique relevant d'un choix, c'est- à dire de l'opportunité de retenir ou d'exclure certaines options selon qu'elles paraissent compatibles ou non avec les autres éléments du système au sein duquel la technique doit s'intégrer. […]
Un large détour est nécessaire pour mieux comprendre ce phénomène. Il nous mènera auprès de peuples qui se sont également abstenus de domestiquer la faune locale tout en possédant une grande expérience pratique des animaux élevés en semi-captivité. Dans toute l'Amazonie, en effet, les Amérindiens cohabitent en parfaite harmonie avec de nombreuses espèces d'animaux familiers. Ce sont les petits du gibier tué à la chasse ou des oisillons dénichés, recueillis et alimentés à la becquée ou au sein, et qui reçoivent ainsi ce que les éthologues appellent une « empreinte » de substitution, les conduisant à s'attacher à leurs maîtres au point de les suivre partout librement. Les Amérindiens n'ignorent rien de ce mécanisme indispensable à l'apprivoisement et ils savent bien évaluer la période, assez courte et variable pour chaque espèce, durant laquelle le phénomène d'empreinte est susceptible de se produire. Parmi les espèces ordinairement apprivoisées, les plus propices à la domestication sont sans doute les gros rongeurs – le paca, l'agouti, l'acouchi et le cabiai –, les deux espèces de pécari, le tapir et certains oiseaux, principalement terrestres, qui mènent déjà autour des maisons amérindiennes une existence de basse-cour : des cracidés et des tinamidés et l'oiseau-trompette, largement utilisé dans toute la région comme animal de garde. Lorsqu'ils sont familiarisés assez tôt avec l'homme, tous ces animaux sont généralement dociles et supportent bien la captivité. Il n'est ainsi pas rare de voir un pécari de la taille d'un sanglier paisiblement assoupi près d'un foyer ou un tapir pesant une demi- douzaine de quintaux folâtrer avec son maître dans la rivière ou le suivre à la nage lorsqu'il se déplace en pirogue. Or, bien qu'ils représentent une source potentielle de viande, ces animaux familiers ne sont jamais tués pour être mangés, sauf dans quelques cas tout à fait exceptionnels comme la mise à mort rituelle du tapir chez les Pano […]. Les Amérindiens n'ont pas tenté non plus de faire se reproduire en captivité les animaux qu'ils apprivoisent ni, a fortiori, de sélectionner leurs rejetons. En dehors des Andes, où camélidés et cochon d'Inde furent domestiqués il y a au moins six mille ans, le seul animal domestique autochtone de l'Amérique du Sud tropicale est le canard de Barbarie, probablement domestiqué au début de notre ère sur le littoral septentrional du continent, et dont l'élevage ne s'est répandu que très lentement à d'autres régions des basses terres, où il est encore relativement rare à l'heure actuelle. En dépit de la haute antiquité de la domestication des principales plantes cultivées dans l'Amérique du Sud non andine, il n'y a donc pas eu un mouvement équivalent vers la domestication des animaux, entendue ici au sens traditionnel que lui donne Isidore Geoffroy Saint-Hilaire de la réduction à un état de domesticité « d'une suite d'individus issus les uns des autres » sous le contrôle de l'homme.
La première explication possible de cet état de fait est évidemment d'ordre zootechnique : même si de nombreuses espèces de la faune tropicale sud-américaine se laissent apprivoiser sans difficulté, aucune ne se prêterait à une domestication véritable. Bien des indices suggèrent que ce n'est pas le cas. Ainsi, une étude des potentialités pour l'élevage de diverses espèces sauvages en termes de rendements et d'éthogrammes a particulièrement retenu, pour l'Amérique du Sud, le cabiai, le pécari et l'agouti. L'élevage intensif de ces trois espèces dans des fermes modernes est d'ailleurs devenu commun en Amérique du Sud, le cabiai faisant même office de viande de boucherie ordinaire dans certaines régions du Venezuela. On sait aussi que le tapir se laisse dresser s'il est capturé très jeune et qu'il a parfois été utilisé comme animal de trait par les caboclos de l'intérieur du Brésil. Quant au paca, à l'agouti et à l'acouchi, ils sont très proches sur le plan zoologique et éthologique du cochon d'Inde, pendant longtemps la principale source de viande des paysans andins. Notons enfin qu'à l'exception du tapir toutes ces espèces de mammifères correspondent à la fourchette de poids (inférieur à 40 kg) et au taux moyen de reproduction que les modèles d'écologie évolutionnaire considèrent comme optimaux pour favoriser la décision de passer de la chasse à la domestication. […]
Une telle répugnance pourrait évidemment s'expliquer par le simple fait qu'il est plus économique de se procurer de la viande en chassant des animaux relativement abondants qu'en prenant la peine de les élever. On sait maintenant, en effet, que l'Amazonie contemporaine n'est pas ce « désert protéique » dont certains avocats de l'écologie culturelle avaient brossé le tableau, et que les Amérindiens sont loin de manquer de gibier, même s'il existe des disparités notables dans son accessibilité en fonction des biotopes. Les études abondent qui établissent sans conteste que la chasse amérindienne est hautement productive et l'on a même réussi à montrer à propos des Piro, grâce à un modèle mathématique comparant le rendement effectif du pécari à collier en termes de viande lorsqu'il est chassé et son rendement hypothétique s'il était élevé en captivité, qu'il est plus rentable pour cette population de continuer à le chasser. Sans doute les Amérindiens n'avaient- ils nul besoin de savoir calculer les relations allométriques entre densité, biomasse et taux de reproduction pour parvenir à une conclusion identique dans maintes régions d'Amazonie qui connaissent des conditions écologiques et démographiques similaires à celles des Piro. Il est en outre vraisemblable que certaines espèces animales n'aient pas d'abord été domestiquées pour être mangées – puisque l'on pouvait les chasser –, mais plutôt pour un accès plus facile à des produits secondaires (lait, cuir, laine, transport…). De ce point de vue, à l'exception de l'oiseau-trompette (pour la garde) et des perroquets et aras (pour les parures), la faune amazonienne a peu à offrir. Cela dit, dans la plupart des grands foyers de domestication animale, notamment au Proche-Orient, celle- ci n'a connu son plein développement que lorsque la sédentarisation et la croissance démographique dans des territoires circonscrits ont atteint un tel degré que la dépendance alimentaire vis-à-vis des produits de l'élevage est devenue irréversible, cantonnant ceux de la chasse à une fonction d'appoint. Or, les faibles densités de population qui permettent à l'heure actuelle dans les régions interfluviales d'Amazonie une acquisition adéquate de protéines animales à travers la chasse n'ont pas toujours été la norme. Des sociétés sédentaires et extrêmement denses, très tôt détruites par l'expansion coloniale européenne, se sont développées pendant près de deux millénaires sur les riches terrasses alluviales des grands fleuves et au pied des Andes, mais n'ont pas jugé pour autant nécessaire de recourir à la domestication du pécari, de l'agouti ou du cabiai afin de compenser ce que la chasse ne pouvait plus leur procurer. Elles préférèrent exploiter des sources de protéines alternatives, notamment la culture intensive du maïs et, dans une moindre mesure, la faune aquatique ; le stockage des tortues vivantes dans des enclos était d'ailleurs commun sur le cours de l'Amazone, sans que l'on puisse assimiler cette technique de conservation à un élevage, aucune action directe n'étant exercée sur l'animal. Tout se passe donc comme si, entre l'apprivoisement du gibier et sa domestication, il y avait un seuil que les Amérindiens des régions tropicales se sont toujours refusé à franchir. Le fait est d'autant plus remarquable que, en Amazonie tout autant qu'en Amérique du Nord ou en Sibérie, les animaux chassés sont dits vivre sous le contrôle d'esprits qui se comportent vis-à-vis d'eux comme des éleveurs. Même si le terme généralement employé pour désigner ce rapport dénote l'apprivoisement, il s'agit bien ici d'un élevage véritable car, à la différence des Amérindiens qui ne mangent ni ne tentent de faire se reproduire leurs animaux familiers, les maîtres du gibier s'alimentent souvent de leurs troupeaux et veillent en tout cas avec zèle à leur propagation. Non seulement la relation de protection à l'égard de l'animal est partout présente en Amazonie dans ses dimensions concrètes avec l'apprivoisement, mais elle existe aussi à l'état potentiel avec toutes les déterminations propres à l'élevage dans la gestion des animaux sauvages par des pasteurs non humains. Et c'est peut-être cette dualité du traitement de l'animal protégé qui explique pourquoi les Indiens d'Amazonie n'ont pas domestiqué le pécari, le cabiai ou l'agouti. Car les animaux familiers ont un statut à part : socialisés dans la maison où ils vaquent librement, nourris et maternés par les femmes, compagnons de jeu des garçons et des filles, ils sont assimilés à des enfants impubères, raison d'ailleurs parfois invoquée pour expliquer qu'ils ne sauraient se reproduire. Par contraste, les animaux chassés et leurs maîtres sont le plus souvent conçus en Amazonie comme des affins – partenaires sexuels ou beaux-frères pour les premiers, beaux-parents pour les seconds –, un trait […] caractéristique de bien des systèmes animiques, dans cette partie du monde comme ailleurs. En considérant les petits du gibier comme des enfants adoptifs, les Amérindiens les soustraient donc à la relation d'alliance qu'ils entretiennent par ailleurs avec les esprits protégeant la faune, et ils se substituent à ces derniers dans la fonction nourricière d'éleveur. Mais cette substitution est à la fois partielle et temporaire puisque les humains se gardent bien d'assurer la descendance de ceux qu'ils protègent ou de les tuer pour les consommer. En somme, ils « jouent » aux éleveurs, avec toutes les compétences requises en matière de savoirs zoologiques et éthologiques, mais sans pousser la logique de ce comportement jusqu'au bout.
L'apprivoisement dans l'Amérique du Sud des basses terres n'est donc en aucune manière une tentative inaboutie de « proto-domestication ». S'il n'a pas débouché sur un élevage véritable, c'est en raison de la manière dont on appréhende le rapport à l'animal dans cette région : le gibier est soit un alter ego en position d'extériorité absolue quand il est chassé, soit trop proche de soi pour être mangé lorsqu'il est apprivoisé. Que des personnes animales vivant dans leurs collectifs indépendants soient perçues comme extérieures n'est pas pour surprendre dans un régime animique. Quant à la proximité excessive des animaux familiers, elle vient de ce que ces orphelins soustraits à leurs collectifs pour être intégrés à celui des hommes ont perdu, ce faisant, et malgré leurs persistantes différences de forme, la plupart des attributs typiques de leur tribu-espèce d'origine. N'existant généralement qu'en un seul exemplaire dans la maison qui les accueille, ils n'interagissent plus avec leurs congénères, mais avec des humains ou avec des animaux d'autres espèces placés dans la même situation ; ils ne se procurent plus leur nourriture selon les voies habituelles, mais consomment celle qui leur a été préparée ; ils n'occupent plus leur habitat propre, mais un environnement façonné par d'autres ; ils ne se reproduisent plus selon leur mode caractéristique, mais demeurent, faute de partenaires, dans l'état d'immaturité sexuelle d'éternels enfants ; leur corps même a changé puisqu'il arrive qu'on le masse et le façonne comme pour le modeler à la semblance des humains, ainsi qu'on le fait avec le corps encore informe des petits enfants afin qu'il acquière la perfection souhaitée. Bref, en adoptant certains des usages de ceux qui les apprivoisent, les animaux ont perdu leurs propriétés distinctives initiales et sont devenus semblables à eux. C'est pour cela qu'ils ne finissent pas dans la marmite : de même qu'on ne mange pas les enfants capturés aux ennemis et intégrés dans la famille du meurtrier de leurs parents où ils sont traités comme des consanguins de longue souche, de même on ne mange pas les petits des animaux dont on a tué les géniteurs car ils ont acquis les us et coutumes de leur collectif d'accueil."
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 2005, Gallimard nrf, p. 514 et p. 515-522.
"Dans un bestiaire moderne, une place de choix, un rang de roi revient aux animaux domestiques. Mais qui sont-ils et surtout que sont-ils ? Voilà qui fait naître certaines interrogations de bon sens. Un animal domestique est-il un habitant de la maison ? Tous les occupants du domos sont-ils pour autant domestiques ? Que dire des fourmis et des araignées qui hantent nos maisons ? Que penser des souris ? Sont-elles sauvages ou domestiques ? Un animal enfermé peut-il, à bon droit, être considéré comme « domestique » ? Un rossignol par exemple ? Et que dire de tous ces êtres vivant en aquariums, « tableau vivant » des singularités aquatiques ? Certes, nos animaux domestiques nous apparaissent « apprivoisés », « cultivés », « familiers » : comme c'est étrange ! « Unheimliche » : à la fois proches et lointains, semblables et différents. […]
Autrement dit, tous les animaux dans la maison ne sont pas des animaux de la maison. Ils sont des passants (des espèces de « chapeaux et de manteaux »), non des hôtes. Pas de maison sans maître, qui délivre à son gré les titres de séjour et les autorisations de résidence. La maison est un lieu politique, « une communauté existentielle d'intérêt et d'action », où sévit la discrimination de l'ami et de l'ennemi. Cette discrimination n'est pas substantielle mais fonctionnelle. L'ami n'a aucune caractéristique propre, de même que l'ennemi n'a pas de propriétés particulières. Comme Carl Schmitt a pu le montrer, l'ennemi est toujours déclaré : c'est un certain discours qui fait d'un certain objet un ennemi. […] L'hospitalité est despotique. C'est le maître de maison qui « peut » accepter ou refuser, inviter ou exclure qui bon lui semble. À l'inverse, seul l'invité peut se montrer tyrannique : être là où il ne doit pas être, être ici plutôt qu'ailleurs, présent plutôt qu'absent. Ainsi, comme il y a des amis des bêtes, il y a des ennemis des bêtes, des êtres humains qui font de certaines bêtes dans la maison, leur bête noire. La phobie s'apparente ainsi à une déclaration d guerre, du moins d'hostilité. Cherchez l'intrus : « Il ne doit pas y avoir d'araignée dans la maison », « je ne supporte pas les souris », « l'anti-fourmi n'est pas efficace », « je déteste le cafard ». Il y a là moins une folie qu'une politique, cette politique fut-elle au service de la folie ... À la maison se rapportent, il faut l'ajouter, d'autres lieux qui en constituent les « dépendances », Ainsi, l'écurie, selon Xénophon, fait partie intégrante de la maison et le cheval est, de tous les animaux, le mieux traité, du moins intellectuellement. Dans son Art équestre, Xénophon fait état des « pieds » et des « jambes » du cheval... Manière de dire qu'un animal domestique est un « animal dressé » !
Il est plus difficile de se prononcer sur les animaux qui, dans la maison, vivent enfermés. Sont-il véritablement domestiques ? D'un côté, toutes les cages peuvent s'apparenter à des « zoos personnels », voire portatifs. On enferme les sauvages pour les voir tels qu'ils sont, à l'état brut (et l'on ne saurait oublier les « zoos humains » qui exhibaient aux yeux des « métropolitains » les bizarres habitants de leurs colonies lointaines). Il y aurait donc, paradoxalement, des animaux sauvages domestiques. D'un autre côté, toutes les cages ressemblent à des prisons puisque ce qui est entravé, c'est la possibilité de se déplacer, possibilité qui appartient en propre aux animaux. Enfermer, en ce sens, un animal, c'est le priver de ce qui fait de lui, naturellement, un animal, un automate. Il y a là une sorte d'apartheid domestique dans lequel c'est la ségrégation, non la discrimination qui prévaut. Pourquoi ? Parce que l'animal pourrait aller voir ailleurs : il pourrait s'échapper. Ce que cette situation souligne, a contrario, c'est que l'animal domestique est l'animal domestiqué coûte que coûte, de gré ou de force, c'est que l'animal domestique, tel l'esclave en son temps, est celui d'une maîtrise (ou d'une poursuite de la maîtrise). Il fait ce qu'il peut, mais uniquement là où on lui dit de faire ...
Sans doute le critère de l'animal dit domestique est-il d'être un sujet, au moins un sujet auquel on s'adresse. Émile Benveniste a montré l'asymétrie qui présidait à toute conjugaison : si la première et la deuxième personne sont bien des personnes, la troisième personne ne l'est qu'improprement ; elle n'est pas véritablement une personne mais un sujet. L'arabe permet de mieux apprécier le fait, qui distingue « celui qui parle », « celui auquel on s'adresse » et « celui qui est absent », qui est une non-personne. N'est domestique, en ce sens, que l'animal auquel on s'adresse, quoi qu'on puisse lui dire. L'animal auquel on ne s'adresse pas est sauvage, on ne lui parle pas, on en parle. Il est dès lors facile de comprendre qu'on puisse faire, spontanément, d'animaux des personnes, dans une confusion linguistique qui déborde le seul cas de l'animal. Grammaticalement, le droit des animaux n'a aucun sens. Dans cette perspective, n'importe quel animal peut devenir domestique à la double condition d'être lié à une maison et de constituer une adresse. Il y a des boas domestiques, des rats domestiques. Il y a des fennecs domestiques (quelle sauvage puanteur !), des lapins domestiques. Sont-ils pour autant tous également familiers ?"
Seloua Luste Boulbina, "Nos amies les bêtes", 2005, in L'animal, Cahiers philosophiques, rééd. 2011, p. 135-137.
"La domestication ne se réduit pas à une artificialisation d'animaux-objets ou machines, elle comporte une « familiarisation » ou une socialisation qui ne s'appréhende pas seulement en termes de domination ou de rapports de force. Passer de l'artificialisation à la socialisation, c'est passer du savoir du zootechnicien à celui de l'éthologue. Résultat d'un processus de socialisation impliquant les hommes et les animaux qui vivaient autour d'eux (commensaux domestiqués), la domestication n'a pu réussir que parce que les hommes n'ont pas traité les animaux comme des machines (en leur imposant un rapport de force, sans communication), comme des objets extérieurs et manipulables. Ils ont eu avec eux des échanges, et la domestication a pu se faire sans bénéfices réciproques : schématiquement, comme l'ont remarqué de nombreux auteurs, de Lucrèce à Adam Smith, Dupont de Nemours, ou Henry David Thoreau, c'est un échange de protection et de nourriture contre un certain nombre de services. De tels échanges et de tels rapports sont porteurs d'obligations : c'est ce que nous avons désigné par l'expression de « contrat domestique ». Nous voulons dire par là que les rapports à l'intérieur de ces communautés mixtes, qu'ont toujours été les communautés humaines et qui incluent donc des animaux, ne sont pas des rapports naturels (ils ne sont ni automatiques, ni inscrits dans un ordre naturel préexistant), mais qu'ils sont le résultat d'une histoire, faits d'une certaine forme de consentements volontaires, et réitérés d'une génération à l'autre, à la forme de société ainsi créée. Ces rapports sont réciproques (les obligations ne sont pas à sens unique), mais ils sont inégalitaires (gravement inégalitaires, puisqu'ils incluent la possibilité de mise à mort des animaux).
Les sociétés humaines ont toujours inclus des animaux, ont toujours constitué des communautés mixtes. Mais ces communautés sont à géométrie variable : du XIXe siècle au XXe siècle, le périmètre de ces communautés s'est rétréci et elles ont perdu en diversité. La mécanisation (des transports, du travail) a vidé les villes tout autant que les campagnes de quantités d'animaux, alors que l'élevage industriel, en traitant les animaux comme des machines, détruisait les rapports sociaux complexes qui liaient l'éleveur et ses bêtes, mais aussi les animaux entre eux, faisant disparaître la communauté domestique. Plutôt que d'exclure des animaux de nos communautés mixtes, en les transformant en machines, ne ferions-nous pas mieux d'accepter d'y inclure des machines, qui, comme les Tamagotchi, ont vocation à jouer rôle d'animaux ?"
Catherine Larrère, "Des animaux machines aux machines-animales", 2009, in Qui sont les animaux ?, Folio essais, 2010, p. 106-107.
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