"Maintenant se présente cette autre question. A-t-on le droit de faire des expériences et des vivisections sur les animaux ? Quant à moi, je pense qu'on a ce droit d'une manière entière et absolue. Il serait bien étrange, en effet, qu'on reconnût que l'homme a le droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie, pour ses services domestiques, pour son alimentation, et qu'on lui défendît de s'en servir pour s'instruire dans une des sciences les plus utiles à l'humanité. Il n'y a pas à hésiter ; la science de la vie ne peut se constituer que par des expériences, et l'on ne peut sauver de la mort des êtres vivants qu'après en avoir sacrifié d'autres. Il faut faire les expériences sur les hommes ou sur les animaux. Or, je trouve que les médecins font déjà trop d'expériences dangereuses sur les hommes avant de les avoir étudiées soigneusement sur les animaux. Je n'admets pas qu'il soit moral d'essayer sur les malades dans les hôpitaux des remèdes plus ou moins dangereux ou actifs, sans qu'on les ait préalablement expérimentés sur des chiens ; car je prouverai plus loin que tout ce que l'on obtient chez les animaux peut parfaitement être concluant pour l'homme quand on sait bien expérimenter. Donc, s'il est immoral de faire sur un homme une expérience dès qu'elle est dangereuse pour lui, quoique le résultat puisse être utile aux autres, il est essentiellement moral de faire sur un animal des expériences, quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès qu'elles peuvent être utiles pour l'homme".
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Champs Flammarion, p. 153.
"L'observation doit être suivie par l'expérience. Celle-ci peut souvent être faite dans la nature. Le passage de l'observation à l'expérience doit être graduel. L'investigation des relations causales doit commencer par l'utilisation des « expériences naturelles ». Les conditions dans lesquelles les phénomènes se produisent dans la nature, varient à un degré tel que la comparaison des conditions dans lesquelles se produit un certain phénomène a souvent la valeur d'une expérience, que l'on n'a plus qu'à préciser par des tests décisifs. Par exemple, quand Heinroth observa qu'un Cygne attaquait sa femelle alors que la tête de celle-ci se trouvait sous l'eau, il estima que les caractères permettant la reconnaissance individuelle devaient se trouver à la tête, et ce fut le point de départ d'expériences plus précises. Le fait qu'une Épinoche mâle guide la femelle au nid, mais la chasse dès qu'elle a pondu, suggère que l'enflure de l'abdomen a quelque chose à voir avec le déclenchement de sa cour. Ayant constaté plusieurs fois dans la nature que des Phalaropes femelles courtisaient toutes sortes d'oiseaux qui passaient : Pluviers à collier, Tringas, mais ne réagissaient jamais à des Bruants des neiges (la seule de ces espèces ayant une tache blanche bien visible sur l'aile), je me doutai que le manège amoureux était provoqué par tout oiseau ayant à peu près la même couleur terne que le Phalarope. En une seule journée, on fait, en plein air, plusieurs constatations de ce genre, et si l'on fait la chasse systématique à ces expériences naturelles, on acquiert tout un programme d'expérimentation. Avec les simulacres, s'il est facile d'imiter et de varier les caractères morphologiques (couleur, forme), le mouvement est très délicat à reproduire, et notre connaissance de l'influence des divers types de mouvement a longtemps reposé entièrement sur de longues séries d' « expériences naturelles ».
Certes, les animaux en captivité permettent plus l’expérimentation que les animaux en liberté, puisque, même s'ils le désirent, ils ne peuvent se soustraire à l’expérience. Mais cela implique un certain danger, car l’observateur est alors tenté d'exagérer. À plus d'un titre, l’expérimentation est une affaire délicate. Tout d'abord, l’animal doit être dans l' « humeur » appropriée. Il est inutile d'offrir un simulacre de bec de Goéland argenté adulte à un poussin qui vient d'être mis en alerte par le cri d'alarme des parents, ou qui vient d'être nourri. Le facteur le plus troublant est la réaction de fuite. Il n'est que trop facile de la provoquer. Dans les cas les plus nets, on la décèle aisément, car il est rare que l'on puisse faire erreur sur un comportement de fuite caractérisé. Mais même une légère activation de cet instinct fait obstacle aux autres comportements pour détecter de faibles signes d'inhibition par la peur, il faut une observation aiguisée, servie par une longue expérience. Cela n'est pas étonnant si l'on songe au nombre de personnes qui sont incapables de reconnaître sur d'autres humains des expressions pourtant bien simples, et combien plus difficile il est de reconnaître ces expressions sur des espèces autres que la nôtre.
Il faut répéter chaque expérience un certain nombre de fois pour éliminer l'influence de variables qui échapperaient au contrôle de l'expérimentateur. Il est toujours tentant d'utiliser un seul individu pour plus d’un test, au lieu de prendre un nouvel individu pour chaque test. Mais il faut alors s'assurer que l'animal ne change pas durant la série de tests. L'une des causes courantes de changement est l'épuisement de l'instinct impliqué, d'où réactivité décroissante. Cela se produit souvent quand les tests de détail sont faits à de trop brefs intervalles. Une autre de ces causes est que l'animal apprend. De jeunes Goélands argentés, à qui l'on avait montré sans répit des simulacres de têtes, auxquels ils avaient réagi sans obtenir de nourriture en échange, y furent conditionnés négativement et réagirent de moins en moins. Des Oies, à qui l'on avait montré des oiseaux de proie en carton volant au-dessus d'elles, furent conditionnées positivement par l'appareil expérimental : elles se mirent à pousser le cri d'alarme toutes les fois que l'expérimentateur, pour préparer un test, grimpait à un arbre afin de suspendre le simulacre.
Ceci nous amène à parler de la nécessité des contrôles. Toute expérience est la comparaison des effets de situations, qui diffèrent sur un certain détail, dont on désire étudier l'influence. Quand, par exemple, on désire savoir quels stimuli fournis par les œufs provoquent ou non l'incubation, il ne suffit pas de montrer qu’oiseau peut accepter un œuf anormal, Il faut comparer la réaction à l'œuf anormal aux réactions à des œufs normaux ; s'il y a une différence dans l'intensité ou la nature des réactions, cela veut dire que la différence contient un élément qui influence la réaction de l’oiseau, Une expérience sur l'œuf anormal, sans aucun test de contrôle, permet d'affirmer que l'œuf anormal fournisse tous les stimuli. Cela paraîtra peut-être un truisme, mais, comme plusieurs articles publiés dans des journaux scientifiques de haute tenue souffrent de ce défaut, il faut y insister."
Tinbergen, La Vie sociale des animaux, 1953, tr. fr. Laurent Jospin, Petite Bibliothèque Payot, 1979, p. 173-176.
"Parmi les dizaines de millions d'expériences [sur les animaux] qui ont lieu, au plus quelques-unes peuvent avec quelque vraisemblance être considérées comme apportant une contribution à une recherche médicale importante. Un nombre énorme d'animaux sont utilisés dans les établissements universitaires dans des disciplines comme la gestion forestière ou la psychologie ; un grand nombre d'autres servent à des fins industrielles, pour tester de nouveaux produits cosmétiques, shampooings, colorants alimentaires et autres produits non essentiels. Tout cela n'est rendu possible que par notre préjugé contre le fait de prendre au sérieux la souffrance d'un être quand il n'est pas membre de notre propre espèce. En général, les défenseurs de l'expérimentation animale ne nient pas que les animaux souffrent. Ils ne peuvent nier cette souffrance, parce qu'il leur faut mettre l'accent sur les ressemblances entre les êtres humains et les autres animaux pour pouvoir attribuer à leurs expériences une quelconque pertinence par rapport aux humains. L'expérimentateur qui oblige des rats à choisir entre mourir de faim et subir des chocs électriques pour voir si un ulcère s'ensuivra (la réponse est oui) le fait parce que le rat possède un système nerveux très semblable à celui d'un être humain, et ressent vraisemblablement les chocs électriques d'une façon semblable.
Depuis longtemps des gens se sont opposés à l'expérimentation animale. Cette opposition a fait peu de progrès parce que les expérimentateurs, soutenus par des sociétés privées qui tirent profit de la fourniture d'animaux et d'équipements de laboratoire, ont pu convaincre les législateurs et le public que l'opposition n'est le fait que de fanatiques mal informés qui considèrent que les intérêts des animaux sont plus importants que ceux des êtres humains. Mais pour s'opposer à ce qui se passe aujourd'hui il n'est pas nécessaire d'insister sur l'arrêt immédiat de toutes les expérience sur les animaux. Tout ce que nous avons besoin de dire est que les expériences qui ne possèdent pas d'utilité directe et urgente doivent cesser immédiatement, et que dans les domaines de recherche restants nous devons chaque fois que possible, chercher à remplacer le expériences qui impliquent des animaux par des méthodes substitutives qui n'en impliquent pas."
Peter Singer, La Libération animale, 1975, tr. fr. Louise Rousselle et David Olivier, Petite Bibliothèque Payot, 2015, p. 122-123.
"Darwin raconte l'histoire de ce chien qui léchait la main de l'homme qui opérait sur lui une vivisection. Peut-on se représenter, par empathie, ce que représente, sur la durée, la solitude, la souffrance, le silence d'un animal de laboratoire ?
L'expérimentation animale devrait se régler sur la déontologie dite des trois R. Le remplacement, quand il est possible, qui consiste à substituer à des espèces sensibles des espèces non sensibles, ou à mener les expériences in vitro ; la réduction, à défaut de remplacement, qui consiste à limiter le nombre des expériences sur les animaux sensibles aux seules expériences considérées comme indispensables ; le raffinement qui vise à diminuer, autant que possible, la souffrance infligée. Mais, malgré la création de comités d'éthique pour l'expérimentation animale, les chercheurs supportent mal qu'on les contrôle.
En tout cas, il faudrait éliminer les expérimentations qui ne sont pas de l'ordre des recherches fondamentales et thérapeutiques."
Elisabeth de Fontenay, "Abécédaire", 2009, in Qui sont les animaux ?, Folio essais, 2010, p. 34.
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