"Mais s'il est bizarre de vouloir que parmi les êtres animés les uns soient doués de sensibilité, les autres non, les uns capables de former des images mentales, les autres incapables, il sera aussi peu convaincant de soutenir que certaines de ces créatures sont douées de raison tandis que certaines autres en sont dénuées et ce, devant un auditoire persuadé que tout être capable de sensation est doué, aussi, d'intelligence, et que tous les êtres vivants, tout comme ils ont la faculté de sentir et de désirer, sont naturellement susceptibles d'opinion et de raisonnement.
Car la nature, dont on dit à juste titre qu'elle ne fait rien sans cause ni sans but, n'a pas donné à l'être vivant la faculté de sentir dans le seul dessein de le rendre accessible aux impressions du dehors : mais, comme toute créature est exposée à mille rencontres, les unes bénéfiques, les autres dangereuses, la seule chance de survie consiste à savoir se garder des unes tout en tirant profit des autres ; ce qui permet de faire la distinction, c'est, justement, la faculté de sentir. Or, de cette faculté découle l'aptitude à rechercher l'utile et à en profiter, comme à se sortir des dangers et à les fuir : et l'on ne saurait concevoir de telles conduites chez des êtres que la nature n'aurait pas dotés d'une certaine forme de réflexion, de jugement, d'attention et de mémoire. Otez à un être vivant toute capacité d'anticiper, de se souvenir, de tendre vers un but ou de se préparer à une action ; enlevez-lui l'espoir, la crainte, le désir et la peine : ses yeux ni ses oreilles, s'il en a, ne lui serviront plus de rien. Oui, mieux vaudrait pour lui être totalement privé de sentiment et d'imagination que de se voir livré à la souffrance, à la contrariété et aux efforts les plus pénibles faute d'un principe susceptible de l'en préserver en tirant parti de l'imagination comme du sentiment."
Plutarque, L'Intelligence comparée des animaux terrestres et marins, tr. fr. Myrto Gondicas, in L'Intelligence des animaux, arléa, 1990, p. 21-22.
"Soclarus : - En tout cas, la différence entre l'homme et les animaux est énorme, et tout en faveur de l'homme, pour ce qui est de la capacité d'apprendre, de l'agilité intellectuelle et de tout ce qui touche à la justice et à la vie en société.
Autoboulous : - À vrai dire, mon cher ami, bien des animaux l'emportent de loin sur l'homme. Que ce soit par la taille, la rapidité à la course, l'acuité visuelle ou la finesse de l'ouïe. Il ne s'ensuit pas pour autant que les hommes soient aveugles boiteux ou sourds. Même si c'est moins vite que les cerfs, nous courons ! Sans avoir l'œil de l'épervier, nous y voyons clair ! La nature ne nous a pas non plus refusé tout avantage en matière de taille ou de force physique, bien qu'à cet égard nous ne valions rien comparés au chameau ou à l'éléphant. Alors, n'allons pas non plus refuser aux bêtes, sous prétexte que leur intelligence est moins déliée et leur faculté de raisonnement moindre, toute capacité intellectuelle ou réflexive, et jusqu'à l'usage de la raison : disons plutôt que cette dernière, chez eux, est faible et trouble, semblable à une vision myope et brouillée."
Plutarque, L'Intelligence comparée des animaux terrestres et marins, tr. fr. Myrto Gondicas, in L'Intelligence des animaux, arléa, 1990, p. 29-30.
"L'homme est libre : sans quoi conseils, exhortations, préceptes, interdictions, récompenses et châtiments seraient vains. Pour mettre en évidence cette liberté, on doit remarquer que certains êtres agissent sans discernement, comme la pierre qui tombe, et il en est ainsi de tous les êtres privés du pouvoir de connaître. D'autres, comme les animaux, agissent par un discernement, mais qui n'est pas libre. En voyant le loup, la brebis juge bon de fuir, mais par un discernement naturel et non libre, car ce discernement est l'expression d'un instinct naturel [...]. Il en va de même pour tout discernement chez les animaux. Mais l'homme agit par jugement, car c'est par le pouvoir de connaître qu'il estime devoir fuir ou poursuivre une chose. Et comme un tel jugement n'est pas l'effet d'un instinct naturel, mais un acte qui procède de la raison, l'homme agit par un jugement libre qui le rend capable de diversifier son action."
Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, I, q. 83, a. 1.
"Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m'en étonne pas car cela même sert à prouver qu'elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu'une horloge, laquelle montre bien mieux l'heure qu'il est, que notre jugement ne nous l'enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de même nature, et l'ordre que tiennent les grues en volant et celui qu'observent les singes en se battant, s'il est vrai qu'ils en observent quelqu'un, et enfin l'instinct d'ensevelir leurs morts, n'est pas plus étrange que celui des chiens et des chats, qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu'ils ne les ensevelissent presque jamais : ce qui montre qu'ils ne le font que par instinct et sans y penser. On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu'elles pensent, toutefois, à cause que les organes de leurs corps ne sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu'il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite. À quoi je n'ai rien à répondre, sinon que, si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous, ce qui n'est pas vraisemblable, à cause qu'il n'y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu'il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d'eux, comme sont les huîtres, les éponges, etc."
René Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 novembre 1646.
"Dans les animaux il n'y a ni intelligence, ni âme, comme on l'entend ordinairement. Ils mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le savoir, ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien; et s'ils agissent d'une manière qui marque intelligence, c'est que Dieu les ayant faits pour les conserver, il a formé leur corps de telle façon qu'ils évitent machinalement et sans crainte tout ce qui est capable de les détruire. Autrement il faudrait dire qu'il y a plus d'intelligence dans le plus petit des animaux, ou même dans une seule graine que dans le plus spirituel des hommes; car il est constant qu'il y a plus de différentes parties et qu'il s'y produit plus de mouvements réglés que nous ne sommes capable d'en connaître".
Malebranche, De la recherche de la vérité, 1675, Livre sixième, 2e partie, chapitre, Vrin, Tome II, 1962, p. 255-256.
"Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer. C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leurs causent la fièvre et la mort ; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.
Tout animal a des idées puisqu'il a des sens, il combine même ces idées jusqu'à un certain point, et l'homme ne diffère de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu'il y a plus de différence de tel à tel homme que de tel homme à telle bête ; ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout animal et la bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d'acquiescer, ou de résister ; et c'est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme : car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées ; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n'explique rien par les lois de la mécanique."
Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755, 1ère partie, Le Livre de Poche, 1996, p. 87-88.
"L'Homme est la seule créature qui soit susceptible d'éducation. Par éducation l'on entend les soins (le traitement, l'entretien) que réclame son enfance, la discipline qui le fait homme, enfin l'instruction avec la culture. Sous ce triple rapport, il est nourrisson, élève, et écolier.
Aussitôt que les animaux commencent à sentir leurs forces, ils les emploient régulièrement, c'est-à-dire d'une manière qui ne leur soit point nuisible à eux-mêmes. Il est curieux en effet de voir comment, par exemple, les jeunes hirondelles, à peine sorties de leur œuf et encore aveugles, savent s'arranger de manière à faire tomber leurs excréments hors de leur nid. Les animaux n'ont donc pas besoin d'être soignés, enveloppés, réchauffés et conduits, ou protégés. La plupart demandent, il est vrai, de la pâture, mais non des soins. Par soins, il faut entendre les précautions que prennent les parents pour empêcher leurs enfants de faire de leurs forces un usage nuisible. Si, par exemple, un animal, en venant au monde, criait comme le font les enfants, il deviendrait infailliblement la proie des loups et des autres bêtes sauvages qui seraient attirées par ses cris.
La discipline nous fait passer de l'état animal à celui d'homme. Un animal est par son instinct même tout ce qu'il peut être ; une raison étrangère a pris d'avance pour lui tous les soins indispensables. Mais l'homme a besoin de sa propre raison. Il n'a pas d'instinct, et il faut qu'il se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n'en est pas immédiatement capable, et qu'il arrive dans le monde à l'état sauvage, il a besoin du secours des autres.
L'espèce humaine est obligée de tirer peu à peu d'elle-même par ses propres efforts toutes les qualités naturelles qui appartiennent à l'humanité. Une génération fait l'éducation de l'autre. On en peut chercher le premier commencement dans un état sauvage ou dans un état parfait de civilisation ; mais, dans ce second cas, il faut encore admettre que l'homme est retombé ensuite à l'état sauvage et dans la barbarie.
La discipline empêche l'homme de se laisser détourner de sa destination, de l'humanité, par ses penchants brutaux. Il faut, par exemple, qu'elle le modèle, afin qu'il ne se jette pas dans le danger comme un farouche ou un étourdi. Mais la discipline est purement négative, car elle se borne à dépouiller l'homme de sa sauvagerie ; l'instruction au contraire est la partie positive de l'éducation."
Kant, Réflexions sur l'éducation (publiées en 1803 par son disciple Rink), traduit de l'allemand par Alexis Philonenko, Vrin, 1967, p. 69-71, nouvelle éd. 2004.
"Lorsqu'on est au courant de la façon si judicieuse dont les abeilles construisent leurs alvéoles hexagonaux, de leurs possibilités de dressage, de l'habileté avec laquelle elles envoient leurs compagnes vers le butin qu'elles ont découvert, de l'énergie avec laquelle elles évincent les faux bourdons au moment où ceux-ci ne sont plu d'aucune utilité à la colonie, on est tenté de leur reconnaître un degré appréciable d'intelligence. Pourtant, l'utilité d'un acte ne prouve pas encore qu'il ait été fait après réflexion.
Nous disons que quelqu'un exécute un acte raisonnable lorsque, mettant à profit ses expériences antérieures, il fait ce qu'il faut dan une situation nouvelle, inaccoutumée. Pour cela, il faut don pouvoir se souvenir des événements antérieurs, saisir la situation actuelle, et mettre mentalement celle-ci en rapport avec les images qu'évoque la mémoire.
La première de ces conditions, une bonne mémoire, est réalisée chez les abeilles. Les expériences de dressage dont il fut question dans les chapitres précédents nous ont amplement donné l'occasion de nous en convaincre. Si on les dresse à une couleur, c'est encore vers elle que les ouvrières voleront pour y chercher de la nourriture, après plusieurs jours pendant lesquels le mauvais temps les a empêchées de sortir ; c'est pendant des semaines, et probablement jusqu'à la fin de leur vie, qu'elles gardent le souvenir d'un parfum auquel on les a dressées, même si on le leur avait radicalement enlevé après peu de temps.
On ne peut pas mettre en doute non plus le fait que les abeilles soient capables de faire certaines associations mentales. Si par exemple nous arrivons à les dresser au bleu en leur donnant à manger dans une boîte de cette couleur, c'est bien la preuve qu'elles ont mis en rapport la couleur bleue qu'elles ont vue en se glissant dans la boîte, avec la nourriture qu'elles y ont trouvée, et qu'elles ont « saisi » la relation.
Nous ne pouvons cependant guère évaluer leurs aptitudes intellectuelles, vu les limites extrêmement étroites dans lesquelles elles se cantonnent.
Cela me fait penser à une histoire concernant une abeille maçonne ; il s'agit d'une proche parente de notre abeille à miel, mais qui ne vit pas en société. Pour chacun de ses œufs, elle construit une cellule ronde, avec de l'argile, et elle la remplit de miel jusqu'à ce que la provision soit suffisante pour nourrir la larve, de son éclosion à sa maturité. Lorsque ces réserves sont rassemblées, l'abeille maçonne pond son œuf dessus, ferme l'orifice de la cellule pour protéger sa larve contre les attaques ennemies, et sans se préoccuper davantage du sort de sa progéniture, elle se met à construire la cellule suivante. – Un observateur fait part de l'expérience que voici : tandis que la mère abeille est partie butiner des fleurs, il pratique une ouverture au bas d'une cellule qui vient d'être faite et qui n'est pas encore pourvue de ses réserves ; à son retour, l'abeille remarque le changement, car elle examine le trou béant avec ses antennes ; elle n'a pourtant pas l'idée de le colmater, quoi qu'elle soit à même de le faire facilement, et, comme si de rien n'était, elle se défait de sa charge, qui tombe par le trou du bas. Chaque fois qu'elle revient de faire sa récolte elle continue à déverser son chargement à travers le trou. On pourrait s'attendre à ce qu'elle redouble de zèle du fait de l'insuccès de son activité, ou qu'elle comprenne l'inutilité de ses efforts et abandonne la cellule. Pas du tout, elle ramène autant de provisions qu'il en faut normalement pour l'entretien d'une larve, puis elle pond son œuf, qui, lui aussi, tombe par l'orifice du fond, et elle colmate soigneusement le dessus de l'alvéole, toujours béant en bas.
Je ne sais pas si cette description est exacte dans tous les détails. Mais si même elle ne l'était pas, elle serait en tout cas admirablement inventée, et convient bien à diverses expériences du même genre effectuées sur d'autres insectes, voire pour l'abeille ordinaire. Pour cette dernière, je ne pourrais citer d'exemple d'acte vraiment raisonnable. Les dressages eux-mêmes, auxquels nous faisions allusion tout à l'heure échouent dès que ce qu'on demande aux abeilles s'écarte un peu de ce que, depuis des centaines de milliers d'années, elles ont l'habitude de faire lorsqu'elles vont butiner les fleurs. L'association d'un parfum floral à la découverte d'une récolte, par exemple, fait pour ainsi dire partie de leur bagage intellectuel naturel. Mais lorsqu'on veut les dresser à une odeur, il suffit qu'on en choisisse une putride au lieu de l'habituel parfum de fleur, pour que le dressage échoue. Cette odeur putride ne peut cependant pas leur être désagréable, car elles survolent sans la moindre hésitation la boîte qui la répand et qui contient de la nourriture. D'autre part, on peut montrer par des épreuves particulières que le « nez » de l'abeille perçoit aussi clairement cette odeur que celle d'une fleur. Seulement, les ancêtres de nos abeilles n’ont jamais trouvé du miel là où régnait une odeur putride. Établir par ses propres forces un lien intellectuel dépasse les capacités individuelles de l'abeille.
Ce que les colonies d'abeilles peuvent apprendre ne sort donc pas du cadre étroit de ce qui revêt une signification pour elles dans les circonstances naturelles et de ce dont elles ont l'habitude depuis les temps les plus reculés. L'ouvrière s'en tient à la couleur bleue ou au parfum de la rose si elle a trouvé à manger là où elle les a rencontrés, tout comme l'avaient fait ses ancêtres au cours d'innombrables générations. Ce sont encore celles- ci qui lui ont transmis cet héritage immatériel qui lui fait construire des alvéoles hexagonaux en cire, faire ses pelotes de pollen, indiquer par ses danses la situation d'une récolte qui en vaut la peine, ou éliminer les faux bourdon lorsque leur ère est révolue. Les mêmes circonstances appellent immuablement les mêmes actes.
Personne ne peut dire avec certitude si les abeilles ont quelque conscience de leurs agissements. Personne non plus n'a encore pu découvrir comment leurs aïeux ont acquis les aptitudes que chaque génération reçoit aujourd'hui, toutes prêtes, en héritage."
Karl Von Frisch, Vie et moeurs des abeilles, 1927, tr. fr. André Dalcq, Albin Michel, 1984, p. 209-212.
"L'application même de l'intelligence à la vie n'ouvre-t-elle pas la porte à l'imprévu et n'introduit-elle pas le sentiment du risque ? L'animal est sûr de lui-même. Entre le but et l'acte, rien chez lui ne s'interpose. Si sa proie est là, il se jette sur elle. S'il est à l'affût, son attente est une action anticipée et formera un tout indivisé avec l'acte s'accomplissant. Si le but définitif est lointain, comme il arrive quand l'abeille construit sa ruche, c'est un but que l'animal ignore ; il ne voit que l'objet immédiat, et l'élan qu'il a conscience de prendre est coextensif à l'acte qu'il se propose d'accomplir. Mais il est de l'essence de l'intelligence de combiner des moyens en vue d'une fin lointaine, et d'entreprendre ce qu'elle ne se sent pas entièrement maîtresse de réaliser. Entre ce qu'elle fait et le résultat qu'elle veut obtenir il y a le plus souvent, et dans l'espace et dans le temps, un intervalle qui laisse une large place à l'accident. Elle commence, et pour qu'elle termine il faut, selon l'expression consacrée, que les circonstances s'y prêtent."
Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, 1932, Félix Alcan, 1937, p. 145-146.
"L'instinct est l'apanage de la bête, non de la plante, alors que, pour l'une et l'autre de ces formes vivantes, l'évolution s'avère déterminante. L'embryogénèse végétale ne diffère pas tellement de l'animale qu'on ne puisse parler de communes lois morphogénétiques. On rencontre plutôt dans l'une et l'autre des propriétés déterminantes d'une évolution. C'est précisément cette communauté qui rend si difficile le maintien conceptuel de la différence essentielle entre formes végétales et animales. Elle existe, cependant […]. Mais les plantes peuvent puiser leur nourriture organique en des substances organiques ; les animaux en sont incapables.
Car la bête manifeste la forme close d'organisation. Partout règne la tendance à l'autonomie dans le circulus vital des échanges avec l'ambiance, au détachement par rapport au milieu, au déploiement d'une aire de « jeu » pour l'activité individuelle. En corrélation avec l'univers environnant, la bête a donc un comportement d'une instabilité plus ou moins prononcée. Or, en cette insertion médiate dans le monde extérieur – médiate, parce qu'il lui faut toujours la réaliser lui-même – on peut déceler un péril, qui ne consiste pas dans l'abandon de tous les êtres vivants, surtout végétaux, comme autant de proies possibles, aux menaces éventuelles de l'ambiance. Le danger dont nous parlons ici croît avec la chance visée par le comportement. Plus la réussite est grande – c'est-à-dire plus riche le butin, plus ample l'espace vital – plus menaçant est le risque d'échec, plus dangereuse devient, pour la vie de l'individu, sa réaction manquée.
On comprend, cette fois, que la vie, en vue de sa propre conservation, ait besoin d'un contrepoids à ses propres activités « suicidaires » (selbstgefiihrdenden : par lesquelles elle se met elle-même en péril). Ce contrepoids doit protéger l'organisme – en ses principales fonctions vitales, qui lui font accomplir son destin – contre sa tendance à jouer de soi-même comme d'un enjeu, comme d'un va-tout, au cours de l'action. Cette protection a lieu de par l'instinct, relativement invariable par rapport aux transformations constantes des chances offertes, chaque fois différemment, par le monde externe. Dès lors, phénomène complémentaire de l'action, l'instinct adopte nécessairement la forme du « plan » vital où il apparaît. Il s'épanouit en des actions fixées au cours du développement, de manière semblable à la fixation des processus morphogénétiques."
F. J. J. Buytendijk, Traité de psychologie animale, 1952, tr. fr. A. Frank-Duquesne, PUF logos, p. 143-144.
"Notre problème central est le suivant : qu'est-ce qui pousse l'acteur à donner un signal ? Qu'est-ce qui fait que la mouette adulte appelle ses petits et leur offre à manger ? À en juger d'après notre comportement à nous, nous tendrions à penser que l'acteur songe à une certaine fin, qu'il agit en vue d'arriver à cette fin. Mais tout donne à penser que, chez l'animal, les activités ne dépendent pas de cette sorte de « préscience » qui, d'une façon inexpliquée, commande à tel point notre propre comportement. S'il y avait une telle préscience, et une telle conscience des fins poursuivies par le comportement, nous ne pourrions expliquer les nombreux cas où, bien que leur comportement n'ait pas atteint sa fin, les animaux ne font rien pour y porter remède. Par exemple, si les cris d'alarme étaient poussés en vue d'avertir d'autres individus, on ne comprendrait pas pourquoi les oiseaux le poussent avec la même vigueur, qu'il ait ou non un congénère aux alentours. Ou encore, si les parents étaient guidés par une connaissance des fonctions de couvaison et d'alimentation, les oiseaux chanteurs colonisés par un Coucou ne laisseraient pas leurs propres petits mourir sous leurs yeux après que le petit Coucou les ait jetés hors du nid. On peut montrer que ce comportement (dont il existe beaucoup d'exemples semblables) est dû à des réactions relativement rigides et immédiates à des stimuli internes et externes. Le parent d'oiseaux chanteurs ne peut nourrir ses petits s'ils ne le lui demandent pas. Il ne peut les couver s'ils ne sont pas dans le nid. D'autre part, un oiseau qui a des petits ne peut s'empêcher de pousser le cri d'alarme s'il aperçoit un prédateur, qu'il y ait ou non un congénère à prévenir.
Pour revenir aux Goélands argentés, tout nous amène à conclure que l'adulte réagit de façon rigide à un besoin interne et aux stimuli fournis par l'emplacement du nid et par les petits eux-mêmes. Cette rigidité est manifeste quand on constate les réactions d'un adulte à un poussin mort. Plus d'une fois, j'ai vu des oisillons tués par un adulte du voisinage. Alors qu'ils le défendent férocement tant qu'il est vivant, son père et sa mère le dévorent dès qu'il est mort. Ils n'entendent plus les cris du petit oiseau, ils ne voient plus ses mouvements ; cela suffit à lui faire perdre toute réalité en tant que poussin, et à le transformer en nourriture.
Il est hors de doute que nous pouvons généraliser cette conclusion. Sauf peut-être chez les mammifères tout à fait supérieurs, tout comportement de signalement est une réaction immédiate à des stimuli internes et externes. À cet égard, il y a une grande différence entre l'Homme et les autres animaux. On peut comparer les signaux des animaux aux cris de l'être humain dans sa première enfance, ou aux expressions involontaires de la colère ou de la peur, chez les humains de tout âge ; nous savons que ce « langage émotionnel » de l'homme est différent du discours volontaire. Le « langage » des animaux est au niveau de notre « langage émotionnel ».
En outre, le comportement de signalement est inné, probablement dans tous les cas que nous avons évoqués. La chose a été prouvée chez un certain nombre d'animaux en les élevant à l'écart des autres membres de leur espèce, afin qu'ils n'aient aucune chance de voir et d'imiter leur comportement. En fait, nous savons actuellement que l'imitation réelle est extrêmement rare chez les animaux, On est pourtant toujours surpris, quand on voit de tels animaux isolés se livrer à des comportements aussi complexes que la nidification, la résistance à un adversaire ou la cour à une femelle, et qu'ils le font pour la première fois de leur vie. Un jour, par exemple, nous élevâmes dans l'isolement (depuis l'œuf) un mâle Épinoche commune ; une fois qu'il eut atteint sa maturité sexuelle, quand nous le mîmes en face d'un mâle et d'une femelle, nous vîmes qu'il possédait intégralement le comportement d'agression et toute la chaîne des activités de cour. À cet égard aussi, le « langage » animal diffère du discours humain."
Nikolaas Tinbergen, La Vie sociale des animaux, 1953, tr. fr. Laurent Jospin, Petite Bibliothèque Payot, 1979, p. 98-100.
"Les animaux agissent instinctivement, tandis que l'homme agit intelligemment, dit la rumeur populaire, c'est-à-dire qu'une grande partie du comportement adaptatif de l'animal serait inné, alors que l'homme devrait acquérir le sien dans sa presque totalité. Mais on sait aujourd'hui que tout n'est pas aussi simple, et que beaucoup reste à découvrir sur le développement du comportement au cours de la vie de l'animal.
Une machine fonctionne efficacement dès sa mise en marche, ce qui n'est pas le cas de la plupart des animaux dont le comportement évolue avec leur développement. Évolution graduelle, comme le frétillement d'un têtard dans l'œuf qui se change plus tard en mouvements de natation ondulatoires. D'autres fois, les changements sont soudains et spectaculaires : un papillon nouvellement éclos vole parfaitement dès qu'il s'élance pour la première fois. Un bébé chimpanzé effectue soudain une double culbute et, dès lors, la refait constamment. […]
La distinction entre comportement appris, comportement inné et comportement qui se développe par une combinaison des deux, requiert une expérimentation très soigneuse. Il s'agit tout d'abord de distinguer, parmi celles qui agissent sur l'animal, les causes externes des causes internes.
Considérons d'abord les causes externes. Quand un oison éclôt, il devient rapidement capable de marcher en compagnie de sa mère. Après l'avoir suivie pendant quelque temps, il refusera d'accompagner tout autre animal. Mais si nous faisons artificiellement éclore un oison dans une couveuse, et s'il est mis en contact non avec sa mère mais avec un autre animal, ou même avec un objet quelconque (ballon ou autre), c'est lui qu'il suivra. Après avoir accompagné « l'objet » pendant un certain temps, il continuera de le faire, même si on lui offre une oie « vraie ». Il a reçu l'empreinte de la mère artificielle qu'il a suivie en premier.
Pour se comporter normalement, c'est-à-dire suivre sa vraie mère, celle-ci doit donc être sa première vision après sa naissance. En terme de cybernétique, la « programmation » de la réponse « suivre » n'est pas achevée à l'éclosion. Quelle qu'ait pu être la réponse innée de l'oison elle devra être complétée par le contact avec le monde extérieur.
Dans d'autres cas, une telle « programmation » supplémentaire n'est pas requise : il est évident que la réponse n'est pas apprise. Si le poussin d'une mouette rieuse éclôt dans une couveuse et qu'il soit maintenu dans une obscurité totale pendant quelques heures avant de lui présenter divers modèles de becs de parents, il répond plus vigoureusement aux modèles rouges – couleur naturelle du bec de l'adulte – qu'à ceux de toute autre couleur. Le poussin n'ayant jamais vu de mouette adulte, il faut en déduire que sa programmation « couleur du bec des parents » est totalement innée.
Ces exemples montrent que les divers comportements peuvent être programmés soit de l'intérieur, soit de l'extérieur. La programmation externe est à faire par des mises au point individuelles dépendant de l'expérience. La programmation interne […] est le résultat d'une lente évolution de l'animal. Elle a été élaborée au cours d'une interaction prolongée avec le milieu, un processus d'essais et d'erreurs. De génération en génération, elle a permis à la sélection naturelle d'éliminée les échecs et de préserver les espèces efficacement programmées, c'est-à-dire celles qui sont les plus aptes à survivre."
Nikolaas Tinbergen, Le Comportement animal, 1967, tr. fr. Marie-Claire Busnel, collections Time-Life, 1968, p. 93 et p. 96-97.
"Pourquoi une polémique aussi vive s'est-elle déclenchée entre éthologues et béhavioristes ? N'est-il pas possible de considérer ces deux points de vue comme complémentaires ?
Un certain nombre de béhavioristes partaient de l'hypothèse que l'être humain vient au monde comme une « table rase », semblable à une feuille blanche sur laquelle rien n'aurait encore été inscrit. L'acquisition de tous le programmes de comportement se ferait alors par de processus d'apprentissage. En d'autres termes, l'être humain, si l'on fait abstraction de quelque réflexe du nouveau-né, serait exclusivement formé par son milieu.
La recherche sur le comportement a toutefois montré, à propos d'animaux tout d'abord, que ce dernier, dans des domaines exactement déterminés de leurs conduites, sont quasiment préprogrammés grâce à des adaptations qui relèvent de l'évolution de l'espèce. Les animaux viennent au monde avec un répertoire inné de modes de mouvements (coordinations héréditaires). Un grand nombre d'entre eux commence à se développer sans avoir besoin d'un apprentissage. C'est ainsi qu'un caneton qui vient de naître peut marcher, nager, fouiller la vase à l'aide de son bec pour rechercher de la nourriture, graisser son plumage, d'autres choses encore. Ajoutons qu'il manifesterait de tels modes de comportement propres aux canards, même s'il avait été couvé par une poule. Un grand nombre de modalités du comportement, qui ne sont pas encore élaborées à la naissance – les mouvements compliqués de l'accouplement, par exemple –, se développent au cours de la jeunesse de l'animal, sans qu'il ait besoin d'un apprentissage.
À supposer que l'on laisse un caneton mâle grandir sans aucun contact avec ses congénères, il accomplira malgré tout, au moment où il aura atteint sa maturité sexuelle, les mouvements de l'accouplement si compliqués pour son espèce, alors même qu'il n'aura jamais pu les observer chez ses semblables.
J'ajouterai que des animaux sont capables de réagir du premier coup à certaines stimulations par des modes de comportements tout à fait déterminés. Ils comprennent, en quelque sorte avant toute expérience, certains signaux, qui déclenchent, en tant qu'excitations clés, certains modes de comportement. Ils disposent donc de détecteurs ou, si l'on préfère, de « mécanismes déclencheurs innés », ainsi que de signaux, qui fonctionnent comme déclencheurs. On voit donc que les animaux n'attendent pas passivement les événements. Ils sont, au contraire, pourvus de mécanismes physiologiques, qu'ils mettent en œuvre, sous l'action de certains facteurs internes.
Il importe de souligner encore que l'apprentissage n'est possible que dans le cadre de ce qui est prescrit génétiquement.
Les animaux apprennent ce qui contribue à la conservation de l'espèce, et cela change selon les espèces. Il existe donc des dispositions innées à l'apprentissage.
Le conflit avec les béhavioristes se réfère à l'accent trop exclusif qu'ils mettent sur les processus d'apprentissage. Les éthologues, pour leur part, n'ont jamais défendu l'extrême opposé et prétendu que tout serait inné. Lorenz a parlé, au contraire, d'alternance instinct-dressage et découvert un processus d'apprentissage, l'imprégnation (Prägung). Les éthologues tiennent compte des deux éléments : aussi bien l'apport de ce qui est déterminé génétiquement, que l'acquis de l'ontogenèse, grâce aux processus d'apprentissage. Il est important de savoir qu'il existe des modes de comportement qui ont acquis leur capacité spécifique d'adaptation dans le cours de l'évolution de l'espèce, Le groupes de neurones qui sont à la base de ce comportement se développent, avec leurs ramifications jusqu'aux organes terminaux, pendant le développement embryonnaire, dans un processus de croissance d'autodifférenciation.
Ces connaissances se révèlent d'une grande importance pour la recherche sur l'être humain. Il est apparu, en effet que les hypothèses de travail développées à propos de l'animal valent aussi pour nous autres humains. Certains types de réactions et certaines normes éthiques nous sont innées et forment un substrat reliant l'humanité tout entière, ce qui nous permet de nous comprendre, au-delà des barrières des civilisations."
Irenäus Eilb-Eibesfeldt, Le Comportement animal, 1975, Bibliothèque Laffont des Grands Thèmes, p. 9-13.
"Ainsi que je l'ai montré dans [mes] travaux, toute adaptation d'un organe ou d'un comportement à une certaine donnée de l'environnement suppose qu'une information au sujet de cette donnée soit inscrite dans l'organisme. Or, elle ne peut s'y être inscrite que de deux façons : soit au cours de la phylogenèse par les processus de mutation, de recombinaison de dispositions héréditaires ou de sélection naturelle, soit par les mécanismes individuels d'acquisition d'information de l'organisme au cours de son ontogenèse. « Inné » et « acquis » ne se définissent pas par exclusion l'un de l'autre mais en fonction de l'origine de l'information concernant le monde extérieur qui est la condition sine qua non de toute adaptation.
La division du comportement entre inné et acquis et l'établissement d'une dichotomie entre ces deux termes est doublement trompeuse mais ce n'est pas pour les raisons qu'avancent les behavioristes. Ni l'observation empirique ni l’étude expérimentale n'ont jamais laissé à penser que tout mécanisme comportemental programmé phylogénétiquement puisse subir une modification adaptative au travers de l'apprentissage et ce n'est pas logiquement nécessaire. On s'aperçoit au contraire au niveau de l'expérience et il y a tout lieu de postuler que certaines séquences comportementales, et en particulier celles qui en tant que « précepteurs innés » orientent les processus d'apprentissage dans la bonne direction, ne sont pas modifiables par l'apprentissage.
Mais inversement tout « comportement appris » suppose une part d’information acquise phylogénétiquement dans la mesure où tout « précepteur inné » représente un appareil physiologique qui s’est formé sous la pression de sélection de sa fonction d'enseignement. Si on ne veut pas l'admettre, on n'a pas d'autre ressource que de postuler une harmonie préétablie entre l'organisme et son environnement pour expliquer qu'à quelques rares exceptions près l'apprentissage renforce systématiquement le comportement téléonomique et interdise le comportement inadapté. Refuser de reconnaître la réalité de l'évolution conduit automatiquement à postuler cette harmonie préétablie : cela vaut aussi bien pour les behavioristes que pour ce grand vitaliste que fut Jakob von Uexküll.
Les recherches de l'origine de l'information qui est à la base de toute adaptation, innée ou acquise, ont abouti depuis à des résultats très importants ; nous nous contenterons de rappeler ici les recherches de Jürgen Nicolai sur les veuves (Virduinés) chez qui le « codage » de l'information est extrêmement complexe : l'oiseau adulte apprend des éléments essentiels de son chant en écoutant les appels quémandeurs et autres expressions vocales de l'espèce d'oiseaux par qui il a été couvé puis élevé.
Le problème de la programmation phylogénétique des processus d'acquisition d'information s'est révélé à bien des égards d'une importance capitale. La défection de ces mécanismes d'acquisition qui, à l'instar de l'empreinte, ne fonctionnent qu'à une certaine période sensible du développement ontogénétique, peut détruire à tout jamais l'équilibre psychique du sujet animal ou humain. Même sur le plan culturel, la distinction entre inné et acquis revêt une importance déterminante. Dans son comportement, l'homme, lui non plus, n'est pas modifiable à merci par l'apprentissage et il est des programmes innés qui représentent peut-être des Droits de l'Homme."
Konrad Lorenz, Les Fondements de l'éthologie, 1978, tr. fr. Jeanne Étoré, Champs Flammarion, 1997, p. 22-23.
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