"La structure de la vie humaine en général est sociale, comme pour tous les animaux supérieurs. L'homme ne vient à la « sociabilité » non pas par un « accord », par une décision rationnelle, mais par la disposition naturelle, primaire, qu'il partage avec les animaux supérieurs. L'attraction envers les autres membres de l'espèce précède toute hostilité ou répulsion ; la solitude est toujours secondaire, bien loin de la relation naturelle, et nos imaginations sont captivées par les histoires de Robinson Crusoe justement parce que l'état solitaire est si inhabituel. De plus, les Crusoes n'ont pas seulement besoin d'un naufrage pour rendre leurs histoires crédibles, mais leur expérience de la civilisation et de l'ordre social est implicite dans tout ce qu'ils font.
Mais quel est notre état social naturel ? Il n'existe rien de tel. À tous les niveaux de la vie sociale humaine il existe un monde étranger, et opposé, à la nature. Ce qui est naturel à l'homme est la civilisation, et la forme de notre société est l'une de ses plus importantes réussites – « l'artificialité naturelle », comme l'appelle Plessner. Des rapports sont encore faits parfois sur les vies de gens isolés, comme s'ils étaient complètement des « enfants de la nature » et comparables aux animaux sauvages. Bien sûr, il s'agit d'une absurdité, car tous les groupes humains existant aujourd'hui ont des structures sociales complexes, comme les ethnologues l'ont définitivement montré."
Adolf Portmann, Les animaux comme être sociaux, 1953, Chapitre 3, Harper Torchbooks, p. 70-71.
"Les hommes vivent toujours en groupe : il n'y a pas d'être humain totalement et par nature solitaire ; les individus de nombreuses espèces animales vivent au contraire isolés les uns des autres. Bien sûr leur isolement est interrompu lors du rapprochement sexuel, qui peut cependant se réduire pour beaucoup d'espèces à un minimum. On sait qu'il existe aussi des animaux qui en permanence ou par périodes évoluent en groupes, cherchent ensemble leur nourriture, se protègent mutuellement, etc. La vie de ces communautés animales est d'un plus grand intérêt pour établir une comparaison avec la société humaine, que celle de ces insectes, qui, dit-on, constitueraient des États, abeilles, fourmis et termites. De nombreux biologistes estiment que ces États sont de véritables ensembles organiques comparables a un organisme, c'est-à-dire à un « État composé de cellules ». Cependant il ne faut pas oublier que le comportement de chaque abeille ou de chaque fourmi ne se comprend qu'en relation avec une situation, alors que des cellules ou des parties d'un corps vivent mais ne « font » rien.
Tout parallèle entre ces prétendus États d'animaux et l'État humain repose sur des analogies apparentes. Quand on décrit le comportement des abeilles et des fourmis, on parle de « division du travail », de tâches, de directions, d'ouvriers, de soldats, de gardiens etc. La reine des abeilles a bien peu de choses en commun avec une souveraine humaine. Les métaphores ne sont pas une base solide pour rapprocher les vies de groupe chez l'homme et l'animal.
Seuls les êtres humains forment une communauté, une société et un État. Il existe dans ces unités sociales une division des rôles. Seul l'homme peut se charger d'un rôle. Même lorsque ce choix résulte en apparence d'un instinct impérieux, il est toujours conditionné par l'histoire et réalisé par des décisions ou des consentements. La vie en commun des animaux est fondée sur les significations absolues de leur constitution physique et de leur environnement et adaptée aux diverses situations grâce à la formation d'habitudes. La société humaine se base sur des obligations normatives. L'opposition entre les relations animales interindividuelles et les relations humaines personnelles, c'est toute l'opposition entre la nature et la civilisation, l'environnement et le monde, l'évolution et l'histoire, la loi et la norme, l'habitude et la tradition. Nous voyons déjà combien la vie en commun ancrée au plus profond de l'homme physique, à savoir la vie sexuelle et la vie du groupe mère-enfant, diffère de celle des animaux car, comme le dit Claude Lévi-Strauss, elle est toujours liée à certaines normes et par conséquent, dans toute communauté, obéit a une règle. On peut ainsi déceler dans toute communauté humaine, même dans les plus primitives, une interdiction de l'inceste. Cet interdit est — selon l'expression de Lévi-Strauss — au seuil de la civilisation, et dans un certain sens la civilisation elle-même. Chez les animaux supérieurs, les anthropoïdes, qui sont a maints égards très proches des hommes, les régies font défaut, mais aussi les lois naturelles immuables qui régissent les rapports sexuels des animaux inférieurs. Chez les chimpanzés d'Afrique que Nissen a étudiés, le comportement sexuel ne connaît pas de règle."
F. J. J. Buytendijk, L'Homme et l'animal, 1958, tr. fr. Rémi Laureillard, Gallimard nrf, coll. Idées, 1968, p. 107-109.
"Nous étions heureux : il y avait d'un côté l'animal et la nature, de l'autre côté l'homme et la société. Le passage du premier couple au second a été la grande affaire de l'anthropologie sociale et physique. Depuis une dizaine d'années, les informations affluent d'un peu partout, recensées et analysées avec beaucoup de soin par les chercheurs. Elles prouvent que les êtres non humains sont outillés pour accomplir des tâches que l'on s'imaginait être exclusivement humaines, notamment apprendre et inventer. Les primates, les dauphins, les oiseaux fournissent des exemples incontestables. Contrairement au stéréotype d'une maturation biologique individuelle, les animaux isolés, pas plus que les enfants sauvages, n'ont un développement normal : la relation avec la mère et les congénères est capitale.
Les sociologues philanthropes du siècle dernier étaient fiers de démontrer, par l'exemple de l'enfant-loup, que l'être humain coupé de la société n'est qu'un animal, privé de langage et de pensée. Des expériences concluantes montrent qu'il en va de même pour bien des espèces. Faute de vivre avec sa mère, avec son groupe [...] l'individu rechute dans son animalité comme l'homme était censé rechuter dans la sienne. Bien plus, la plupart des espèces se donnent une organisation collective destinée à régler la reproduction sexuelle, la transmission de quelques caractères spécifiques, ou à atténuer les déséquilibres avec le milieu habituel.
La coupure effective de la société vis-à-vis de la nature est une illusion. Un fait me frappe, à ce propos. Toutes les fois que l'on est allé regarder de plus près ces « natures », on découvert une société. Il en a été ainsi de la « horde » primitive, qui représentait au XIXe siècle la société, l'économie « naturelle » ; il en est ainsi de nos jours des « hordes » animales. Les tentatives successives de couper, sous cet angle, la société de la nature, ou de poser la nature vis-à-vis de la société comme un état antérieur ou comme son double hétérogène, ont toujours échoué et abouti à la découverte d'une société différente, d'une organisation sociale, celle du sauvage, celle de l'animal. Alors pourquoi cette séparation est-elle maintenue, sinon comme réalité, du moins comme hypothèse, ainsi que le suggérait Hume ? Je vois à cela deux raisons : définir l'autre comme objet, conserver le primat de l'individu. D'une part, pour une collectivité particulière, ceci revient à justifier la soumission, l'exclusion, voire la destruction d'une collectivité différente...
Si sa place est bien tracée dans notre logique, c'est parce qu'il s'agit d'une logique de la domination. D'autre part, aux yeux des savants, la séparation permet de concevoir la société comme une réalité seconde, dérivée, propre à pallier la rareté et les déficiences de la nature, ou à canaliser son énergie débordante à travers les pulsions et les instincts. On s'en tient toujours à cette vue. Pourtant, il convient de prendre les découvertes éthologiques au sérieux et à la lettre… Dans cette optique, soustraite aux sortilèges d'une séparation hypothétique, la société apparaît comme une réalité positive et primaire, analogue à la matière, à l'atome."
Serge Moscovici, "Quelle unité : avec la nature ou contre ?", 1972, in Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini (sous la dir. de), L’Unité de l’homme. Tome 3. Pour une anthropologie fondamentale, Éditions du Seuil, 1978, p. 293-294 et p. 296.
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