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Texte à méditer :   C'est croyable, parce que c'est stupide.   Tertullien
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L'homme est-il le seul animal rationnel ?

  "Anaxagore prétend que c'est parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des animaux. Ce qui est rationnel plutôt, c'est de dire qu'il a des mains parce qu'il est intelligent. En effet, l'être le plus intelligent est celui qui est capable d'utiliser le plus grand nombre d'outils : or la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C'est donc à l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l'outil de loin le plus utile, la main. Aussi ceux qui disent que l'homme n'est pas naturellement bien constitué, qu'il est le plus désavantagé des animaux, parce qu'il est sans chaussures, qu'il est nu et n'a pas d'armes pour combattre, sont dans l'erreur. Car les autres animaux n'ont chacun qu'un seul moyen de défense, et il ne leur est pas possible d'en changer. Ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir comme pour faire tout le reste, il leur est interdit de déposer l'armure qu'ils ont autour du corps et de changer l'arme qu'ils ont reçue en partage. L'homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours permis d'en changer, et même d'avoir l'arme qu'il veut quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne, elle devient lance ou épée, ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir. La forme même que la nature a imaginée pour la main est adaptée à cette fonction. Elle est, en effet, divisée en plusieurs parties. Et le fait que ces parties peuvent s'écarter implique aussi pour elles la faculté de se réunir, tandis que la réciproque n'est pas vraie. Il est possible de s'en servir comme d'un organe unique, double ou multiple."

 

Aristote, Les Parties des animaux, Livre IV, § 10, 687 a-b, tr. fr. Pierre Louis, Les Belles Lettres.


 

  "Ainsi la nature n'a ni armé la lâcheté, ni désarmé le courage ; à l'homme, animal doué de sagesse et le seul être divin parmi ceux qui vivent sur la terre, elle a donné pour toute arme défensive les mains, instrument nécessaire pour exercer toute espèce d'industrie, et non moins convenable en temps de paix qu'en temps de guerre. Il n'était donc pas besoin de donner une corne naturelle à celui qui pouvait à son gré manier avec ses mains une arme meilleure qu'une corne ; car l'épée et la lance sont des armes à la fois plus grandes et plus propres à couper qu'une corne. Il n'avait pas besoin non plus de sabots, car le bois et la pierre blessent plus fortement que toute espèce de sabots. De plus, avec la corne et le sabot on ne peut rien faire si on n'arrive près de son adversaire, tandis que les armes de l'homme agissent aussi bien de loin que de près : le javelot et la flèche mieux que la corne, la pierre et le bois mieux que le sabot. Mais le lion est plus rapide que l'homme. Qu'est-ce que cela fait ? puisque l'homme a dompté par sa sagesse et avec ses mains le cheval qui est plus rapide que le lion et dont il se sert pour fuir, ou pour poursuivre cet animal ; du haut du cheval sur lequel il est monté, l'homme frappe le lion qui est à ses pieds. Ainsi l'homme n'est ni nu, ni sans armes, ni facilement vulnérable, ni sans chaussures ; mais quand il le veut, une cuirasse de fer devient pour lui un moyen de protection plus invulnérable que toute espèce de peau ; il peut avoir aussi des chaussures, des armes et des vêtements de tout genre. Ce n'est pas seulement sa cuirasse, mais sa maison, ses murs, ses tours qui mettent l'homme à l'abri. S'il avait eu une corne, ou toute autre arme défensive, naturellement attachée à ses deux mains, il ne pourrait se servir de ses mains, ni pour bâtir des maisons et des tours, ni pour fabriquer une lance, ou une cuirasse, ou tout autre objet semblable. Avec les mains l'homme tisse un manteau, entrelace les mailles d'un rets, confectionne une nasse, un filet, un réseau; par conséquent il est le maître, non-seulement des animaux qui vivent sur la terre, mais de ceux qui sont dans la mer, ou dans les airs. Telle est l'arme que l'homme trouve dans ses mains pour se défendre. Mais l'homme, fait pour la paix aussi bien que pour la guerre, avec les mains écrit les lois, élève aux Dieux des autels et des statues, construit un navire, façonne une flûte , une lyre, forge un couteau, des tenailles, produit les instruments de tous les arts ; dans ses écrits, il laisse des mémoires sur la partie théorique de ces arts ; de sorte que , grâce aux ouvrages écrits et à l'usage des mains, vous pouvez encore vous entretenir avec Platon, Aristote, Hippocrate et les autres anciens.
  Ainsi l'homme est le plus sage de tous les animaux, ainsi les mains sont des instruments qui conviennent à un être sage, car l'homme n'est pas le plus sage de tous les animaux parce qu'il a des mains, comme le dit Anaxagore, mais il a des mains parce qu'il est le plus sage, comme le proclame Aristote, qui juge très judicieusement [Aristote, Les parties des animaux, IV, 10, 687 a ; l'opinion d'Anaxagore est rapportée par Aristote au même endroit]. En effet, ce n'est pas par ses mains, mais par sa raison, que l'homme a appris les arts : les mains sont un instrument, comme la lyre pour le musicien, comme la tenaille pour le forgeron ; de même que la lyre n'a pas donné le musicien, ni la tenaille le forgeron, mais que chacun d'eux est artiste en raison de l'intelligence dont il est doué, et qu'il ne peut exercer son art sans instruments, de même toute âme est douée, en vertu de son essence, de certaines facultés ; mais il lui est impossible d'exécuter ce à quoi sa nature la destine si elle est privée d'instruments. On voit évidemment, en observant les animaux nouveaux-nés qui cherchent à agir avant que leurs parties soient entièrement formées, que les parties du corps n'excitent pas l'âme à être lâche, courageuse ou sage."

 

Galien, De l'utilité des parties du corps humain, IIe siècle ap. J.-C., in Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales, tr. de Ch. Daremberg, Baillière, Paris 1854, I, p. 112-114.



  "La nature qui fait toutes choses pour qu'elles répondent à une intention et une destination précises, comme ils le disent justement[1], n'a pas donné la sensation à l'animal simplement pour pâtir et sentir, mais parce que, entouré d'êtres dont les uns lui sont appropriés et les autres inappropriés, il ne pourrait survivre un seul instant, s'il n'apprenait à se garder des uns et à se mêler aux autres. Or, si la sensation fournit à chacun semblablement la connaissance des uns et des autres, les conséquences de la sensation, la saisie et la poursuite des choses utiles, le rejet et la fuite des choses funestes et pénibles, nul moyen qu'elles se rencontrent chez qui n'a pas reçu par nature la faculté de raisonner, juger, se souvenir et être attentif. Les êtres qu'on dépouillera de toute attente, de tout souvenir, projet ou préparation, de l'espoir, de la crainte, du désir et de l'affliction, il ne leur servira de rien d'avoir des yeux ou des oreilles ; et il vaut mieux être débarrassé de toute sensation et de toute imagination qui ne s'accompagnent pas de la faculté qui en fait usage, que d'éprouver peine, douleur et souffrance sans avoir les moyens de repousser ces maux. Et justement le physicien Straton démontre que sans l'intellection absolument aucune sensation ne se produit. Souvent en effet un texte que nous parcourons des yeux, des paroles qui frappent notre ouïe nous échappent et nous fuient, parce que notre esprit est occupé à autre chose ; puis il revient : alors il change sa course et poursuit un à un chacun des mots qu'il a laissé échapper. C'est en ce sens qu'il a été dit

« c'est l'intellect qui voit, l'intellect qui entend : le reste est sourd et aveugle »[2];

car l'affection qui a pour siège l'œil ou l'oreille ne produit pas de sensation sans la présence de la pensée. D'où la réponse du roi Cléomène : il assistait à un banquet où se faisait applaudir un chanteur dont on voulut savoir s'il ne semblait pas habile : « Voyez vous-mêmes, demanda-t-il, pour moi j'ai l'esprit dans le Péloponnèse ». Donc tous les êtres qui possèdent la sensation, nécessairement possèdent aussi l'intellection.
  Mais soit ! accordons que la sensation n'a pas besoin du secours de l'esprit pour accomplir sa fonction. Mais alors, quand la sensation, qui a fait sentir à <l'animal > la différence entre ce qui lui est approprié et ce qui lui est inapproprié, est partie, qu'y a-t-il dès lors en lui qui se souvient des choses pénibles et les craint, désire ardemment les choses utiles et, si elles sont absentes, agit en sorte qu'elles deviennent présentes, qui prévoit des affûts et des cachettes qui lui servent les uns de pièges pour ses proies et les autres de refuges pour échapper a ses poursuivants? Justement eux-mêmes nous étourdissent dans leurs « Introductions » à définir chaque fois le projet comme l'indication de l'accomplissement, le dessein comme une impulsion avant l'impulsion, la préparation comme une action avant l'action, le souvenir comme la compréhension d'une proposition au passé dont le présent a été compris à la suite d'une sensation. Car il n'est aucune de ces actions qui ne fasse appel à la raison et elles se rencontrent toutes chez tous les animaux. Il en va de même à coup sûr de ce qu'ils disent des intellections, qu'ils appellent notions lorsqu'elles sont gardées au repos dans l'esprit, et pensées lorsqu'elles sont en mouvements. Alors qu'ils s'accordent communément à dire que toutes les passions sont des jugements et des opinions déficients, il est étonnant qu'ils ne remarquent pas <chez > les bêtes bon nombre d'actes et de mouvements, les uns de colère, les autres de crainte, voire de jalousie et de rivalité. Ils châtient pourtant les chiens et les chevaux fautifs, non pas en vain, mais pour les amender, leur faisant éprouver par le moyen de la souffrance une peine que nous appelons repentir. Le plaisir qui vient des oreilles s'appelle charme, celui qui vient des yeux fascination ; on emploie l'un et l'autre pour les bêtes : les cerfs et les chevaux se laissent charmer par la flûte de Pan et le hautbois ; le crabe est tiré de son trou par le son de la flûte de Pan et l'alose, dit-on, au bruit du chant sort de l'eau et s'approche. Ceux qui disent sottement à ce propos que les animaux n'éprouvent pas de plaisir, de colère ni de crainte, qu'ils ne font pas de préparation, ne se souviennent pas, mais que c'est « comme si »  l'abeille se souvenait, « comme si » l'hirondelle se préparait, « comme si le lion s'emportait, « comme si » le cerf s'effrayait, je ne sais ce qu'ils répondront à qui dira qu'ils ne voient pas davantage ni n'entendent, mais que c'est « comme si » ils voyaient et « comme si » ils entendaient, qu'ils n'ont pas de voix, mais que c'est « comme si » ils en avaient une, qu'ils ne vivent pas du tout, mais que c'est « comme si ils vivaient. Ces propos ne sont pas plus contraires à l'évidence que les premiers, comme un homme de bon sens pourrait s'en convaincre. Et quand, mettant en regard des mœurs des hommes, de leur vie, de leurs actions, de leurs habitudes celles des animaux, je remarque en eux une grande déficience, sans aucune tendance, aucun progrès, aucun désir manifeste vers la vertu, à laquelle est ordonnée la raison, je pourrais être en peine d'expliquer que la nature ait donné le principe à des êtres incapables d'atteindre la fin. Eh bien ! cela même ne leur parait pas absurde. Ainsi ils ont bien posé chez nous l'affection pour les enfants comme le principe de la vie sociale et de la justice, et vu quelle était présente, grande et forte, chez les animaux, mais ils leur dénient et leur refusent la participation à la justice ; d'autre part il ne manque au mulet aucun des organes de la génération : il a en effet les organes males, les organes femelles et il en use avec plaisir, mais sans pouvoir atteindre la fin de la génération. Vois par ailleurs s'il n'est pas ridicule encore d'affirmer que les Socrate eux-mêmes, les Platon, les Zénon sont livrés au <vice > sans le céder en rien n'importe quel esclave, semblablement insensés, licencieux et injustes, et de reprocher ensuite aux bêtes l'impureté et l'imperfection de leur attachement à la vertu comme une privation et non pas comme une déficience ou une faiblesse de la raison - tout en accordant que le vice suppose la raisons, vice dont chaque bête sauvage est remplie. Nous voyons <en effet > chez beaucoup lâcheté, licence, injustice et méchanceté."

 

Porphyre, De l'abstinence, vers 271, III, 21.5-22.8, tr. Fr. J. Bouffartigue et M. Patillon, Les Belles lettres, 2003, Tome 2, p. 175-181.


[1] Doctrine que les Stoïciens au témoignage d'Alexandre d'Aphrodise, De fato, 11 (= S.V.F. II, 1140), partagent avec presque tous les philosophes ». C'est une doctrine essentielle chez Aristote et Théophraste…
[2] Citation d’un vers d’Épicharme. Le sens du vers est évidemment : seul l’intellect voit, entend, tout le reste est sourd, aveugle, etc. On retrouve plusieurs fois ce vers dans les Moralia de Plutarque…


 

  "Nous savons qu'humanité est une idée sur laquelle il n'y a pas de différend entre les hommes ; nous savons qu'elle n'a pour condition ni grandeur, ni exiguïté, ni vieillesse, ni jeunesse et que nous concevons cette idée par une formule de définition ou par une explication en détail. Si nous ne la concevions pas, nous ne dirions pas qu'elle est indépendante de grandeur ou d'exiguïté. Malgré tous nos efforts, nous ne pourrons jamais la percevoir par l'imagination ; et l'appréhension ne la perçoit pas non plus ; en effet, chaque fois que l'imagination ou l'appréhension cherchent à la percevoir, elles créent une image individuelle telle que Zaïd ou Amr ou telle qu'un être humain qui n'a jamais existé et qui, si même il existait, serait un individu déterminé et mêlé au superflu matériel.
  Bref, la faculté animale n'a pas la capacité de concevoir cette idée qui est générale et commune, mais elle perçoit les choses individuelles ; elle ne conçoit pas non plus les jugements universels. Par conséquent, la faculté par laquelle l'homme conçoit les idées générales abstraites est une autre faculté ; et c'est par cette faculté qu'il rend connues les choses inconnues. Les autres animaux ne possèdent pas cette faculté ; en effet, il se peut qu'il leur arrive de se souvenir d'une chose qu'ils auraient oubliée – et cela non par la recherche de la réflexion mais par hasard. Quant à une chose ignorée – chose pratique ou théorique – et qu'ils savent qu'ils ignorent, ils n'ont pas la capacité de la connaître ni par réflexion ni par moyen terme qui leur manque, mais seulement par leur nature : quand ils en ont besoin, c'est leur nature qui leur en donne une représentation ; et, l'image ayant pris forme, ils agissent – mais d'une manière uniforme. S'ils avaient la faculté de rechercher les choses qu'ils ignorent, ils rechercheraient des choses variées, les mettraient en pratique, établiraient un choix et ne se restreindraient pas à une seule manière et à un seul mode d'action.

  Donc la propriété de l'homme consiste à concevoir et à juger les idées générales et à conclure à des choses qu'il ignore dans les sciences et les arts. Et toute cela est la faculté d'une seule âme."

 

Avicenne, Le Livre de la science, vers 1030, tr. Fr. Mohammed Achena et Henri Massé, Les Belles Lettres, 1986, p. 67-68.


 

  "Chrysippe, bien qu'il fût sur tous les autres points un juge aussi dédaigneux de la condition des animaux qu'aucun autre philosophe, considérant les mouvements du chien qui, se trouvant à un carrefour à trois chemins alors qu'il est ou à la recherche de son maître qu'il a perdu de vue ou à la poursuite de quelque proie qui fuit devant lui, essaie l'un des deux premiers chemins après l'autre et, après avoir acquis la certitude qu'aucun des deux n'est le bon et n'y avoir pas trouvé la trace de ce qu'il cherche, s'élance dans le troisième sans hésiter, [Chrysippe donc] est bien contraint d'avouer qu'en ce chien il se fait un raisonnement comme celui-ci : « J'ai suivi jusqu'à ce carrefour mon maître à la trace ; il faut nécessairement qu'il passe par l'un de ces trois chemins ; ce n'est ni par celui-ci, ni par celui-là ; il faut donc infailliblement qu'il passe par cet autre », et que, fondant sa certitude sur ce raisonnement et cette conclusion, il ne se sert plus de son odorat dans le troisième chemin et n'y fait plus de sondages, mais s'y laisse emporter par la force de la raison. Cette action purement logique et cet usage de propositions divisées puis rassemblées et de l'énumération suffisante des termes [du raisonnement], ne vaut-il pas mieux que le chien tienne cela de lui-même que de Georges de Trébizonde ?"

 

Michel de Montaigne, Essais, 1580, livre II, chapitre 12, "Apologie de Raymond Sebond", adaptation en français moderne par A. Lanly, Gallimard, Quarto, 2009, p. 563.


 

  "Il n'y a personne qui ne convienne que tous les hommes sont capables de connaître la vérité ; et les philosophes même les moins éclairés, demeurent d'accord que l'homme participe à une certaine Raison qu'ils ne déterminent pas. C'est pourquoi ils le définissent animal RATIONIS particeps[1] : car il n'y a personne qui ne sache du moins confusément, que la différence essentielle de l'homme consiste dans l'union nécessaire qu'il a avec la Raison universelle, quoiqu'on ne sache pas d'ordinaire quel est celui qui renferme cette raison, et qu'on se mette fort peu en peine de le découvrir. Je vois, par exemple, que deux fois deux font quatre, et qu'il faut préférer son ami à son chien ; et je suis certain qu'il n'y a point d'homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l'esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu'il y ait une Raison universelle qui m'éclaire, et tout ce qu'il y a d'intelligences. Car si la raison que je consulte, n'était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes, est une raison universelle. Je dis : quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné. Lorsqu'un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu'elles ne sont pas conformes à la souveraine raison, ou à la raison universelle que tous les hommes consultent."

 

  Nicolas Malebranche, La Recherche de la vérité, 1674, Xe éclaircissement, in Œuvres complètes, tome III, Vrin, 1976, p. 129-130.


[1] Animal participant de la raison


 

  "Il y a une liaison dans les perceptions des animaux qui a quelque ressemblance avec la raison ; mais elle n'est fondée que dans la mémoire des faits, et nullement dans la connaissance des causes. C'est ainsi qu'un chien fuit le bâton dont il a été frappé parce que la mémoire lui représente la douleur que ce bâton lui a causée. Et les hommes en tant qu'ils sont empiriques, c'est-à-dire dans les trois quarts de leurs actions, n'agissent que comme des bêtes ; par exemple, on s'attend qu'il fera jour demain parce que l'on a toujours expérimenté ainsi. Il n'y a qu'un astronome qui le prévoie par raison ; et même cette prédiction manquera enfin, quand la cause du jour, qui n'est point éternelle, cessera. Mais le raisonnement véritable dépend des vérités nécessaires ou éternelles ; comme sont celles de la logique, des nombres, de la géométrie, qui font la connexion indubitable des idées et les conséquences immanquables. Les animaux où ces conséquences ne se remarquent point sont appelés bêtes ; mais ceux qui connaissent ces vérités nécessaires sont proprement ceux qu'on appelle animaux raisonnables, et leurs âmes sont appelées Esprits."

 

Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, 1714, GF, 1996, p. 226-227.



  "Juste au-dessous du ridicule attaché au fait de nier une vérité évidente, se trouve celui qui consiste à prendre beaucoup de peine pour la défendre ; et aucune vérité ne me paraît plus évidente que de dire que les bêtes sont douées de pensée et de raison tout comme les hommes. Les arguments sont dans ce cas si manifestes qu'ils ne peuvent échapper à l'homme le plus stupide et le plus ignorant.
  En adaptant des moyens à des fins, nous avons conscience d'être nous-mêmes guidés par la raison et l'intention, et de ne pas accomplir sans le savoir ni sans le vouloir ces actions qui tendent à assurer notre propre conservation, à obtenir le plaisir et à éviter la douleur. Par conséquent, lorsque nous voyons d'autres créatures, en des millions de cas, accomplir des actions semblables et les diriger vers des fins semblables, tous nos principes de raison et tous nos principes de probabilité nous poussent avec une force invincible à croire à l'existence d'une cause semblable. Il n'est pas besoin, à mon sens, d'illustrer cet argument par l'énumération de cas particuliers. L'attention la plus légère nous en fournira plus qu'il n'est nécessaire. La ressemblance entre les actions des animaux et celles des hommes est si complète sur ce point que la première action venue du premier animal qu'il nous plaira de choisir nous offrira 'un argument incontestable en faveur de la présente doctrine.

  Cette doctrine est aussi utile qu'évidente, et elle nous procure une sorte de pierre de touche, au moyen de laquelle nous pouvons mettre à l'épreuve tous les systèmes existants dans ce genre de philosophie. C'est d'après la ressemblance des actions extérieures des animaux avec celles que nous accomplissons nous-mêmes que nous jugeons que leurs actions internes ressemblent également aux nôtres, et le même principe de raisonnement, poussé un peu plus loin, nous fera conclure que, puisque nos actions internes ressemblent les unes aux autres, les causes dont elles procèdent doivent aussi se ressembler. Donc, quand une hypothèse est avancée pour expliquer une opération mentale commune aux hommes et aux animaux, nous devons l'appliquer aux uns et aux autres, et de même que toute hypothèse vraie supportera cette épreuve, je peux prendre le risque d'affirmer qu'aucune hypothèse fausse ne saura jamais l'endurer. Le défaut commun des systèmes dont les philosophes se sont servis pour expliquer les actes de l'esprit, c'est qu'ils supposent une subtilité et un raffinement de pensée qui dépassent non seulement la capacité des simples animaux, mais aussi celle des enfants et des gens ordinaires de notre propre espèce, qui sont cependant susceptibles des mêmes émotions et des mêmes affections que les personnes d'un génie et d'un entendement des plus accomplis. Une telle subtilité prouve clairement la fausseté d'un système, comme le contraire, la simplicité, en prouve la vérité.
  Soumettons donc notre présent système sur la nature de l'entendement à cette épreuve décisive, et voyons s'il expliquera les raisonnements des bêtes tout comme ceux de l'espèce humaine.
  Il nous faut faire, ici, une distinction entre les actions des animaux qui sont d'une nature vulgaire et semblent être du même niveau que leurs capacités ordinaires, et les exemples plus extraordinaires de sagacité qu'ils manifestent quelquefois en 'faveur de leur propre conservation et de la propagation de leur espèce. Un chien qui évite le feu et les précipices, qui fuit les étrangers et recherche les caresses de son maître, nous offre un exemple du premier genre. Un oiseau qui choisit avec tant de soin et de subtilité l'emplacement et les matériaux de son nid, qui couve ses œufs pendant le temps qu'il faut et durant la saison qui convient, avec toute la précaution que peu: mettre un chimiste à l'expérimentation la plus délicate, nous donne un vivant exemple du second.
  Pour ce qui est de la première sorte d'actions, j'affirme qu'elles procèdent d'un raisonnement qui, en lui-même, ne diffère pas et ne se fonde pas sur des principes différents de celui qui paraît dans la nature humaine. Il est nécessaire, en premier lieu, qu'il y ait quelque impression immédiatement présente à leur mémoire ou à leurs sens pour fonder leur jugement. Du ton de la voix, le chien infère la colère de son maître et prévoit qu'il sera puni. D'après une certaine sensation qui affecte son odorat, il juge que le gibier n'est pas loin de lui.
  Deuxièmement, l'inférence qu'il tire de l'impression présente est construite sur l'expérience et sur son observation de la conjonction des objets dans des cas passés. Selon que vous modifiez cette expérience, il modifie son raisonnement. Faites que vos coups suivent un signe ou un mouvement pendant, quelque temps, et ensuite un autre: il en tirera successivement des conclusions différentes, selon son expérience la plus récente.
  Maintenant, qu'un philosophe fasse l'épreuve : qu'il s'efforce d'expliquer l'acte de l'esprit que nous appelons croyance, qu'il rende compte des principes d'où elle provient, indépendamment de l'influence de la coutume et de l'imagination, et que son hypothèse s'applique également aux bêtes comme à l'espèce humaine; une fois qu'il aura fait cela, je promets d'embrasser son opinion. Mais en même temps je demande, comme une condition équitable, que si mon système est le seul qui puisse répondre à toutes ces exigences, il soit reçu comme entièrement satisfaisant et convaincant. Qu'il soit le seul, cela est évident presque sans aucun raisonnement. Les bêtes ne perçoivent certainement jamais la moindre connexion réelle entre les objets. C'est donc par expériences qu'elles infèrent un objet d'un autre. Elles ne peuvent jamais, par aucune sorte d'arguments, former la conclusion générale que les objets dont elles n'ont pas eu l'expérience ressemblent à ceux qu'elles ont expérimentés. C'est donc par le moyen de la seule coutume que l'expérience agit sur elles. Tout cela était suffisamment évident en ce qui concerne l'homme. Mais, pour ce qui est des bêtes, il ne peut y avoir le moindre soupçon d'erreur, ce qui doit être reconnu comme une forte confirmation ou plutôt comme une preuve invincible de mon système.
  Rien ne montre plus la force qu'a l'habitude de nous accoutumer à un phénomène que le fait que les hommes ne s'étonnent pas des opérations de leur propre raison, alors qu'en même temps, ils admirent l'instinct des animaux et trouvent de la difficulté à l'expliquer, uniquement parce qu'on ne peut le ramener exactement aux mêmes principes. A considérer la chose comme il le faut, la raison n'est qu'un instinct merveilleux et inintelligible présent dans notre âme, qui nous conduit à travers un certain enchaînement d'idées qu'il dote de qualités particulières, en fonction de leurs situations et relations particulières. Cet instinct, il est vrai, naît de l'observation et de l'expérience passées ; mais quelqu'un peut-il donner la raison ultime du fait que l'expérience et l'observation passées produisent cet effet, plutôt que la nature à elle seule? La nature peut certainement produire tout ce qui peut naître de l'habitude ; mieux, l'habitude n'est que l'un des principes de la nature et elle tire toute sa force de cette origine."

 

David Hume, Traité de la nature humaine, 1739, Livre I, III, section XVI, tr. Fr. Philippe Baranger et Philippe Saltel, GF, 1995, p. 254-257.

 

  "Next to the ridicule of denying an evident truth, is that of taking much pains to defend it; and no truth appears to me more evident, than that beasts are endowd with thought and reason as well as men. The arguments are in this case so obvious, that they never escape the most stupid and ignorant.
  We are conscious, that we ourselves, in adapting means to ends, are guided by reason and design, and that it is not ignorantly nor casually we perform those actions, which tend to self-preservation, to the obtaining pleasure, and avoiding pain. When therefore we see other creatures, in millions of instances, perform like actions, and direct them to the ends, all our principles of reason and probability carry us with an invincible force to believe the existence of a like cause. It is needless in my opinion to illustrate this argument by the enumeration of particulars. The smallest attention will supply us with more than are requisite. The resemblance betwixt the actions of animals and those of men is so entire in this respect, that the very first action of the first animal we shall please to pitch on, will afford us an incontestable argument for the present doctrine.

  This doctrine is as useful as it is obvious, and furnishes us with a kind of touchstone, by which we may try every system in this species of philosophy. It is from the resemblance of the external actions of animals to those we ourselves perform, that we judge their internal likewise to resemble ours; and the same principle of reasoning, carryd one step farther, will make us conclude that since our internal actions resemble each other, the causes, from which they are derivd, must also be resembling. When any hypothesis, therefore, is advancd to explain a mental operation, which is common to men and beasts, we must apply the same hypothesis to both; and as every true hypothesis will abide this trial, so I may venture to affirm, that no false one will ever be able to endure it. The common defect of those systems, which philosophers have employd to account for the actions of the mind, is, that they suppose such a subtility and refinement of thought, as not only exceeds the capacity of mere animals, but even of children and the common people in our own species; who are notwithstanding susceptible of the same emotions and affections as persons of the most accomplishd genius and understanding. Such a subtility is a dear proof of the falshood, as the contrary simplicity of the truth, of any system.
  Let us therefore put our present system concerning the nature of the understanding to this decisive trial, and see whether it will equally account for the reasonings of beasts as for these of the human species.
  Here we must make a distinction betwixt those actions of animals, which are of a vulgar nature, and seem to be on a level with their common capacities, and those more extraordinary instances of sagacity, which they sometimes discover for their own preservation, and the propagation of their species. A dog, that avoids fire and precipices, that shuns strangers, and caresses his master, affords us an instance of the first kind. A bird, that chooses with such care and nicety the place and materials of her nest, and sits upon her eggs for a due time, and in suitable season, with all the precaution that a chymist is capable of in the most delicate projection, furnishes us with a lively instance of the second.
  As to the former actions, I assert they proceed from a reasoning, that is not in itself different, nor founded on different principles, from that which appears in human nature. It is necessary in the first place, that there be some impression immediately present to their memory or senses, in order to be the foundation of their judgment. From the tone of voice the dog infers his masters anger, and foresees his own punishment. From a certain sensation affecting his smell, he judges his game not to be far distant from him.
  Secondly, The inference he draws from the present impression is built on experience, and on his observation of the conjunction of objects in past instances. As you vary this experience, he varies his reasoning. Make a beating follow upon one sign or motion for some time, and afterwards upon another; and he will successively draw different conclusions, according to his most recent experience.
  Now let any philosopher make a trial, and endeavour to explain that act of the mind, which we call BELIEF, and give an account of the principles, from which it is derivd, independent of the influence of custom on the imagination, and let his hypothesis be equally applicable to beasts as to the human species; and after he has done this, I promise to embrace his opinion. But at the same time I demand as an equitable condition, that if my system be the only one, which can answer to all these terms, it may be receivd as entirely satisfactory and convincing. And that it is the only one, is evident almost without any reasoning. Beasts certainly never perceive any real connexion among objects. It is therefore by experience they infer one from another. They can never by any arguments form a general conclusion, that those objects, of which they have had no experience, resemble those of which they have. It is therefore by means of custom alone, that experience operates upon them. All this was sufficiently evident with respect to man. But with respect to beasts there cannot be the least suspicion of mistake; which must be ownd to be a strong confirmation, or rather an invincible proof of my system.
  Nothing shews more the force of habit in reconciling us to any phaenomenoun, than this, that men are not astonished at the operations of their own reason, at the same time, that they admire the instinct of animals, and find a difficulty in explaining it, merely because it cannot be reducd tothe very same principles. To consider the matter aright, reason is nothing but a wonderful and unintelligible instinct in our souls, which carries us along a certain train of ideas, and endows them with particular qualities, according to their particular situations and relations. This instinct, it is true, arises from past observation and experience; but can any one give the ultimate reason, why past experience and observation produces such an effect, any more than why nature alone shoud produce it? Nature may certainly produce whatever can arise from habit: Nay, habit is nothing but one of the principles of nature, and derives all its force from that origin."

 

David Hume, Traité de la nature humaine, 1739, Book I, part III, section XVI.



  "La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même ce qui va au-delà de l'agencement mécanique de son existence animale, et qu'il ne participe à aucune autre félicité ou à aucune autre perfection, que celles qu'il s'est procurées lui-même par la raison, en tant qu'affranchi de l'instinct.

  La nature, en effet, ne fait rien de superflu (überflüssig) et elle n'est pas prodigue dans l'usage des moyens pour atteindre ses fins. Qu'elle ait donné à l'homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur elle, c'était déjà l'indication de son intention en ce qui concerne la dotation de l'homme. Ce dernier devait dès lors ni être conduit par l'instinct, ni être pourvu et informé par une connaissance innée. Il devait bien plutôt tout tirer de lui-même. L'invention des moyens de se nourrir, de s'abriter, d'assurer sa sécurité et sa défense (pour lesquelles la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements, qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et même la bonté de la volonté, tout cela devait entièrement être son propre ouvrage. La nature semble ici s'être complue dans sa plus grande économie et elle a mesuré au plus juste, avec beaucoup de parcimonie, sa dotation animale pour le besoin [pourtant] extrême d'une existence commençante ; comme si elle avait voulu que l'homme, quand il se serait hissé de la plus grande inculture à la plus grande habileté, à la perfection intérieure du mode de penser, et par là (autant qu'il est possible sur terre) à la félicité, en eût ainsi le plein mérite, et n'en fût redevable qu'à lui-même ; comme si également elle avait eu plus à cœur l'estime de soi d'un être raisonnable que le bien-être. Car il y a dans le cours des affaires humaines une foule de peines qui attendent l'homme. Il semble pour cette raison que la nature n'ait rien fait du tout pour qu'il vive bien, [qu'elle ait] au contraire [fait tout] pour qu'il travaille à aller largement au-delà de lui-même, pour se rendre digne, par sa conduite, de la vie et du bien-être."

 

Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, 1784, Troisième proposition, tr. fr. Philippe Folliot.

 

 


Date de création : 28/01/2021 @ 12:40
Dernière modification : 14/02/2021 @ 18:04
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