"Quand je m'acquitte de ma tâche de frère, d'époux ou de citoyen, quand j'exécute les engagements que j'ai contractés, je remplis des devoirs qui sont définis, en dehors de moi et de mes actes, dans le droit et dans les mœurs. Alors même qu'ils sont d'accord avec mes sentiments propres et que j'en sens intérieurement la réalité, celle-ci ne laisse pas d'être objective ; car ce n'est pas moi qui les ai faits, mais je les ai reçus par l'éducation. Que de fois, d'ailleurs, il arrive que nous ignorons le détail des obligations qui nous incombent et que, pour les connaître il nous faut consulter le Code et ses interprètes autorisés ! De même, les croyances et les pratiques de sa vie religieuse, le fidèle les a trouvées toutes faites en naissant ; si elles existaient avant lui, c'est qu'elles existent en dehors de lui. Le système de signes dont je me sers pour exprimer ma pensée, le système de monnaies que j'emploie pour payer mes dettes, les instruments de crédit que j'utilise dans mes relations commerciales, les pratiques suivies dans ma profession, etc., etc., fonctionnent indépendamment des usages que j'en fais. Qu'on prenne les uns après les autres tous les membres dont est composée la société, ce qui précède pourra être répété à propos de chacun d'eux. Voilà donc des manières d'agir, de penser et de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu'elles existent en dehors des consciences individuelles."
Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, 1894, Chapitre I, PUF, Quadrige, 1996, p. 3-4.
"Il sera difficile de comprendre l'homme dans sa totalité si on se le représente errant d'abord tout seul à travers le monde et n'ajustant sa conduite à celle des autres hommes que de manière secondaire. Tout homme en présuppose d'autres avant lui. Un enfant ne devient un être humain qu'en s'intégrant à un groupe, par exemple en apprenant une langue existante ou en assimilant les règles de contrôle des pulsions et des affects propres à une civilisation' Cela est requis non seulement en vue de la coexistence avec les autres, mais également pour les besoins de l'existence individuelle, pour l'accès statut d'individu humain et pour la survie.
La multiplicité des êtres humains se traduit par une forme d'ordre singulière. Ce que la vie commune des hommes comporte d'unique engendre des réalités particulières, spécifiquement sociales, qu'il est impossible d'expliquer ou de comprendre à partir de l'individu. La langue en est une bonne illustration. Quelle impression cela ferait-il de découvrir un beau matin, en se réveillant, que tous les autres hommes parlent une langue que l'on ne comprend pas soi-même ? Sous une forme paradigmatique, la langue incarne ce type de données sociales qui présupposent une multiplicité d'êtres humains organisés en société et qui, en même temps, ne cessent de se réindividualiser. Ces données se réimplantent en quelque sorte dans chaque nouveau membre d'un groupe, elles guident son comportement et sa sensibilité, constituent l'habitus social à partir duquel se développeront chez lui les traits distinctifs qui l'opposeront aux autres au sein du groupe. Le modèle linguistique commun admet des variations individuelles, jusqu'à un certain point. Mais lorsque l'individualisation va trop loin, la langue perd sa fonction de moyen de communication à l'intérieur d'un groupe."
Norbert Elias, Du temps, 1984, Introduction, tr. fr. Michèle Hulin, Fayard, p. 23-24.
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