"Indubitablement, le monde de tout animal est, sous un certain rapport, apparenté à celui de l'homme, déjà dans la mesure où l'univers de la bête aussi est l'ambiance d'un sujet, où donc il est vu, entendu, senti, goûté, touché : un monde inambigu d'action et de réaction. Cette parenté est d'autant plus complète que l'homme se trouve engagé de manière moins réfléchie dans une situation, et que sa ressemblance corporelle avec l'animal est plus accusée. Un singe déguste une banane à peu près comme un enfant. Chez l'un comme chez l'autre, l'objet, la main et la bouche composent une même situation et provoquent la même séquence d'actions.
L'expérience peut mettre sur la piste, non seulement de la ressemblance des organes sensoriels chez la bête et chez l'homme, mais aussi de ces formes de comportement qu'il nous faut attribuer à l'animal supérieur, par exemple le fait de suivre du regard, d'écouter, d'attendre, de chercher, de goûter, de tâter, d'agir avec précaution, etc. Tout cela montre que pour l'animal, il existe un monde sensoriellement accessible de structure analogue à celle de l'univers perçu par l'homme.
Si l'on veut distinguer le monde de l'animal supérieur de celui de l'animal inférieur, on attribue d'habitude au premier des deux une différenciation plus complexe et plus nuancée. Il faut y voir une Gestalt, une forme globale, un aspect configuré d'ordre spatio-temporel, où l'on trouve une grande variété de dominances prononcées, ou, si l'on préfère, une structure plus complexe de forces dans un champ. Toutefois, ces caractéristiques générales ne suffisent pas à faire comprendre ce que le monde de l'animal supérieur a d'essentiellement propre. On n'y peut arriver qu'en découvrant, par la perception directe, un certain nombre de formes de comportement qui résultent inéluctablement d'une autonomie plus prononcée de l'existence animale et sont, par conséquent, plus proches de la frontière où commence l'existence proprement humaine. Celle-ci, en effet, n'a d'assises rationnelles que dans la mesure où la liberté rend possible la raison. Nous l'avons démontré déjà : dans le domaine du comportement, les diverses catégories d'attitude, de conduite à l'égard du monde et de soi-même, nous sont connues a priori, et, par conséquent, re-connues par l'intuition directe au sein de l'expérience que nous avons d'autres sujets. On peut aussi parvenir […] à une distinction discriminatoire, triant l'inférieur et le supérieur, parce que l'idée de l'existence animale, comme mode d'existence clos, en communication dialectique avec son propre monde, se réalise, et que cet accomplissement s'opère de plus en plus nettement dans le sens de cette clôture et de la transcendance allant de pair avec elle. Être indépendant, c'est ne dépendre que de soi-même, dont s'émanciper à l'égard de son ambiance. En vertu de cette autonomie, la conduite se caractérise de plus en plus comme une activité personnelle, une réalisation de soi-même, à la fois création et rupture de rapports, une domination de la nature, donc un agir plus indépendant en tout point de vue fortuit. Nous comprenons ainsi qu'un animal inférieur n'écoute, ni ne suit du regard, ne goûte ni ne touche à proprement parler. S'il se produit un de ces phénomènes au sein d'un groupe zoologique, c'est qu'en réalité nous avons affaire à quelque forme supérieure de la vie animale. Ceci vaut aussi bien pour une libellule, qui suit du regard un autre insecte, que pour le poulpe, dont les tentacules tâtent une pierre ou une proie.
Le milieu de l'animal supérieur ne consiste donc pas en stimuli formés, ni en configurations de stimuli ou en forces de champ ; il semble fait de « choses », c'est-à-dire d'éléments de son monde, qui s'y trouvent phénoménalement, indépendamment du point de vue, des images, des apparences et manifestations. Les choses se meuvent par rapport au sujet, s'en approchent, s'en éloignent, et, surtout, comportent des possibilités que le sujet y découvre par l'action même qui le porte vers elles. Dans une certaine mesure, l'animal supérieur percevra les relations « objectives » des choses. Il verra qu'une « chose » tombe comment et où elle aboutit, qu'elle en repousse une autre, etc. Il ne s'ensuit pas nécessairement qu'il s'agisse d'une « perception de causalité ».
Il n'existe qu'un nombre limité de mondes animaux, tout comme il n'existe qu'un nombre limité de substances chimiques. Et, de même que les diverses formes animales se composent de ces substances, ainsi les modes de comportement surgissent des possibilités physiques, en nombre limité, de la nature. Jamais, cependant, la forme vivante ne peut s' « expliquer » à partir de la « matière première » dont elle est issue ; il en va de même pour le comportement, par rapport à la structure du monde physique. Ainsi, le comportement d'un animal marin n'est pas dû à une structure physique de l'océan ; mais c'est seulement l'activité de cet animal qui rend la mer homogène, fluide, transparente, etc. Or, il est des « mondes » qui, plus que d'autres, occasionnent les formes supérieures de comportement. Nous avons, à ce sujet, signalé déjà la différence entre la mer et son fond. Celui-ci favorise l'éclosion de formes de comportement bien supérieures, parce que tout sol, étant une plaine solide et stable où le mouvement peut se déployer, exige une locomotion différenciée, et, de plus, fournit des rapports complexes, à la fois statiques et dynamiques. L'animal marin qui nage habituellement se trouve environné d'un milieu homogène, et son comportement consiste surtout en réactions à ce qui se produit accidentellement dans ce milieu. Nous comprendrons, désormais, qu'un vertébré (comme un poisson) ou même un animal à sang chaud (comme un dauphin ou une baleine) existe à proprement parler dans un monde inférieur à celui d'une étoile de mer ou d'un crabe."
F. J. J. Buytendijk, Traité de psychologie animale, 1952, tr. fr. A. Frank-Duquesne, PUF logos, p. 283-286.
"Von Uexküll était d'avis que l'homme possède également un environnement, environnement d'ailleurs différent de celui de l'animal et correspondant à l'organisation de l'homme et à ses opinions conditionnées par son expérience et de ses habitudes : Dans son livre Niegeschaute Welten [mondes jamais vus], sous-titré : « Les milieux de mes amis », von Uexküll décrit la façon dont chaque homme, par suite de ses dispositions innées, de son éducation et de sa profession considère les objets « autrement ». Un arbre est un objet différent pour le chasseur, pour le marchand de bois, pour le poète, de même qu'il comporte pour un écureuil, un hibou, un papillon ou un scarabée des caractéristiques différentes. Cette comparaison est absolument erronée. L'homme n'a pas un environnement, il a un monde. En face de ce monde il se choisit un point de vue. Ce choix n'est pas complètement libre, sa liberté de choix est limitée par les caractéristiques physiques personnelles, la situation du moment et les décisions historiques antérieures, les intérêts, les penchants, les intentions. Le monde est pour l'homme autre chose qu'un environnement animal spécifique propre à une espèce, dépendant de la constitution de ses organes de perception et d'action et subordonné aux déterminations du moment. L'homme n'existe pas seulement par ses sensations et actions comme l'animal, il existe par sa connaissance et ses actes. Le monde au contraire de l'environnement animal est un monde objectif, ce n'est pas seulement un monde apparaissant « spécifique », mais un monde apparaissant « existant ». Ce monde est à l'homme don et donnée, qu'il comprend et auxquels il répond de sa libre initiative. Sa réponse n'est pas seulement réaction, mais prise, réalisation créatrice et organisatrice sous la conduite de la ratio et des normes d'un système de valeurs qu'il a trouvé tout fait dans le monde préétabli de son enfance, qu'il a accepté, qu'il a assimilé et qu'il a renouvelé.
L'animal est une espèce naturelle, son environnement est spécifique de cette espèce. L'homme est une « idée historique » (Merleau-Ponty), son monde est une unité d'objets d'utilité et de civilisation que l'histoire a formée et continue de former. L'homme existe non seulement avec son monde et dans son monde comme l'animal, mais en face de son monde. Entre la subjectivité humaine et l'objectivité des choses, il y a un hiatus, un abîme, qui peut être franchi sans doute dans la perception et l'action mais coexiste avec elles. Aussi l'homme peut-il s'imbriquer dans une situation qu'il ressent et où il se meut et simultanément en être le spectateur désintéressé."
F. J. J. Buytendijk, L'Homme et l'animal, 1958, tr. fr. Rémi Laureillard, Gallimard nrf, coll. Idées, 1968, p. 56-57.
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