"Se suffire à soi-même, être tout en tout pour soi, et pouvoir dire : « Omnia mea mecum porto »[1], voilà certainement pour notre bonheur la condition la plus favorable ; aussi ne saurait-on assez répéter la maxime d'Aristote : « Η ευδαιμονια των αταρχων εστι » (Le bonheur est à ceux qui se suffisent à eux-mêmes. Éthique à Eudème, 7, 2.) Car, d'une part, il ne faut compter avec quelque assurance que sur soi-même ; d'autre part, les fatigues et les inconvénients, le danger et les peines que la société apporte avec elle, sont innombrables et inévitables.
Il n'y a pas de voie qui nous éloigne plus du bonheur que la vie en grand, la vie des noces et festins, celle que les Anglais appellent la high life, car, en cherchant à transformer notre misérable existence en une succession de joies, de plaisirs et de jouissances, l'on ne peut manquer de trouver le désabusement, sans compter les mensonges réciproques que l'on se débite dans ce monde-là et qui en sont l'accompagnement obligé.
Et tout d'abord toute société exige nécessairement un accommodement réciproque, un tempérament : aussi, plus elle est nombreuse, plus elle devient fade. On ne peut être vraiment soi qu'aussi longtemps qu'on est seul ; qui n'aime donc pas la solitude n'aime pas la liberté, car on n'est libre qu'étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d'autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c'est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s'y pèse à sa vraie valeur. En outre un homme est d'autant plus essentiellement et nécessairement isolé, qu'il occupe un rang plus élevé dans le nobiliaire de la nature. C'est alors une véritable jouissance pour un tel homme, que l'isolement physique soit en rapport avec son isolement intellectuel : si cela ne peut pas être, le fréquent entourage d'êtres hétérogènes le trouble ; il lui devient même funeste, car il lui dérobe son moi et n'a rien à lui offrir en compensation."
Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1851, tr. fr. Cantacuzène, Librairie Germer Baillière et Cie, 1880, p. 173-174
[1] "Omnia mea mecum porto" ou plus exactement "Omnia mecum porto" ("Je porte tous mes biens avec moi") est une déclaration attribuée par Cicéron au philosophe grec Bias de Priène dans son ouvrage Les Paradoxes des stoïciens (1,1, 8. 112).
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