"C'est surtout dans leurs conceptions du monde animal que les Indiens de la forêt boréale canadienne témoignent de la plus grande convergence. Malgré la différence des langues et affiliations ethniques, le même complexe de croyances et de rites gouverne partout la relation du chasseur au gibier. Tout comme en Amazonie, la plupart des animaux sont conçus comme des personnes dotées d'une âme, ce qui leur confère des attributs tout à fait identiques à ceux des humains, tels la conscience réflexive, l'intentionnalité, la vie affective ou le respect de préceptes éthiques. Les groupes Cree sont particulièrement explicites en ce domaine. Selon eux, la sociabilité des animaux est semblable à celle des hommes et s'alimente aux mêmes sources : la solidarité, l'amitié et la déférence aux anciens, en l'occurrence les esprits invisibles qui président aux migrations du gibier, gèrent sa dispersion territoriale et ont la charge de sa régénération. Si les animaux diffèrent des hommes, c'est donc uniquement par l'apparence ; une simple illusion des sens puisque les enveloppes corporelles distinctives qu'ils arborent d'ordinaire ne sont que des déguisements destinés à tromper les Indiens. Lorsqu'ils visitent ces derniers en rêve, les animaux se révèlent tels qu'ils sont en réalité, c'est-à-dire sous leur forme humaine, de même qu'ils parlent dans les langues indigènes quand leur esprit s'exprime publiquement au cours du rituel dit de la « tente tremblante ». Quant aux mythes fort communs qui mettent en scène l'union entre un animal et un homme ou une femme, ils ne font que confirmer l'identité de nature des unes et des autres : une telle conjonction serait impossible, dit-on ; si un tendre sentiment n'avait dessillé les yeux du partenaire humain, lui permettant de voir sous des oripeaux animaux la véritable figure d'un conjoint désirable.
On aurait tort de voir dans cette humanisation des animaux un simple jeu de l'esprit, une manière de langage métaphorique dont la pertinence ne s'étendrait guère au-delà des circonstances propres à l'accomplissement des rites ou à la narration des mythes. Même lorsqu'ils parlent en termes fort prosaïques de la traque, de la mise à mort et de la consommation du gibier, les Indiens expriment sans ambiguïté l'idée que la chasse est une interaction sociale avec des entités parfaitement conscientes des conventions qui la régissent. Ici, comme dans la plupart des sociétés où la chasse joue un rôle important, c'est en témoignant du respect aux animaux que l'on s'assure de leur connivence : il faut éviter le gâchis, tuer proprement et sans souffrances inutiles, traiter avec dignité les os et la dépouille, ne pas céder aux tartarinades ni même évoquer trop clairement le sort réservé aux proies. Ainsi, les expressions désignant la chasse font rarement référence à sa fin humaine, la mise à mort ; de même que les Achuar d'Amazonie parlent en termes vagues de « partir en forêt », de « promener les chiens » ou encore de « souffler les oiseaux » (pour la chasse à la sarbacane), de même les Indiens Montagnais disent « aller chercher », pour la chasse au fusil, ou « aller le voir », pour vérifier les lignes de trappe. Tout comme en Amazonie, également, il est courant que le jeune chasseur tuant pour la première fois un animal d'une certaine espèce lui accorde un traitement rituel particulier. Chez les Achuar, par exemple, le jeune homme se refuse à manger lui-même le gibier qu'il a ramené car la relation encore fragile établie avec la nouvelle espèce se briserait sans appel s'il manquait à cette retenue ; les congénères de sa proie se dérobant désormais à son approche. C'est le même principe qui, chez les Ojibwa de l'Ontario, paraît dicter la conduite du chasseur novice : il consommera certes sa prise en compagnie des hommes de son entourage, mais au cours d'un repas cérémoniel qui se termine par une sorte de rituel funéraire accordé aux restes de l'animal.
Au-delà de ces marques de considération, toutefois, les rapports avec les animaux peuvent s'exprimer dans des registres plus spécifiques ; la séduction, par exemple, qui figure le gibier à l'image d'une amante ou encore la coercition magique, qui annihile la volonté d'une proie et la force à s'approcher du chasseur. Mais la plus commune de ces relations, celle aussi qui souligne le mieux la parité entre les hommes et les animaux, est le lien d'amitié qu'un chasseur noue au fil du temps avec un membre singulier d'une espèce. L'ami sylvestre est conçu à la manière d'un animal de compagnie et va servir d'intermédiaire auprès de ses congénères pour qu'ils s'exposent sans rechigner à portée de tir ; petite trahison, sans doute, mais sans conséquence pour les siens, la victime du chasseur se réincarnant peu après en un animal de la même espèce si sa dépouille a reçu le traitement rituel prescrit. Car, quelles que soient les stratégies employées pour inciter un animal à s'exposer au chasseur, c'est toujours par l'effet d'un sentiment de générosité que la proie se livre à celui qui va le consommer. Le gibier est mû par la compassion qu'il éprouve pour les souffrances des humains, ces êtres exposés à la disette et qui dépendent de lui pour leur survie. Loin de se réduire à une manipulation technique épisodique d'un milieu naturel autonome, la chasse est ici un dialogue continu, au cours duquel, comme l'écrit Tim Ingold, « les personnes humaines et animales se constituent réciproquement avec leurs identités et leurs finalités particulières ».
Plus au nord encore, dans ces parages quasi désertés par la vie que seuls les peuples de langue eskimo ont su habiter, une perception identique des rapports à l'environnement semble prévaloir. Hommes, animaux et esprits sont coextensifs, et si les premiers peuvent se nourrir des seconds grâce à la bienveillance des derniers, c'est parce que le gibier s'offre à ceux qui le désirent vraiment, tout comme chez les Cree. Les rites de chasse et de naissance inuit témoignent de ce que les âmes et les chairs, si rares et si précieuses, circulent sans trêve entre différentes composantes de la biosphère définies par leurs positions relatives et non par une essence donnée de toute éternité : de même qu'il faut du gibier pour produire les humains – comme aliment, certes, mais aussi parce que l'âme des phoques harponnés renaît dans les enfants –, de même il faut des humains pour produire certains animaux – les restes des défunts sont abandonnés aux prédateurs, le délivre est offert aux phoques et l'âme des morts retourne parfois vers l'esprit qui régit le gibier marin. Comme le confiait le chamane Ivaluardjuk à Rasmussen, « le plus grand péril de l'existence vient du fait que la nourriture des hommes est tout entière faite d'âmes ». Si les animaux sont des personnes, en effet, les manger relève d'une forme de cannibalisme que seul l'échange permanent des substances et des principes spirituels entre les principaux acteurs du monde permet, dans une certaine mesure, d'atténuer. Ce genre de dilemme n'est pas propre aux seuls habitants du Grand Nord, et bien des cultures amérindiennes se voient confrontées au même problème : comment accaparer la vie d'un autre doté des mêmes attributs que moi sans que cet acte destructeur compromette les liens de connivence que j'ai su établir avec la communauté de ses congénères ?"
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 2005, "Humanisation animiste des animaux", Gallimard nrf, p. 34-37.
"Une fois […] un Achuar[1] me raconta qu'il avait vu en rêve un homme mort récemment et qu'il était tout ensanglanté. Cet homme lui avait reproché de lui avoir tiré dessus, or ce n'était pas le cas. La veille, en revanche, il avait blessé un petit cerf à la chasse, et l'on dit chez les Achuar, que l'âme des morts s'incorpore dans différents animaux, dont les cerfs, raison pour laquelle il est interdit de les chasser. L'homme avait enfreint cette interdiction.
En une autre occasion c'était un jeune homme qui s'était présenté au rêveur comme étant son beau-frère et il lui avait déclaré que le lendemain il irait danser avec ses sœurs au bord d'un lac. De fait, d'après l'interprétation qu'on m'avait donnée, il s'agissait d'un singe capucin qui donnait des indications de chasse sous une forme humaine, car les Achuar chassent les singes. Ils se nourrissent de pécaris, de singes, de toucans, c'est un peu triste pour ceux qui aiment les singes et les toucans, mais dans cette région c'est le gibier que les Indiens consomment, comme cela est le cas d'ailleurs dans le reste de l'Amazonie. Le singe capucin indiquait donc au rêveur le lieu où il pourrait le chasser. Voilà qui est bizarre tout de même.
Une autre fois encore, une femme raconta qu'elle avait vu en rêve des fillettes qui se plaignaient que l'on cherchait à les empoisonner. Elle interprétait ce rêve en disant que des plants de cacahuète avaient revêtu une apparence humaine pour plaindre qu'on les avait plantés trop près d'un buisson de « barbasco ». « Barbasco » est le nom que l'on donne en espagnol dans toute cette région à un poison végétal que l'on emploie pour la pêche et qui asphyxie les poissons.
Lorsque je demandais aux Achuar pourquoi le cerf, le singe capucin et les plans de cacahuète se présentaient sous une apparence humaine dans leurs rêves, ils me répondaient, surpris par la naïveté de ma question, que la plupart des plantes et des animaux sont des personnes tout comme nous. Dans les rêves, nous pouvons les voir sans leur costume animal ou sans leur costume végétal, c'est-à-dire comme des humains. Les Achuar disent en effet que la grande majorité des êtres de la nature possèdent une âme analogue à celle des humains, qui leur permet de penser de raisonner, d'éprouver des sentiments, de communiquer comme les humains, et surtout qui les conduit à se voir eux-mêmes comme des humains malgré leur apparence animale ou végétale. Pour cette raison, les Achuar disent que les plantes ou les animaux, pour la plupart d'entre eux, sont des personnes : leur humanité est morale, elle repose sur l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes ; ce n'est pas une humanité physique, qui reposerait sur l'apparence qu'ils présentent au regard d'autrui.
[…] l'expression « êtres de la nature » […] est dépourvue de sens pour les Achuar. Des êtres qui sont conçus et traités comme des personnes, qui ont des pensées, des sentiments, des désirs, des institutions, semblables à celles des humains ne sont plus des êtres naturels. Les Achuar ignorent ces distinctions qui me semblaient évidentes entre les humains et les non-humains, entre ce qui relève de la nature et ce qui relève de la culture. Autrement dit, mon sens commun n'avait rien à voir avec le leur. Lorsque nous regardions des plantes ou des animaux, nous ne voyions pas la même chose.
De ce point de vue, les Achuar n'ont rien d'exceptionnel. Certes il m'ont beaucoup apporté et ont bouleversé ma façon de voir les choses, mais des sociétés du même genre ont été décrites ailleurs, notamment dans d'autres parties de l'Amazonie. Pour des centaines de tribus amazoniennes parlant des langues différentes, les non-humains sont aussi des personnes qui participent à la vie sociale, avec qui nous pouvons nouer des relations d'alliance, ou au contraire des relations d'hostilité et de compétition. Cette manière de voir ce que nous appelons la nature comme identique à la société d'hommes n'est pas non plus caractéristique de la seule Amazonie."
Philippe Descola, Diversité des natures, diversité des cultures, 2013, Bayard, p. 16-20.
[1] Les Achuar sont une population amazonienne Jivaro situés de part et d'autre de la frontière entre le Pérou et l'Équateur.
"Un petit exercice d'ornithologie comparée nous permettra de mieux comprendre les énormes différences que manifestent les humains dans la représentation qu'ils se font des animaux et dans les traitements qui en découlent. Si j'ai choisi des oiseaux pour cela, c'est qu'ils ont en commun de présenter des traits anatomiques et comportementaux tout à fait typiques qui devraient offrir de ce fait un fondement universel à toutes les conceptions que les humains s'en font, d'autant qu'ils sont probablement la forme de vie animale la plus aisément observable où que l'on soit dans le monde. Les oiseaux offrent en effet une série de similitudes troublantes avec les humains, ce qui fait d'eux d'excellentes métaphores de la condition sociale : c'est d'abord le dimorphisme sexuel très accentué dans certaines espèces, les mâles et les femelles se distinguant aussi nettement par leur plumage que le font l'homme et la femme chez les humains par le vêtement et la parure ; c'est ensuite un développement ontogénique marqué par des stades faciles à identifier – l'œuf, le poussin, l'oisillon, le jeune sujet, l'adulte – qui évoquent la succession des âges de la vie chez les humains ; c'est enfin l'usage de chants d'une extrême diversité, avec des variations dialectales notables au sein d'une même espèce, caractéristiques qui ne pouvaient manquer de rappeler le langage. Pourtant, en dépit de ces traits communs faciles à repérer, les représentations très diverses que les humains se font des oiseaux s'appuient sur des traits distinctifs qui sont plus souvent inférés qu'observés.
Commençons par un exemple australien. Les tribus Nungar du sud-ouest du continent étaient organisées en moitiés nommées d'après deux oiseaux : le cacatoès blanc, dont le nom autochtone, maarnetj, peut être traduit par « l'attrapeur », et le corbeau, appelé waardar, terme qui signifie « le guetteur ». La désignation d'une espèce animale par une caractéristique générale de son comportement plutôt que par un terme qui lui soit exclusif, un fait commun en Australie, s'explique en partie par le statut conféré à ces deux oiseaux totémiques : ils sont l'origine et l'incarnation substantielle de deux ensembles contrastés de qualités matérielles et spirituelles – des traits de caractère, des conformations et aptitudes corporelles, des dispositions psychiques – réputés spécifiques à tous les membres humains de chacune des moitiés en même temps qu'à tous les non-humains respectivement affiliés à celles-ci. Cette communauté des humeurs et des tempéraments au sein de collectivités hybrides avait déjà été notée il y a plus d'un siècle par les deux pionniers de l'ethnographie australienne, William Spencer et Franck Gillen, lorsqu'ils écrivaient, à propos de l'Australie centrale : « un homme regarde l'être qui lui sert de totem comme étant la même chose que lui-même », non pas, bien sûr, qu'une telle identification prenne pour objet un corbeau ou un cacatoès particulier observable dans l'environnement, mais parce que ces deux espèces constituent des emblèmes d'une relation d'identité physique et morale entre certaines entités du monde relation qui dépasse et annule les différences morphologiques et fonctionnelles apparentes pour mieux souligner un fond commun de similitudes ontologiques.
Bien loin de là, sur le plateau central du Mexique les Indiens otomi entretiennent aussi une relation d'identification avec les oiseaux, le vautour noir au premier chef. Ce familier des ordures est en effet l'avatar le plus commun du tona, un double animal dont le cycle de vie est parallèle à celui de chaque humain, puisqu'il naît et meurt en même temps que lui, et que tout ce qui porte atteinte à l'intégrité de l'un touche l'autre simultanément. Étiquetée sous le terme de « nagualisme », cette croyance présente dans l'ensemble de la Mésoamérique était considérée par les premiers anthropologues et historiens des religions comme un témoignage d'indistinction entre l'homme et l'animal analogue à ce que pouvaient révéler les faits australiens. On voit pourtant sans peine que la communauté de destin entre la personne humaine et son double animal affirmée par les Otomi – et par bien d'autres peuples du Mexique et d'Amérique centrale – est bien différente de la continuité matérielle et spirituelle postulée par les Nungar, d'abord parce que l'animal est ici une individualité et non une espèce prototypique dépositaire de propriétés partagées, mais aussi parce qu'un humain ne possède pas les traits idio-syncrasiques de la réplique animale à laquelle il est apparié. Il ne lui ressemble ni par son physique ni par son comportement et il ignore la plupart du temps à quelle espèce il appartient. Il faut au contraire que l'homme et son alter ego animal soient distingués en essence et en substance pour qu'une relation de correspondance analogique existe entre eux, et pour que les accidents qui surviennent d'abord à l'un des termes puissent affecter son corrélat comme par réverbération.
Plus au sud, en haute Amazonie, les Jivaros achuar réservent une place de choix à un autre oiseau encore, le toucan. Il est d'abord le plus commun des gibiers, c'est-à-dire le plus commun des aliments. À l'instar des autres oiseaux et de la plupart des mammifères, le toucan est dit posséder une âme similaire à celle des humains, faculté qui le range parmi les personnes dotées de subjectivité et d'intentionnalité, et dont il peut faire usage pour communiquer avec toutes les entités dotées du même privilège. C'est aussi en raison de cette disposition interne qu'il est réputé adhérer aux principes et aux valeurs qui régissent l'existence sociale des Achuar ; le toucan est en particulier l'incarnation exemplaire chez les non-humains de la figure du beau-frère, terme par lequel il est désigné dans certains contextes, ce qui fait de lui le partenaire typique de la relation d'affinité que les hommes entretiennent avec le gibier. Toutefois, l'humanité partagée par les Achuar et les toucans est d'ordre moral et non physique : leurs intériorités identiques, fondements de leur commune mesure, se logent dans des corps aux qualités bien différenciées, lesquels définissent et rendent manifestes les frontières des unités sociales séparées, mais de même nature, où se développent leurs vies respectives. Par contraste avec le vautour des Otomi, singularité anonyme demeurant étrangère à la personne à laquelle elle est couplée par une même destinée, le toucan des Achuar est donc membre d'une collectivité de même nature que celle des hommes et, en tant que tel, sujet potentiel d'un rapport social avec n'importe quelle entité, humaine ou non humaine, placée dans la même situation. Mais le toucan diffère aussi des oiseaux totémiques australiens en ce qu'il n'existe pas de continuité matérielle entre les hommes et lui, et que c'est sur le modèle proposé par l'humanité qu'il est réputé calquer sa conduite et ses institutions, non l'inverse.
Revenons maintenant en Europe et considérons les qualités que nous prêtons au perroquet, un oiseau certes exotique, mais dont l'aptitude troublante à imiter la voix humaine fournit depuis longtemps en Occident matière à divertissement et prétexte à distinguos philosophiques. De grands philosophes, Descartes, Locke, Leibniz et quelques autres, ont fait remarquer que les phrases prononcées par le perroquet ne constituent aucunement un indice de son humanité puisque ce volatile ne saurait adapter les impressions qu'il reçoit des objets extérieurs aux signes qu'il reproduit par imitation, raison pour laquelle il serait bien en peine d'inventer des langages nouveaux. Rappelons que dans l'ontologie cartésienne les animaux sont des êtres purement matériels, car ils ne peuvent a priori participer de cette substance non étendue qu'est l'âme. Et bien que ce point de vue ait fait l'objet de maintes critiques, nous n'en continuons pas moins à y adhérer spontanément lorsque nous admettons que les humains se distinguent des non-humains par la conscience réflexive, la subjectivité, le pouvoir de signifier, la maîtrise des symboles, et le langage au moyen duquel ces facultés s'expriment. Nous ne mettons pas non plus en doute les conséquences implicites de ce postulat, à savoir que la contingence inhérente à la capacité de produire des signes arbitraires conduit les humains à se différencier entre eux par la forme qu'ils donnent à leurs conventions, et cela en vertu d'une disposition collective que l'on appelait autrefois l'esprit d'un peuple et que nous préférons à présent nommer culture. Enfin, tout comme Descartes, mais avec les justifications plus solides que le darwinisme nous a apportées, nous n'hésitons pas à reconnaître que la composante physique de notre humanité nous situe dans un continuum matériel au sein duquel nous n'apparaissons pas comme une singularité beaucoup plus significative que n'importe quel autre être organisé. Bref, l'idée commune en Occident depuis quelques siècles, c'est que nous différons des animaux par l'esprit, non par le corps.
Ces quatre exemples illustrent des manières très dissemblables d'inférer des qualités dans les animaux et de concevoir en conséquence les relations avec eux que ces qualités autorisent. Soit, dans le cas australien, les animaux sont pris comme des emblèmes de propriétés relativement abstraites que des humains et des non-humains ont reçues en partage et qui fondent leur commune identité par-delà les différences apparentes de forme ; soit, dans le cas mexicain, ils servent à poser une relation anonyme de correspondance entre un individu humain et un individu animal partageant une destinée commune ; soit, dans le cas amazonien, ils sont traités comme des sujets avec lesquels on peut établir des relations de personne à personne ; soit enfin que, dans la tradition occidentale moderne, les animaux soient plutôt conçus comme des choses animées présentant avec les humains des similitudes physiques."
Philippe Descola, "À chacun ses animaux", 2009, in Qui sont les animaux ?, Folio essais, 2010, p. 172-177.
"L'idée d'un rapport empirique entre le type de milieu et le type de représentations de la nature ne fonctionne pas, puisque des relations au monde similaires émergent dans des contextes écologiques très différents.
Une autre caractéristique de l'Amazonie, comme du Grand Nord, est peut-être plus probante pour rendre compte de cette façon de voir les non-humains. L'une des choses qui frappent en Amazonie, en particulier dans les zones d'habitat dispersé comme celles où j'ai vécu, c'est que les humains sont très rares. Et les non-humains, eux, sont très abondants. Autrement dit, les interactions sociales que chacun d'entre nous peut déployer en permanence, que ce soit dans un contexte rural ou urbain en Europe, ne se donnent libre cours dans ces communautés que dans le cadre domestique et lors des visites épisodiques à d'autres maisons. Cela concerne donc un éventail assez réduit de personnes humaines, et une gamme elle aussi réduite de circonstances possibles. Dès que l'on sort de la maison, on peut marcher en ligne droite pendant une semaine sans rencontrer autre chose que des non-humains, surtout des plantes et des insectes, d'ailleurs. Les Amérindiens sont de fait immergés dans un océan d'êtres disparates dont ils observent attentivement le comportement, dont ils connaissent les habitudes et les mœurs pour des raisons à la fois utilitaires et de pure curiosité scientifique. Il n'est donc pas tout à fait impossible que ces conditions d'existence, qui font que les Amérindiens sont très familiers de l'éthologie des espèces animales, des modalités de reproduction des espèces, des phénomènes de symbiose, de parasitisme, de mimétisme, voient les populations animales et végétales comme formant un ensemble social quasiment dominant, en ce sens que c'est avec lui qu'on a le plus de rapports lorsque l'on vit dans la forêt. Cette sociabilité quotidienne entretenue avec les non-humains se retrouve dans l'aire subarctique où, en dépit du fait que le nombre des espèces est beaucoup plus réduit, là aussi, le nombre des humains n'est pas très grand. Là aussi, dès que l'on sort des villages ou des camps de chasse, c'est le commerce avec les non-humains qui domine, surtout les animaux. Ce sont donc eux qui deviennent des interlocuteurs, sinon privilégiés, en tout cas qui finissent par acquérir un rôle très important dans les interactions quotidiennes."
Philippe Descola, La Composition des mondes, 2014, Champs essais, 2017, p. 197-198.
"L'animisme est la propension à détecter chez les non-humains – animés ou non animés, c'est-à-dire les oiseaux comme les arbres – une présence, une « âme » si vous voulez, qui permet dans certaines circonstances de communiquer avec eux.
Pour les Achuar, les plantes, les animaux partagent avec nous une « intériorité ». Il est donc possible de communiquer avec eux dans nos rêves ou par des incantations magiques qu'ils chantent mentalement toute la journée. A ceci s'ajoute que chaque catégorie d'être, dans l'animisme, compose son monde en fonction de ses dispositions corporelles : un poisson n'aura pas le même genre de vie qu'un oiseau, un insecte ou un humain. C'est l'association de ces deux caractéristiques, « intériorité » et « dispositions naturelles », qui fondent l'animisme.
Chez nous, en effet, seuls les humains ont une intériorité, eux seuls ont la capacité de communiquer avec des symboles. En revanche, côté physique, tous les êtres – humains comme non humains – sont régis par des lois physiques universelles identiques : nous habitons le même « monde », les lois de la nature sont les mêmes pour tous, que l'on soit homme, insecte ou poisson. Entre les Achuar et moi s'exprimaient donc deux façons totalement différentes de considérer les continuités et discontinuités entre l'homme et son environnement.
Les femmes Achuar traitent les plantes comme si c'étaient des enfants. Et les chasseurs traitent les animaux comme si c'étaient leurs beaux-frères. Dans cette société, ce ne sont pas les classes sociales ou les catégories de métiers qui distinguent les êtres entre eux, mais leurs liens de parenté, et plus précisément la distinction entre parents consanguins et parents par alliance.
Les plantes sont traitées comme des consanguins (des enfants), alors que les animaux chassés par les hommes sont des beaux-frères. Voir les Achuar traiter les plantes et les animaux comme des personnes m'a bouleversé : ce que j'ai d'abord considéré comme une croyance était en réalité une manière d'être au monde, qui se combinait avec des savoir-faire techniques, agronomique, botanique, éthologique très élaborés."
Philippe Descola, "Les Achuar traitent les plantes et les animaux comme des personnes", le 18 janvier 2015, www.telerama.fr.
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