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Texte à méditer :  La solution du problème de la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème.  Wittgenstein
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Conscience humaine et conscience animale

  "Mais quelle est cette différence essentielle entre l'homme et l'animal ? Il n'y a point à cette question de réponse plus simple, plus générale et en même temps plus populaire que celle-ci : c'est la conscience – mais conscience dans le sens strict du mot ; car on ne peut refuser la conscience aux animaux si on lui donne le sens de sentiment de soi-même, de faculté d'apercevoir, de distinguer et même de juger par les sens les objets extérieurs. La conscience dans le sens vrai n'existe que chez un être qui peut faire de son essence, de son espèce l'objet de sa pensée. L'animal se sent bien comme individu, il a bien le sentiment de lui même ; mais il ne se connaît pas comme espèce, et c'est pourquoi il est dépourvu de la conscience dont le nom dérive de savoir. Là où il y a conscience, là il y a capacité pour la science. La science n'est que la conscience des espèces. Dans la vie, nous sommes en rapport avec des individus, mais dans la science avec des genres, et il n'y a qu'un être capable de connaître sa propre essence, son espèce, qui puisse examiner les choses et les êtres différents de lui et s'en faire une idée qui réponde exactement à la nature spéciale de chacun d'eux."

 

Ludwig Feuerbach, L'Essence du christianisme, 1841, Introduction, § 1, tr. fr. Joseph Roy, Librairie Internationale, 1864, p. 21-22.



  "On peut évidemment admettre qu'aucun animal ne possède la conscience de lui-même si l'on implique par ce terme qu'il se demande d'où il vient et où il va, — qu'il raisonne sur la mort ou sur la vie, et ainsi de suite. Mais, sommes-nous bien sûrs qu'un vieux chien, ayant une excellente mémoire et quelque imagination, comme le prouvent ses rêves, ne réfléchisse jamais à ses anciens plaisirs à la chasse ou aux déboires qu'il a éprouvés ? Ce serait là une forme de conscience de soi. D'autre part […] comment la femme australienne, surmenée par le travail, qui n'emploie presque point de mots abstraits et ne compte que jusqu'à quatre, pourrait-elle exercer sa conscience ou réfléchir sur la nature de sa propre existence ? On admet généralement que les animaux supérieurs possèdent les facultés de la mémoire, de l'attention, de l'association et même une certaine dose d'imagination et de raison. Si ces facultés, qui varient beaucoup chez les différents animaux, sont susceptibles d'amélioration, il ne semble pas absolument impossible que des facultés plus complexes, telles que les formes supérieures de l'abstraction et de la conscience de soi, etc., aient résulté du développement et de la combinaison de ces facultés plus simples. On a objecté contre cette hypothèse qu'il est impossible de dire à quel degré de l'échelle les animaux deviennent susceptibles de voir se développer chez eux les facultés de l'abstraction, etc. ; mais qui peut dire à quel âge ce phénomène se produit chez nos jeunes enfants ? Nous pouvons constater tout au moins que, chez nos enfants, ces facultés se développent par des degrés imperceptibles."

 

Charles Darwin, La Descendance de l'homme et la sélection sexuelle, 1871, tr. fr. Edmond Barbier, C. Reinwald, 1881, p. p. 88.


  "Entre la mobilité et la conscience il y a un rapport évident. Certes, la conscience des organismes supérieurs paraît solidaire de certains dispositifs cérébraux. Plus le système nerveux se développe, plus nombreux et plus précis deviennent les mouvements entre lesquels il a le choix, plus lumineuse aussi est la conscience qui les accompagne. Mais ni cette mobilité, ni ce choix, ni par conséquent cette conscience n'ont pour condition nécessaire la présence d'un système nerveux : celui-ci n'a fait que canaliser dans des sens déterminés, et porter à un plus haut degré d'intensité, une activité rudimentaire et vague, diffuse dans la masse de la substance organisée. Plus on descend dans la série animale, plus les centres nerveux se simplifient et se séparent aussi les uns des autres ; finalement, les éléments nerveux disparaissent, noyés dans l'ensemble d'un organisme moins différencié. Mais il en est ainsi de tous les autres appareils, de tous les autres éléments anatomiques ; et il serait aussi absurde de refuser la conscience à un animal, parce qu'il n'a pas de cerveau, que de le déclarer incapable de se nourrir parce qu'il n'a pas d'estomac. La vérité est que le système nerveux est né, comme les autres systèmes, d'une division du travail. Il ne crée pas la fonction, il la porte seulement à un plus haut degré d'intensité et de précision en lui donnant la double forme de l'activité réflexe et de l'activité volontaire. Pour accomplir un vrai mouvement réflexe, il faut tout un mécanisme monté dans la moelle ou dans le bulbe. Pour choisir volontairement entre plusieurs démarches déterminées, il faut des centres cérébraux, c'est-à-dire des carrefours d'où partent des voies conduisant à des mécanismes moteurs de configuration diverse et d'égale précision. Mais, là où ne s'est pas encore produite une canalisation en éléments nerveux, encore moins une concentration des éléments nerveux en un système, il y a quelque chose d'où sortiront, par voie de dédoublement, et le réflexe et le volontaire, quelque chose qui n'a ni la précision mécanique du premier ni les hésitations intelligentes du second, mais qui, participant à dose infinitésimale de l'un et de l'autre, est une réaction simplement indécise et par conséquent déjà vaguement consciente. C'est dire que l'organisme le plus humble est conscient dans la mesure où il se meut librement. La conscience est-elle ici, par rapport au mouvement, l'effet ou la cause ? En un sens elle est cause, puisque son rôle est de diriger la locomotion. Mais, en un autre sens, elle est effet, car c'est l'activité motrice qui l'entretient, et, dès que cette activité disparaît, la conscience s'atrophie ou plutôt s'endort. Chez des Crustacés tels que les Rhizocéphales, qui ont dû présenter autrefois une structure plus différenciée, la fixité et le parasitisme accompagnent la dégénérescence et la presque disparition du système nerveux : comme, en pareil cas, le progrès de l'organisation avait localisé dans des centres nerveux toute l'activité con­sciente, on peut conjecturer que la conscience est plus faible encore chez des animaux de ce genre que dans des organismes beaucoup moins différenciés, qui n'ont jamais eu de centres nerveux mais qui sont restés mobiles."

 

Henri Bergson, L'Évolution créatrice, 1907, PUF Quadrige, 1998, p. 111-112.



  "[...] Parmi les êtres conscients eux-mêmes, l'homme vient occuper une place privilégiée. Entre les animaux et lui, il n'y a plus une différence de degré, mais de nature. […]
  Radicale […] est la différence entre la conscience de l'animal, même le plus intelligent, et la conscience humaine. Car la conscience correspond exactement à la puissance de choix dont l'être vivant dispose ; elle est coextensive à la frange d'action possible qui entoure l'action réelle : conscience est synonyme d'invention et de liberté. Or, chez l'animal, l'invention n'est jamais qu'une variation sur le thème de la routine. Enfermé dans les habitudes de l'espèce, il arrive sans doute à les élargir par son initiative individuelle ; mais il n'échappe à l'automatisme que pour un instant, juste le temps de créer un automatisme nouveau : les portes de sa prison se referment aussitôt ouvertes ; en tirant sur sa chaîne il ne réussit qu'à l'allonger. Avec l'homme, la conscience brise la chaîne. Chez l'homme, et chez l'homme seulement, elle se libère."

 

Henri Bergson, L'Évolution créatrice, 1908, PUF, 1998, p. 183 et p. 264.



  "De même que la joie et la colère, ni l'agréable, ni le répugnant, ni le douloureux ne sont quelque chose de simple, d'identique d'un sujet à l'autre. Le goût des huîtres, par exemple, constitue une expé­rience très personnelle. On ne discute pas du goût... C'est dans ce sens que la nature particulière de la vie émotionnelle chez les bêtes reste un livre scellé, un insoluble mystère.
  Mais un problème se pose encore à l'homme. Celui de la clarté de la conscience chez l'animal. Lorsque, par exemple, notre chien fixe sur nous son regard, comme nous aimerions savoir ce qui se passe en lui, et s'il se rend compte, comme nous en pareil cas, de ce qu'il a devant lui ! Mais ce problème, lui aussi, ne souffre pas de réponse, et doit être exclu de toute recherche scientifique.

  C'est ce qu'on ne comprend vraiment que lorsqu'on réfléchit à la vie psychique de l'homme. Car chacun sait comment ce qu'on a perçu, ce dont a eu l'expérience, disparaît de la conscience, et, au moment même où nous prenons contact avec notre ambiance, com­bien peu de ce milieu est, par nous, consciemment expérimenté. Nous rencontrons une « connaissance », ou découvrons une ressemblance entre un inconnu que nous croisons et une personne précédemment vue. Pourquoi, nous ne le savons pas. Ce qui constitue la ressemblance de deux visages, ou la raison pour laquelle un dessin ne ressemble pas à son modèle, nous ne nous en rendons même pas compte. Et il en va de même pour nos actes. Lorsque j'écris, je n'enregistre pas consciemment chacun de mes mouvements, l'effort que me coûte chaque lettre. Nous cacographions[1], nous commettons des erreurs de sens et de graphie. Tout à coup, cela nous frappe, nous tombe sous le sens, la conscience de ces erreurs s'éveille en nous, et, à l'instant même, nous nous rendons compte que nous avions commis la même faute, précédemment, sur une page antérieure, mais sans en avoir pris conscience à ce moment-là.
  On a toutefois observé que, dans tous ces cas, nous « savions » cependant ce qui se passait. C'est pourquoi l'on distingue avec raison la conscience réflexive d'avec la conscience irréfléchie. Dans le premier cas, nous savons que nous savons quelque chose ; dans le second cas, non. Mais, même alors, comme le montrent les exemples apportés, l'on remarque, perçoit, se rappelle effectivement la situation, son développement dans le passé, de même que l'on se rappelle sa propre position. C'est pourquoi l'on parle d'une conscience « position­nelle ». Elle n'est rien d'autre que la dialectique du milieu et de l'action. Il faut l'étudier, cette relation dialectique, chez l'animal, sans aucune spéculation sur la conscience, sa clarté, son ampleur et sa teneur. Le comportement nous apprend à connaître à la fois l'animal et son univers. Qu'une bête saisisse un objet, saute, opère un rétablissement, ces actes sont comparables à ceux de l'homme. Celui-ci non plus, ne peut dire « comment » il saisit, « comment » il saute, « comment » il reconquiert son équilibre ; car toute description est frappée d'extrinsécité, est objet de conscience réfléchie, mais non la peinture de la relation dialectique elle-même à la situation. Si je constate que, devant une proie, un animal réagit, j'entends par là que, pour cette bête, il y a quelque chose qui est une proie, parce qu'elle réagit de la sorte. Mais on ne peut constater l'existence d'une proie « objective ». Je ne connais le monde de l'animal que par le truchement de sa conduite, mais je ne discerne cette dernière qu'à travers ce que me révèle l'univers animal.
  Ainsi, toute enquête sur la conscience des bêtes est totalement exclue. En parlant, à propos de l'animal, de la vue, de l'ouïe, de la connaissance et de la re-connaissance, des stimulants agréables et désagréables, de la crainte et de la colère, n'oublions jamais que, de ce fait, il ne s'ensuit nullement que le degré de conscience et la qualité de l'expérience soient en jeu."

 

F. J. J. Buytendijk, Traité de psychologie animale, 1952, tr. fr. A. Frank-Duquesne, PUF logos, p. 14-15.

[1] Cacographier : écrire de façon fautive.



  "Il n'existe […] pas une seule et unique raison d'attribuer la conscience ou une vie mentale à certains animaux. Ce que nous avons, c'est un ensemble de raisons, qui fournissent, lorsqu'elles sont réunies, ce que nous pourrions appeler un Argument Cumulatif en faveur de la conscience animale, dont les maîtres principes peuvent être résumés de la façon suivante :

  1. L'attribution de la conscience à certains animaux fait partie du sens commun ; les tentatives visant à discréditer cette croyance, si la tentative de Descartes est prise pour illustra­tion, se sont avérées dépourvues de justification adéquate.
  2. L'attribution de la conscience à certains animaux est en harmonie avec l'utilisation ordinaire du langage ; les tenta­tives visant à réformer ou remplacer cette façon de parler, […] se sont avérées elles aussi dépourvues de justification adéquate.
  3. L'attribution de la conscience aux animaux n'implique pas ou ne suppose pas que les animaux aient une âme immortelle (immatérielle) et peut par conséquent être octroyée et défendue indépendamment de nos convictions religieuses sur la vie après la mort.
  1. La façon dont les animaux se comportent est cohérente avec le fait de les considérer comme conscients.
  2. Une compréhension évolutionniste de la conscience fournit un fondement théorique à l'attribution de la conscience aux animaux non humains.

  Ce qui précède ne constitue pas une preuve stricte de la conscience animale, et la question de savoir quelle forme une telle preuve pourrait prendre n'est pas claire. Ce que cela fournit, c'est un ensemble de raisons pertinentes pour attribuer la conscience à certains animaux. S'il pouvait être montré que leur pertinence est illusoire, ou que les prétentions élevées quant à la conscience dans les points 1 à 5, bien que pertinentes, sont fausses, ou que, bien qu'elles soient pertinentes et vraies, il existe de meilleures raisons de nier la conscience animale tout en l'affirmant dans le cas des êtres humains, alors l'Argument Cumulatif se révélerait déficient. À moins que de tels défis, ou jusqu'à ce que de tels défis, soient entrepris et relevés, nous avons des raisons fondées­en-principe de fausser compagnie à Descartes et d'attribuer la conscience – un esprit, une vie mentale – à certains animaux."

 

Tom Regan, Les Droits des animaux, 1983, tr. fr. Enrique Utria, Hermann, 2012, p. 129-131.



  "Certains animaux ont sans aucun doute une personnalité ; ils possèdent quelque chose d'analogue à la fierté et à l'ambition, et ils apprennent à réagir à un nom. La conscience de soi humaine, en revanche, est ancrée dans le langage et (explicitement comme implicitement) dans des théories formulées. Un enfant apprend à utiliser son nom pour lui-même et, finalement, à employer un mot comme « ego » ou « je, », et il en apprend l'usage avec la conscience de la continuité de son corps et de son moi […]. La grande complexité et la non-indépendance de l'âme humaine, ou de l'ego humain, sont particulièrement manifestes quand on considère qu'il existe des cas où des personnes ont oublié qui elles sont ; elles ont oublié tout ou partie de leur histoire passée, tout en ayant conservé, ou peut-être recouvré, une partie de leur ego. Dans un certain sens, leur mémoire n'a pas disparu, car elles se souviennent de la façon de marcher, de manger, et même de parler. Mais elles ne se souviennent pas qu'elles viennent de Bristol, ou alors de leur nom et de leur adresse. Comme elles ne savent plus rentrer chez elles (ce que les animaux savent faire en principe), leur conscience de soi est même tombée en deçà du niveau normal de la mémoire animale. Mais si elles n'ont pas perdu la faculté de parler, une conscience humaine supérieure à celle de l'animal est demeurée intacte."

Karl Popper, Toute vie est résolution de problèmes, 1994, trad. CI. Duverney, Actes Sud, 1997, p. 90-91.



  "Un vif débat interdisciplinaire se déroule aujourd'hui autour de la conscience animale. Les animaux pensent-ils ? Sont-ils conscients ? La question a une signification immédiate en paléo-anthropologie et en biologie évolutionniste. Il s'agit de savoir par quelles étapes l'esprit humain s'est formé, et en quoi il se distingue de celui de ses proches cousins les primates non humains. Mais elle conditionne aussi l'action juste face aux animaux. S'ils sont conscients, ne faut-il pas les traiter autrement que nous ne l'avons fait depuis des siècles : comme des bêtes de somme, des esclaves, des cibles vivantes et, bien sûr, comme des fournisseurs de viande, de peaux, de médicaments ? Et si notre survie dépend de leur exploitation, n'avons-nous pas au moins à respecter certains droits élémentaires liés à la qualité de leur vie ? Le bien-être des animaux domestiques est devenu au tournant de ce siècle un thème de recherche collectif à finalité non seulement philosophique, mais aussi biologique[1], éthique, juridique et politique. N'y a-t-il pas « peur » et « frustration » chez l'animal de ferme ? Doit-on respecter un droit des animaux dans l'industrie alimentaire ? Les grands singes peuvent-ils être entassés dans des zoos sans considération de leurs capacités à se représenter leurs propres états ? Ont-ils, du fait de leurs capacités cognitives, un droit au plaisir et à la liberté qu'on peut refuser aux autres animaux ? La question de la conscience animale a pris un tournant éthique ; on ne peut plus se contenter de réponses vagues ou purement empathiques."

 

Joëlle Proust, Les Animaux pensent-ils ?, Introduction, Bayard, 2003, p. 7-8.


[1] Pour autant, par exemple, que le stress et la douleur affectent l'organisme dont on exploite par ailleurs les tissus.

 



  "Pour avoir un point de vue subjectif sur le monde, il faut aussi avoir un point de vue sur le monde. Un animal comme la chauve-souris ne peut avoir un point de vue que si, dans les termes d'Akins, « il y a quelque chose sur lequel la phénoménologie [l'expérience de l'animal] offre un point de vue ». La chauve-souris est-elle immergée dans un monde qualitatif mouvant, ou bien évolue-t-elle dans un monde d'objets stables et d'événements indivi­dualisés ? Pour répondre à cette question, nous disposons maintenant du critère de l'objectivité. La chauve-souris ne peut avoir un point de vue sur le monde si elle n'a pas la capacité cognitive d'objectivité.

  Pour bien situer le problème, rappelons la distinction classique entre percevoir quelque chose sensoriellement et le percevoir cognitivement. Un animal peut voir quelque chose qui se trouve être un ordinateur, sans avoir le concept d'ordinateur. Dans ce cas il en a une perception sensorielle. Dans la perception cognitive, l'animal applique un contenu représentationnel à ce qu'il perçoit ; par exemple, il perçoit une souris comme sa proie, un trou dans un arbre comme un abri. Les deux types de percep­tion ont des conditions de correction très différentes, puisque dans le premier cas l'échec perceptif est l'hallu­cination ou le déficit sensoriel, tandis que dans le second l'échec est représentationnel (l'animal a « cru percevoir une proie », tandis qu'il percevait en fait un organisme ou un objet sans valeur nutritive).
  Maintenant en quoi un organisme peut-il être dit per­cevoir un objet (ou un événement) « en tant que tel », c'est-à-dire comme un objet ou comme un événement ? Comment, autrement dit, peut-il être dit percevoir objec­tivement par opposition d'une part à la simple perception sensorielle, et d'autre part à la perception cognitive d'un objet particulier ? Le simple fait d'être affecté par la per­ception d'un objet et de pouvoir contrôler adéquatement son action sur cette base ne fournit pas la condition recherchée. Par exemple, l'escargot de mer Littorina est affecté par des stimuli tels que la lumière et la pesanteur ; ceux-ci lui permettent de s'orienter et de se déplacer sur les rochers côtiers de manière à suivre les marées. Pour percevoir la lumière, point n'est besoin de percevoir un objet « comme tel », De même qu'un thermostat est ainsi fait qu'il répond à la température, Littorina répond à des qualités particulières de l'environnement sans avoir la capacité de les représenter comme des propriétés d'objets. Ce qui manque à Littorina – ce qui ne l'empêche pas de survivre dans son habitat –, c'est la capacité d'identifier des particuliers donnés dans l'expérience, particuliers représentés comme persistants quand ils ne sont pas per­çus. On peut faire l'hypothèse qu'entre la perception sen­sorielle de Littorina et la perception cognitive du «voir comme », existe dans la phylogenèse une étape intermé­diaire qui est celle de la perception distale ou perception objective, Cette perception est ce sur quoi s'ancre la capacité de former des représentations. En construisant le champ perceptif autour de zones d'es­pace-temps, elle prépare l'identification cognitive de classes d'objets et d'événements. Cette perception fournit le chaînon intermédiaire entre deux manières de recevoir l'information : la manière intensive de la perception sensorielle, et la manière discursive de la perception cognitive. Nous avons suffisamment développé […] les conditions de cette perception proto-cogni­tive et son rôle dans l'apparition de représentations dis­tales, c'est-à-dire de l'esprit au sens minimal du terme, pour qu'il ne soit plus nécessaire ici de démontrer le rôle crucial de la capacité de recalibration. Rappelons seule­ment que cette capacité peut être mise en évidence à la foi par l'analyse psychologique et par l'analyse neurophysiologique des interactions corticales. Il existe donc bien un critère de l'objectivité dans la cognition animale : c'est la capacité d'intégrer et de rectifier l'information spatiale plurimodale. Contrairement aux thèses des partisans du mystère, tout laisse penser que la chauve-souris en dispose."

 

Joëlle Proust, Comment l'esprit vient aux bêtes, Gallimard, nrf, 1997, p. 334-336.

 

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Date de création : 24/01/2021 @ 16:05
Dernière modification : 14/02/2021 @ 18:07
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