"Il n'est pas vrai que le but inconscient de l'évolution de tout être conscient (animal, homme, humanité, etc.) soit son « bonheur suprême » : il y a plutôt, à tous les degrés de l'évolution, un bonheur particulier et incomparable à atteindre, ni haut ni bas, mais précisément individuel. L'évolution ne veut pas le bonheur, mais l'évolution et rien de plus. – Ce n'est que si l'humanité avait un but universellement reconnu que l'on pourrait proposer « de devoir agir comme ceci et comme cela » : provisoirement un pareil but n'existe pas. Donc, il ne faut pas mettre les prétentions de la morale en rapport avec l'humanité, c'est là de la déraison et de l'enfantillage. – Tout autre chose est de recommander un but à l'humanité : le but est alors quelque chose qui dépend de notre gré ; en admettant qu'il convienne à l'humanité, elle pourrait alors se donner aussi une loi morale qui lui conviendrait. Mais jusqu'à présent la loi morale devait être placée au-dessus de notre gré : précisément, on ne voulait pas de se donner cette loi, mais la prendre quelque part, la découvrir, se laisser commander par elle de quelque part".
Nietzsche, Aurore, 1881, § 108, tr. fr. Henri Albert, Le Livre de Poche, 1995, p. 109-110.
"Les théoriciens du but de l'existence. – Que je considère les hommes d'un œil bon ou méchant, je les vois toujours appliqués à une unique tâche, tous et chacun en particulier : faire ce qui sert la conservation de l'espèce humaine. Et ce, à vrai dire, non pas en vertu d'un sentiment d'amour pour cette espèce, mais simplement parce que rien n'est en eux plus ancien, plus fort, plus implacable, plus insurmontable que cet instinct, — parce que cet instinct est précisément l'essence de notre espèce et de notre troupeau. Bien que l'on ne soit pas long, d'ordinaire, avec l'habituelle myopie qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez, à répartir soigneusement ses prochains en hommes utiles et nuisibles en effectuant le décompte général et en et en réfléchissant plus longuement au total, on devient méfiant à l'égard de cette distinction et de ce partage, et on finit par y renoncer. Peut-être l'homme le plus nuisible est-il encore le plus utile, dans la perspective de la conservation de l'espèce; car il entretient chez lui, ou bien, par son action, chez d'autres des pulsions sans lesquelles l'humanité serait depuis longtemps avachie ou aurait pourri. La haine, la joie prise au malheur d'autrui, la soif de rapine et de domination, et tout ce qu'on qualifie encore de méchant : cela fait partie de l'étonnante économie de la conservation de l'espèce, d'une économie à coup sûr coûteuse, prodigue, et dans l'ensemble extrêmement folle : – mais qui, c'est un fait démontré, a jusqu'à présent conservé notre espèce. [...] Cette pulsion qui gouverne de la même manière les plus élevés et les plus communs des hommes, la pulsion de conservation de l'espèce, se manifeste de temps en temps sous forme de raison et de passion de l'esprit ; elle s'entoure alors d'une cour brillante de raisons et veut faire oublier à toute force qu'elle est au fond pulsion, instinct, folie, déraison. […] L'homme est devenu progressivement un animal fantastique qui doit satisfaire une condition de vie de plus que tout autre animal : l'homme doit de temps en temps croire qu'il sait pourquoi il existe, son espèce ne peut prospérer sans avoir périodiquement confiance en la vie ! Sans croire à la rationalité de la vie ! Et l'espèce humaine ne cessera de décréter de nouveau de temps en temps : « Il y a quelque chose dont on n'a absolument plus le droit de rire ! » Et l'ami des hommes le plus prudent ajoutera : « Ce ne sont pas seulement le rire et la gaie sagesse, mais encore le tragique avec toute sa sublime déraison qui font partie des moyens et des nécessités de la conservation de l'espèce ! » "
Nietzsche, Le Gai savoir, 1882, tr. fr. Patrick Wötling, GF, 2020, p. 55-56, p. 57 et p. 58-59.
"Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l'esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d'abord répondre. […] Qui de la terre ou du soleil tourne autour de l'autre, cela est profondément indifférent. Pour tout dire, c'est une question futile. En revanche, je vois que beaucoup de gens meurent parce qu'ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. J'en vois d'autres qui se font paradoxalement tuer pour des les idées ou les illusions qui leur donnent une raison de vivre (ce qu'on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir). Je juge donc que le sens de la vie est la plus pressante des questions.
On n'a jamais traité du suicide que comme d'un phénomène social. Au contraire, il est question ici, pour commencer, du rapport entre la pensée individuelle et le suicide. Un geste comme celui-ci se prépare dans le silence du cœur au même titre qu'une grande œuvre. L'homme lui-même l'ignore. Un soir, il tire ou il plonge. D'un gérant d'immeuble qui s'était tué, on me disait un jour qu'il avait perdu sa fille depuis 5 ans, qu'il avait beaucoup changé depuis et que cette histoire l'avait miné. La société n'a pas grand-chose à voir dans ces débuts. Le ver se trouve au cœur de l'homme. C'est là qu'il faut chercher. Ce jeu mortel qui mène à la lucidité en face de l'existence à l'évasion hors de la lumière, il faut le suivre et le comprendre.
Il y a beaucoup de causes à un suicide et d'une façon générale les plus apparentes n'ont pas été les plus efficaces. On se suicide rarement (l'hypothèse cependant n'est pas exclue) par réflexion. Ce qui déclenche la crise est presque toujours incontrôlable. Les journaux parlent souvent de « chagrins intimes » ou de « maladie incurable ». Ces explications sont valables. Mais il faudrait savoir si le jour même un ami ne lui a pas parlé sur un ton indifférent. Celui-là est le coupable. Car cela peut suffire à précipiter toutes les rancœurs et toutes les lassitudes encore en suspension.
Mais, s'il est difficile de fixer l'instant précis, la démarche subtile où l'esprit a parié pour la mort, il est plus aisé de tirer du geste lui-même les conséquences qu'il suppose. Se tuer, dans un sens, et comme au mélodrame, c'est avouer. C'est avouer qu'on est désespéré ou qu'on ne la comprend pas. N'allons pas trop loin cependant dans ces analogies et revenons aux mots courants. C'est seulement avouer que « cela ne vaut pas la peine ». Vivre, naturellement, n'est jamais facile. On continue à faire les gestes que l'existence commande, pour beaucoup de raisons dont la première est l'habitude. Mourir volontairement suppose qu'on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l'absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l'inutilité de la souffrance.
Quel est donc cet incalculable sentiment qui prive l'esprit du sommeil nécessaire à sa vie ? Un monde qu'on peut expliquer même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire, dans un univers soudain privé d'illusions et de lumières, l'homme se sent un étranger. Cet exil est sans recours puisqu'il est privé d'illusions des souvenirs d'une patrie perdue ou de l'espoir d'une terre promise. Ce divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et son décor, c'est proprement le sentiment de l'absurdité. Tous les hommes sains ayant songé à leur propre suicide, on pourra reconnaître, sans plus d'explication, qu'il y a un lien direct entre ce sentiment et l'aspiration vers le néant.
[…] A priori, et en inversant les termes du problème, de même qu'on se tue ou qu'on ne se tue pas, il semble qu'il n'y ait que deux solutions philosophiques, celle du oui et celle du non. Ce serait trop beau. Mais il faut faire le la part de ceux qui, sans conclure, interrogent toujours. Ici, j'ironise à peine, il s'agit de la majorité. Je vois également que ceux qui répondent non agissent comme s'ils pensaient oui. De fait, si j'accepte le critérium nietzschéen, ils pensent oui d'une façon ou d'une autre. Au contraire, ceux qui se suicident, il arrive souvent qu'ils étaient assurés du sens de la vie. Ces contradictions sont constantes. On peut même dire qu'elles n'ont jamais été aussi vives que sur ce point où la logique paraît si désirable. C'est un lieu commun de comparer les théories philosophiques et la conduite de ceux qui les professent. Mais il faut bien dire que parmi les penseurs qui refusèrent un sens à la vie, aucun […] n'accorda sa logique jusqu'à refuser cette vie […].
Devant ces contradictions et ces obscurités, faut-il donc croire qu'il n'y a aucun rapport entre l'opinion qu'on peut avoir sur la vie et le geste qu'on fait pour la quitter ? N'exagérons rien dans ce sens. Dans l'attachement d'un homme à sa vie, il y a quelque chose de plus fort que toutes les misères du monde. Le jugement du corps vaut bien celui de l'esprit et le corps recule devant l'anéantissement. Nous prenons l'habitude de vivre avant d'acquérir celle de penser. Dans cette course qui nous précipite tous les jours un peu plus vers la mort, le corps garde cette avance irréparable. Enfin, l'essentiel de cette contradiction réside dans ce que j'appellerais l'esquive parce qu'elle est à la fois moins et plus que le divertissement au sens pascalien. L'esquive mortelle […], c'est l'espoir. Espoir d'une autre vie qu'il faut « mériter », ou tricherie de ceux qui vivent non pour la vie elle-même, mais pour quelque grande idée qui la dépasse, la sublime, lui donne un sens et la trahit.
Tout contribue ainsi à brouiller les cartes. Ce n'est pas en vain qu'on a joué sur les mots et feint de croire que refuser un sens à la vie conduit forcément à déclarer qu'elle ne vaut pas la peine d'être vécue. En vérité, il n'y a aucune mesure forcée entre ces deux jugements. Il faut seulement refuser de se laisser égarer par les confusions, les divorces et les inconséquences jusqu'ici signalés. Il faut tout écarter et aller droit au vrai problème. On se tue parce que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue, voilà une vérité sans doute – inféconde cependant parce qu'elle est truisme. Mais est-ce que cette insulte à l'existence, ce démenti où on la plonge vient de ce qu'elle n'a point de sens ? Est-ce que son absurdité exige qu'on lui échappe, par l'espoir ou le suicide, voilà ce qu'il faut mettre à jour, poursuivre et illustrer en écartant tout le reste. L'absurde commande-t-il la mort, il faut donner à ce problème le pas sur les autres, en dehors de toutes les méthodes de pensée et des jeux de l'esprit désintéressé."
Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, 1942, chapitre 1, Folio essais, 1989, p. 17-24.
"Les réactions, la façon d'agir d'un homme sont-elles nécessairement dépourvues de toute liberté spirituelle, quel que soit le milieu dans lequel on vit ? Peut-on vraiment affirmer que l'homme n'est rien de plus que le résultat de certains facteurs biologiques, psychologiques ou sociologiques ? Qu'il n'est que le produit accidentel de ces facteurs ? Le comportement des prisonniers qui se sont trouvés enfermés dans un monde aussi exceptionnel que celui des camps de concentration prouve-t-il, hors de tout doute, que l'homme ne peut échapper à l'influence de son environnement ? Dans de telles circonstances, l'homme n'avait-il aucune possibilité de choisir ?
On peut répondre à ces questions en s'appuyant autant sur des faits vécus que sur des théories. Les conclusions tirées des expériences vécues dans les camps de concentration prouvent en effet que l'homme peut choisir. On pourrait citer de nombreux comportements, souvent de nature héroïque, qui démontrent que le prisonnier pouvait surmonter son indifférence et contenir sa colère. Même si on le brutalise physiquement et moralement, l'homme peut préserver une partie de sa liberté spirituelle et de son indépendance d'esprit.
Ceux qui ont vécu dans les camps se souviennent de ces prisonniers qui allaient, de baraque en baraque, consoler leurs semblables, leur offrant les derniers morceaux de pain qui leur restaient. Même s'il s'agit de cas rares, ceux-ci nous apportent la preuve qu'on peut tout enlever à une personne excepté une chose, la dernière des libertés humaines : celle de décider de sa conduite, quelles que soient les circonstances dans lesquelles elle se trouve.
Et nous avions constamment à choisir. Il nous fallait prendre des décisions sans arrêt, des décisions qui déterminaient si nous allions nous soumettre ou non à des autorités qui menaçaient de supprimer notre individualité et notre liberté d'esprit, qui déterminaient si nous allions devenir ou non le jouet des circonstances et renoncer ou non à notre liberté et à notre dignité pour devenir le prisonnier « idéal ».
De ce point de vue, les réactions psychologiques du prisonnier du camp de concentration ne sont pas uniquement l'expression de certains facteurs physiques et sociologiques. Même si des conditions telles que le manque de sommeil, une alimentation inadéquate et plusieurs formes de tension psychologique peuvent laisser entendre qu'il était inévitable qu'il se laisse aller à certains comportements regrettables, il est clair, en dernière analyse, que ce que devenait le prisonnier était le résultat d'une décision intérieure et non celui des circonstances auxquelles il était soumis. Toute personne peut, même dans des circonstances particulièrement pénibles, choisir ce qu'elle deviendra, moralement et spirituellement. On peut garder sa dignité dans un camp de concentration. Dostoeïvski a dit : « Je ne redoute qu'une chose : ne pas être digne de mes souffrances. » Ces mots me sont sans cesse revenus à l'esprit quand j'ai fait la connaissance de ces martyrs dont le comportement, la souffrance et la dignité devant la mort témoignaient du fait qu'on ne peut enlever à un être humain sa liberté intérieure. On peut dire qu'ils furent dignes de leurs souffrances et qu'ils les ont endurées d'une manière exceptionnelle. C'est cette liberté d'esprit, qu'on ne peut nous enlever, qui donne un sens à la vie.
Une vie active permet à l'homme de réaliser ses valeurs à travers un travail créatif, tandis que celui qui mène une vie passive et qui vit pour son plaisir peut faire l'expérience de la beauté, de l'art, ou de la nature. Mais il est également possible de poursuivre un but même si on n'éprouve aucun plaisir à vivre, même lorsqu'il n'y a aucune possibilité de libérer sa créativité et lorsque la vie ne permet qu'une seule possibilité : celle d'agir dans le sens de la morale, en faisant face à l'existence avec des considérations morales qui deviendront prioritaires. Le plaisir et la créativité sont alors inaccessibles. Mais il n'y a pas que le plaisir et la créativité qui donnent un sens à la vie. Et si la vie a un sens, il faut qu'il y ait un sens à la souffrance. La souffrance, comme le destin et la mort, fait partie de la vie. Sans la souffrance et la mort, la vie humaine demeure incomplète.
La façon dont un être humain accepte son sort et toute la souffrance que cela implique, lui donne amplement l'occasion, même dans les circonstances les plus difficiles, de donner un sens plus profond à sa vie. Il peut alors agir avec dignité, courage et altruisme. Mais il peut aussi, dans sa terrible lutte pour survivre, manquer de dignité et se conduire comme une brute. Chacun, dans les camps, avait la chance de profiter ou non de ces occasions d'atteindre aux valeurs morales propres à la situation dans laquelle il était contraint de vivre. Il avait alors le choix d'être digne ou non de ses souffrances.
On pourrait croire que ces considérations sont peu réalistes et trop distanciées de la vie de tous les jours, et il est vrai que très peu de gens sont capables d'assumer de hautes valeurs morales. Seuls quelques prisonniers ont su préserver leur liberté d'esprit, seule une poignée se sont élevés jusqu'à ces valeurs que leurs souffrances leur permettaient d'atteindre, mais ces seuls exemples suffisent à démontrer que l'être humain peut transcender un sort atroce. De telles personnes ne se trouvent pas seulement dans les camps de concentration. L'être humain est partout confronté au destin, il a partout l'occasion de s'accomplir à travers la souffrance."
Viktor Frankl, Découvrir un sens à sa vie grâce à la logothérapie, 1959, tr. fr. Clifford J. Bacon et Louise Drollet, J'ai Lu, 2013, p. 90-93.
"Le prisonnier [des camps de concentration] qui ne croyait plus à l'avenir – son avenir – était perdu. En perdant cette foi, il perdait sa spiritualité ; il se laissait dépérir moralement et physiquement. D'ordinaire, cela se produisait assez subitement, lors d'une crise, dont les prisonniers aguerris reconnaissaient facilement les symptômes. Nous vivions tous dans la crainte de ce moment – pas pour nous, ce qui n'aurait servi à rien, mais pour nos amis. En général, cela commençait un matin lorsque le prisonnier refusait de s'habiller, de se laver, ou de rejoindre le terrain de manœuvres. Les supplications, les coups, les menaces ne faisaient aucun effet. Il restait tout simplement couché, sans bouger. Si cette crise était due à une maladie quelconque, il refusait de réagir, de lutter ; il ne voulait pas qu'on l'emmène à l'infirmerie. Il abandonnait, tout simplement. Il restait là, couché sur ses excréments, et plus rien ne le dérangeait. […]
Être privé d'espoir peut avoir sur [un homme] un effet dévastateur, [comme le prouve] une observation que m'avait faite le médecin en chef de notre camp de concentration. Il y avait eu un accroissement sans précédent du taux de mortalité dans les camps pendant la période se situant entre Noël 1945 et le nouvel an 1945. Selon lui il ne fallait attribuer cet accroissement ni aux conditions de travail plus difficiles, ni à une diminution des provisions, ni à un changement de température, ni à de nouvelles épidémies. Les décès étaient simplement dus au fait que la majorité des prisonniers avaient vécu dans l'espoir déraisonnable de rentrer chez eux pour Noël. Comme ils n'avaient reçu aucune nouvelle encourageante, à mesure que le 25 décembre approchait, ils avaient perdu courage et cédé à la déception. Celle-ci eut une influence pernicieuse sur leurs capacités de résistance et beaucoup d'entre eux succombèrent.
Il était indispensable, si l'on voulait aider un prisonnier à retrouver sa force intérieure, de lui suggérer un but quelconque. Les paroles de Nietzsche « Celui qui a un "pourquoi" qui lui tient lieu de but, de finalité, peut vivre avec n'importe quel "comment" » pourraient servir de principe directeur pour toute assistance psycho-thérapeutique accordée à des prisonniers. Chaque fois que l'occasion se présentait, il fallait leur donner un pourquoi – un but – afin de les aider à supporter le terrible comment de leur existence. Malheur à celui qui ne trouvait plus aucun sens à sa vie, qui n'avait plus de but, plus de raison d'aller de l'avant. Il était condamné. À tout argument encourageant, un tel homme avait l'habitude de répondre: « Je n'attends plus rien de la vie. » Que répliquer à cela ?
Il fallait que nous changions du tout au tout notre attitude à l'égard de la vie. Il fallait que nous apprenions par nous-mêmes et, de plus, il fallait que nous montrions à ceux qui étaient en proie au désespoir que l'important n'était pas ce que nous attendions de la vie, mais ce que la vie attendait de nous. Au lieu de se demander si la vie avait un sens, il fallait s'imaginer que c'était la vie qui nous questionnait ― journellement et à toute heure. Nous devions répondre, non pas par des mots et des méditations, mais par de bonnes actions, une bonne conduite. Notre responsabilité dans la vie consiste à trouver les bonnes réponses aux problèmes qu'elle nous pose et de nous acquitter honnêtement des tâches qu'elle nous assigne.
Ces tâches qui donnent un sens à la vie, sont différentes pour chaque homme et à chaque moment. Il est donc impossible de définir le sens de la vie d'une manière générale. On ne peut répondre aux questions concernant le sens de la vie avec des généralisations hâtives. La vie n'est pas quelque chose de vague, elle est, au contraire, très réelle et très concrète, et les tâches de la vie sont très réelles et très concrètes, elles aussi. Elles dessinent le destin de l'homme, et chaque destin est unique et différent. On ne peut comparer ni les hommes ni les destins. Aucune situation ne peut se répéter, chaque situation exige une réponse particulière. Parfois, la situation dans laquelle un homme se trouve exige qu'il ait recours à l'action pour façonner son propre destin. D'autres fois, il est plus avantageux pour lui de s'adonner à la contemplation et de s'accomplir dans la spiritualité. Parfois, l'homme doit tout simplement accepter le destin et porter sa croix. Ce qui caractérise chaque situation est son unicité ; il n'y a qu'une seule bonne réponse au problème que nous pose une situation particulière.
Lorsqu'un homme se rend compte que son destin est de souffrir, sa tache devient alors d'assumer sa souffrance. Il doit reconnaître que, même dans la souffrance, il est seul et unique au monde. Personne ne le soulagera de ses peines ou ne les endurera à sa place. Sa chance unique réside dans la façon dont il portera son fardeau. […]
Cette unicité, cette singularité qui caractérise chaque individu et qui donne un sens à la vie influence autant le travail créatif que l'amour humain. Lorsqu'il se rend compte à quel point il est irremplaçable, un homme devient profondément conscient du fait qu'il est responsable de sa vie. Un homme qui réalise l'ampleur de la responsabilité qu'il a envers un être humain qui l'attend, où vis-à-vis d'un travail qui lui reste à accomplir, ne gâchera pas sa vie. Il connaît le pourquoi de cette vie, et pourra supporter tous les « comment » auxquels il sera soumis."
Viktor Frankl, Découvrir un sens à sa vie grâce à la logothérapie, 1959, tr. fr. Clifford J. Bacon et Louise Drollet, J'ai Lu, 2013, p. 100, p. 102-104 et p. 106.
"À moins d'être enclin à philosopher, on se contente de prendre la vie comme elle vient quand tout se passe à peu près bien, et on préfère ignorer le problème embarrassant du but et de la signification de l'existence. Bien que nous soyons tout disposés à accepter intellectuellement que l'homme, en général, n'est que le résultat, dû au hasard, d'un processus évolutionnaire long et complexe, et que chacun d'entre nous, en particulier, doit d'être au monde à l'instinct de procréation de ses parents et – du moins l'espère-t-il – à leur volonté de l'avoir, lui, pour enfant, je ne pense pas que cette explication rationnelle soit vraiment convaincante en ce qui concerne nos sentiments. De temps en temps, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous demander ce que peut bien être le but (s'il en existe un) de la vie pour les êtres humains. Mais il ne s'agit certainement pas d'un problème qui nous tracasse beaucoup en temps ordinaire.
En période de détresse, cependant, le problème de la finalité de la vie, ou de sa signification, s'impose à notre conscience. Plus l'expérience est pénible, plus la question se pose avec insistance. Il est significatif, sur le plan psychologique, que nous commencions à nous inquiéter du sens de la vie au moment où nous sommes désemparés par des épreuves pénibles : notre recherche d'une réponse, en effet, a un but précis. Nous avons l'impression qu'il nous suffirait de saisir le sens profond de la vie pour comprendre aussitôt la véritable signification de notre souffrance – et incidemment de celle des autres – et que nous pourrions alors répondre à cette question brûlante : pourquoi nous est-il infligé, pourquoi devons-nous la subir ?
Si, à la lumière de notre compréhension de cette finalité, notre souffrance nous apparaît justifiable, ou en constitue une partie essentielle, alors, notre affliction, en tant qu'élément intégrant du grand dessein de la vie, prend elle-même tout son sens et devient plus supportable.
Aussi grande que puisse être notre douleur physique, elle devient plus tolérable quand on est assuré de survivre à la maladie qui l'a causée et d'obtenir finalement la guérison. Le pire des calvaires est adouci dès que l'on croit que l'état de détresse est réversible et qu'il aura certainement une fin. La pire des calamités devient supportable si on peut envisager sereinement sa disparition. Seule la mort est absolue, irréversible, définitive ; et tout d'abord la nôtre, et aussi celle d'autrui. C'est pourquoi l'angoisse de mort, si elle n'est pas adoucie par une foi solide en une vie future, dépasse en profondeur toutes les autres angoisses. La mort, cette ultime négation de la vie, pose avec la plus extrême acuité le problème de la signification de l'existence.
Le sens de la mort et celui de la vie sont si inextricablement enchevêtrés que, si la vie semble avoir perdu toute signification, le suicide apparaît comme une solution fatale. Les tentatives de suicide permettent de mieux comprendre encore ce rapport étroit. Très peu de suicides sont inspirés par le désir de mettre un terme à une douleur insupportable qui élimine toute chance de jouir de la vie, et dont les causes sont définitivement irréversibles. Le plus souvent, les suicides sont la conséquence de la conviction inébranlable que la vie a perdu totalement et irrémédiablement toute signification. D'après mon expérience avec des suicidaires, je pense que la majorité des suicides sont des tentatives destinées à avorter et qui, par malheur et accidentellement, réussissent.
L'immense majorité des tentatives de suicide sont des appels au secours désespérés émanant de personnes qui voudraient bien être capables de vivre. Ces tentatives doivent être prises au sérieux, car si le secours n'arrive pas, le suicidaire peut fort bien mettre un terme à sa vie. Ce qu'il lui faut, pour pouvoir continuer, et la réaction qu'il essaye de susciter, c'est l'occasion de retrouver la signification de sa propre vie.
La tentative de suicide est donc le plus souvent une supplique déchirante adressée à une personne qui peut être réelle ou imaginaire mais qui est toujours affectivement significative. La réponse de cette personne très précise au geste suicidaire devrait démontrer clairement, et d'une façon convaincante, que sans l'ombre d'un doute, et contrairement à la peur du désespéré, sa vie a un sens. La demande plus ou moins explicite inhérente à la tentative de suicide est en général que cette autre personne, par son action, prouve qu'elle est prête à tout faire, non pas, comme on le croit trop souvent, pour prévenir toute autre tentative, mais pour donner un sens à l'existence du désespéré, en lui montrant que sa vie est extrêmement importante pour l'être dont il attend du secours. Le suicidaire, se sentant important au niveau le plus profond, pour cette personne unique, retrouve un sens à sa vie et renonce à la mort.
La signification de la vie est ainsi le seul antidote certain à la recherche délibérée de la mort."
Bruno Bettelheim, "La limite extrême", 1968, in Survivre, tr. fr. Théo Carlier, Robert Laffont, 1979.
"Nous ne vivons que pour maintenir notre structure biologique, nous sommes programmés depuis l'œuf fécondé pour cette seule fin, et toute structure vivante n'a pas d'autre raison d'être, que d'être. Mais pour être elle n'a pas d'autres moyens à utiliser que le programme génétique de son espèce. Or ce programme génétique chez l'Homme aboutit à un système nerveux, instrument de ses rapports avec l'environnement inanimé et animé, instrument de ses rapports sociaux, de ses rapports avec les autres individus de la même espèce peuplant la niche où il va naître et se développer. Dès lors, il se trouvera soumis entièrement à l'organisation de cette dernière. Mais cette niche ne pénétrera et ne se fixera dans son système nerveux que suivant les caractéristiques structurales de celui-ci. Or, ce système nerveux répond d'abord aux nécessités urgentes, qui permettent le maintien de la structure d'ensemble de l'organisme. Ce faisant, il répond à ce que nous appelons les pulsions, le principe de plaisir, la recherche de l'équilibre biologique, encore que la notion d'équilibre soit une notion qui demande à être précisée. Il permet ensuite, du fait de ses possibilités de mémorisation, donc d'apprentissage, de connaître ce qui est favorable ou non à l'expression de ces pulsions, compte tenu du code imposé par la structure sociale qui le gratifie, suivant ses actes, par une promotion hiérarchique. Les motivations pulsionnelles, transformées par le contrôle social qui fournit une expression nouvelle à la gratification, au plaisir, seront enfin à l'origine aussi de la mise en jeu de l'imaginaire. Imaginaire, fonction spécifiquement humaine qui permet à l'homme contrairement aux autres espèces animales, d'ajouter de l'information, de transformer le monde qui l'entoure. Imaginaire, seul mécanisme de fuite, d'évitement de l'aliénation environnementale, sociologique en particulier, utilisé aussi bien par le drogué, le psychotique, que par le créateur artistique ou scientifique. Imaginaire dont l'antagonisme fonctionnel avec les automatismes et les pulsions, phénomènes inconscients, est sans doute à l'origine du phénomène de conscience."
Henri Laborit, Éloge de la fuite, 1976, Folio essais, 2004, p. 12-13.
Retour au menu sur le vivant
Retour au menu sur la vie