"Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour. Dieu dit : Qu'il y ait une étendue entre les eaux, et qu'elle sépare les eaux d'avec les eaux. Et Dieu fit l'étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l'étendue d'avec les eaux qui sont au-dessus de l'étendue. Et cela fut ainsi. Dieu appela l'étendue ciel. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le second jour. Dieu dit : Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un seul lieu, et que le sec paraisse. Et cela fut ainsi. [Dieu appela le sec terre, et il appela l'amas des eaux mers. Dieu vit que cela était bon. Puis Dieu dit : Que la terre produise de la verdure, de l'herbe portant de la semence, des arbres fruitiers donnant du fruit selon leur espèce et ayant en eux leur semence sur la terre. Et cela fut ainsi. La terre produisit de la verdure, de l'herbe portant de la semence selon son espèce, et des arbres donnant du fruit et ayant en eux leur semence selon leur espèce. Dieu vit que cela était bon. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le troisième jour. Dieu dit : Qu'il y ait des luminaires dans l'étendue du ciel, pour séparer le jour d'avec la nuit ; que ce soient des signes pour marquer les époques, les jours et les années ; et qu'ils servent de luminaires dans l'étendue du ciel, pour éclairer la terre. Et cela fut ainsi. Dieu fit les deux grands luminaires, le plus grand luminaire pour présider au jour, et le plus petit luminaire pour présider à la nuit ; il fit aussi les étoiles. Dieu les plaça dans l'étendue du ciel, pour éclairer la terre, pour présider au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière d'avec les ténèbres. Dieu vit que cela était bon. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le quatrième jour. Dieu dit : Que les eaux produisent en abondance des animaux vivants, et que des oiseaux volent sur la terre vers l'étendue du ciel. Dieu créa les grands poissons et tous les animaux vivants qui se meuvent, et que les eaux produisirent en abondance selon leur espèce ; il créa aussi tout oiseau ailé selon son espèce. Dieu vit que cela était bon. Dieu les bénit, en disant : Soyez féconds, multipliez, et remplissez les eaux des mers ; et que les oiseaux multiplient sur la terre. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le cinquième jour. Dieu dit : Que la terre produise des animaux vivants selon leur espèce, du bétail, des reptiles et des animaux terrestres, selon leur espèce. Et cela fut ainsi. Dieu fit les animaux de la terre selon leur espèce, le bétail selon son espèce, et tous les reptiles de la terre selon leur espèce. Dieu vit que cela était bon. Puis Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu, il créa l'homme et la femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. Et Dieu dit : Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est à la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit d'arbre et portant de la semence : ce sera votre nourriture. Et à tout animal de la terre, à tout oiseau du ciel, et à tout ce qui se meut sur la terre, ayant en soi un souffle de vie, je donne toute herbe verte pour nourriture. Et cela fut ainsi. Dieu vit tout ce qu'il avait fait et voici, cela était très bon. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le sixième jour.
Ainsi furent achevés les cieux et la terre, et toute leur armée. Dieu acheva au septième jour son œuvre, qu'il avait faite : et il se reposa au septième jour de toute son œuvre, qu'il avait faite. Dieu bénit le septième jour, et il le sanctifia, parce qu'en ce jour il se reposa de toute son œuvre qu'il avait créée en la faisant. Voici les origines des cieux et de la terre, quand ils furent créés. Lorsque l'Éternel Dieu fit une terre et des cieux, aucun arbuste des champs n'était encore sur la terre, et aucune herbe des champs ne germait encore : car l'Éternel Dieu n'avait pas fait pleuvoir sur la terre, et il n'y avait point d'homme pour cultiver le sol."
La Bible, Livre de la Genèse, Chapitre 1 (versets 1-31) et chapitre 2 (versets 1-5).
"La condition même de cette nature spirituelle qui la constitue maîtresse de son activité, requiert de la Providence une vigilance s'adressant à elle pour elle-même, et le fait pour les autres natures de n'avoir aucune maîtrise sur leur agir prouve qu'elles ne sont pas dignes d'attention pour elles-mêmes mais qu'elles sont subordonnées à d'autres. L'être uniquement mû par un autre a valeur d'instrument ; celui qui au contraire se meut soi-même, a valeur d'agent principal. Or l'instrument n'offre pas d'intérêt pour lui-même, il ne vaut qu'entre les mains de l'agent principal ; aussi tous les soins dont on entoure les instruments, se réfèrent-ils, comme à leur fin, à l'agent principal. Par contre toute l'attention que retient sur lui-même ce dernier, soit de sa part, soit de celle des autres, est à son profit. Les créatures spirituelles sont donc établies par Dieu, comme devant être gouvernées pour elles-mêmes, les autres créatures en raison d'elles. Quiconque est maître de son acte est libre dans son agir, celui-là est libre en effet qui est cause de soi, mais celui qui est déterminé à l'action par un autre est soumis à son joug. Toute autre créature que la créature spirituelle est donc par sa nature en servitude, seule celle-ci est libre. Or tout gouvernement pourvoit aux sujets libres pour eux-mêmes, aux esclaves en raison de leurs services. Ainsi la Providence divine régit-elle les créatures raisonnables pour elles-mêmes, les autres en fonction de celles-ci. Quand plusieurs êtres sont coordonnés en vue d'une fin, ceux qui ne peuvent par eux-mêmes atteindre cette fin, sont subordonnés à ceux qui l'atteignent, étant par eux-mêmes ordonnés à cette fin. Ainsi la fin de l'armée est la victoire, et ce sont les soldats qui la remportent par leur propre combat. Aussi sont-ils recrutés pour eux-mêmes dans l'armée, tandis que tous les autres, assignés à quelque emploi : garde des chevaux, fabrique de l'armement, ne sont voulus dans l'armée qu'en raison des soldats. Or de la doctrine antérieure il ressort que Dieu est la fin de l'univers, seule une nature intellectuelle peut l'atteindre en lui-même par la connaissance et l'amour. En conséquence seule la nature spirituelle est voulue pour elle-même dans l'univers, les autres le sont pour elle. Dans la constitution d'un tout, les parties principales sont recherchées pour elles-mêmes, les autres sont exigées pour conserver ou améliorer les premières. Or, parmi les éléments de l'univers, les plus nobles sont les créatures spirituelles qui se rapprochent le plus de la ressemblance divine. Elles sont ainsi gouvernées pour elles-mêmes et les autres à cause d'elles. Il est encore manifeste que toutes les parties d'un tout sont conçues en vue de sa perfection : le tout n'est point pour les parties, mais bien les parties pour le tout. Or les natures spirituelles ont plus d'affinité que les autres avec le tout : en effet chacune d'elles est en quelque sorte toute chose dans la mesure où son intelligence embrasse tout l'être, tandis que toute autre substance n'a de l'être qu'une participation limitée. Il est donc normal que Dieu pourvoie aux autres êtres au bénéfice des substances spirituelles. Les dispositions passives d'un être sont conformes au cours naturel des choses. Or le cours de la nature veut que la substance spirituelle use de tous les autres êtres pour son propre compte, soit pour la perfection de son intelligence qui contemple en elles la vérité, soit pour l'exercice de sa puissance et l'exécution de ce qu'elle a conçu, tel l'artiste qui réalise dans la matière corporelle son idéal artistique, soit même pour le soutien du corps uni à l'âme intellectuelle, comme c'est le cas chez les hommes. Il est donc manifeste que la Providence a ordonné tous les êtres aux substances spirituelles. Quiconque veut un objet en raison de ses qualités propres le veut toujours ; ce qui en effet a sa raison d'être en soi, est toujours. Mais si l'on recherche un objet en vue d'autre chose, il n'est pas nécessaire qu'on le recherche toujours ; on le recherche seulement dans la mesure où il est en liaison avec ce qui détermine la recherche. Or l'être des choses découle de la volonté de Dieu, comme il ressort des exposés antérieurs. Par conséquent les êtres qui demeurent sont voulus de Dieu pour eux-mêmes ; ceux qui passent sont voulus, non pour eux-mêmes, mais pour autre chose. Les substances spirituelles, parce qu'elles sont incorruptibles, appartiennent spécialement à la première catégorie ; de plus elles sont immuables si ce n'est dans leurs choix. Les substances spirituelles sont donc gouvernées pour elles-mêmes, les autres le sont au bénéfice de celles-ci. Le fait que toutes les parties de l'univers soient ordonnées à la perfection de l'ensemble, ne contredit pas ces démonstrations : toutes les parties concourent à la perfection de l'ensemble en ce que l'une est au service de l'autre. Ainsi dans le corps humain, le poumon appartient à la perfection du corps parce qu'il est utile au cœur ; de là il n'est pas contradictoire d'affirmer que le poumon est au service du cœur et de l'animal tout entier. Pareillement sans plus d'opposition on dit que les autres natures sont au service des créatures spirituelles et de la perfection de l'ensemble : si en effet les choses que requiert la perfection des substances spirituelles manquaient, l'univers serait incomplet. De même encore ces conclusions ne sont pas infirmées par le fait que les individus sont au service de leurs espèces respectives. Car le fait qu'ils sont ordonnés à leurs espèces propres, ils le sont aussi à la nature intellectuelle. Un être corruptible quelconque, ordonné à l'homme, ne l'est pas en effet à un individu humain seulement, mais à toute l'espèce humaine. Or un être corruptible ne pourrait être ainsi au service de toute l'espèce humaine, si ce n'était toute son espèce qui agissait en lui. L'ordre selon lequel les espèces corruptibles sont ordonnées à l'homme requiert donc que les individus le soient à leur espèce. Néanmoins en affirmant que les substances sont régies en raison d'elles-mêmes par la divine Providence, nous ne prétendons pas qu'elles ne soient pas ultérieurement rapportées à Dieu et à la perfection de l'univers. Elles sont régies pour elles-mêmes et les autres en raison d'elles, en ce sens que les biens qui leur sont départis par la divine Providence, ne leur sont pas accordés pour le service de quelque autre, tandis que ce qui est accordé aux autres êtres dans le plan divin, est au profit de ces natures spirituelles. Aussi est-il dit : « Ne regarde point le soleil, la lune et tous les autres astres du ciel, et induit en erreur, ne les adore pas, ni honore ces astres que le Seigneur a créés au service de tous les peuples qui sont sous le ciel. » Et encore : « Tu as mis toutes choses sous ses pieds, brebis et bœufs tous ensemble, et les animaux des champs ». Et : « Vous, maître de votre force, vous jugez avec sérénité, et vous nous gouvernez avec sollicitude ». Ces affirmations excluent l'erreur de ceux qui prétendent que l'homme pèche en tuant les animaux. Par la divine Providence, selon l'ordre naturel des choses, les animaux sont à l'usage de l'homme ; aussi sans aucun préjudice celui-ci peut-il s'en servir, soit en les tuant, soit de toute autre manière. C'est pourquoi le Seigneur dit à Noé : « Tout ce qui se meut et qui a vie, vous servira de nourriture ; je vous donne tout cela, comme je vous avais donné l'herbe verte. » Si dans la Sainte Écriture il est défendu de se montrer cruel envers les animaux, comme tuer les oiseaux avec leurs petits, c'est soit en vue de détourner l'âme de l'homme de toute cruauté envers les autres hommes : cruel pour les animaux, l'homme risquerait de l'être pour les hommes ; soit parce que tuer un animal peut causer un préjudice à celui qui le tue ou à quelque autre ; soit qu'il y ait en cela un certain symbolisme : ainsi que l'explique l'Apôtre, à propos de ce passage du Deutéronome où il est défendu de museler le bœuf quand il foule le grain."
Thomas d'Aquin, Somme contre les gentils, Livre III, 112, tr. fr. Projet Docteur angélique.
"Le droit sur les bêtes s'acquiert de la même façon que sur les hommes, à savoir par la force et par les puissances naturelles. Car, si en l'état de nature il était permis aux hommes (à cause de la guerre de tous contre tous) de s'assujettir et de tuer leurs semblables toutes fois et quantes que cela leur semblerait expédient à leurs affaires ; à plus forte raison, la même chose leur doit être permise envers les bêtes, dont ils peuvent s'assujettir celles qui se laissent apprivoiser et exterminer toutes les autres en leur faisant une guerre perpétuelle. D'où je conclus que la domination sur les bêtes n'a pas été donnée à l'homme par un privilège particulier du droit divin positif, mais par le droit commun de la nature. Car, si on n'eût joui de ce dernier droit avant la promulgation de la Sainte Écriture, on n'eût pas eu celui d'égorger quelques animaux pour se nourrir. En quoi la condition des hommes eût été pire que celle des bêtes, qui nous eussent pu dévorer impunément, sans qu'il nous eût été permis de leur rendre la pareille. Mais, comme c'est par le droit de nature que les bêtes se jettent sur nous lorsque la faim les presse ; nous avons aussi le même titre de nous servir d'elles et, par la même loi, il nous est permis de les persécuter."
Thomas Hobbes, Le Citoyen, 1642, chapitre VIII, tr. fr. Samuel Sorbière, GF, 1982, p. 184.
"L'homme change l'état naturel des animaux en les forçant à lui obéir, et les faisant servir à son usage : un animal domestique est un esclave dont on s'amuse, dont on se sert, dont on abuse, qu'on altère, qu'on dépayse et que l'on dénature, tandis que l'animal sauvage, n'obéissant qu'à la nature, ne connaît d'autres lois que celles du besoin et de sa liberté. […]
L'empire de l'homme sur les animaux est un empire légitime qu'aucune révolution ne peut détruire ; c'est l'empire de l'esprit sur la matière c'est non seulement un droit de nature, un pouvoir fondé sur des lois inaltérables, mais c'est encore un don de Dieu, par lequel l'homme peut reconnaître à tout instant l'excellence de son être car ce n'est pas parce qu'il est le plus parfait, le plus fort ou le plus adroit des animaux qu'il leur commande s'il n'était que le premier du même ordre, les seconds se réuniraient pour lui disputer l'empire ; mais c'est par supériorité de nature que l'homme règne et commande ; il pense, et dès lors il est maître des êtres qui ne pensent point.
Il est maître des corps bruts, qui ne peuvent opposer à sa volonté qu'une lourde résistance ou qu'une inflexible dureté, que sa main sait toujours surmonter et vaincre en les faisant agir les uns contre les autres il est maître des végétaux, que par son industrie il peut augmenter, diminuer, renouveler, dénaturer, détruire ou multiplier à l'infini; il est maître des animaux, parce que non seulement il a comme eux du mouvement et du sentiment, mais qu'il a de plus la lumière de la pensée, qu'il connaît les fins et les moyens, qu'il sait diriger ses actions, concerter ses opérations, mesurer ses mouvements, vaincre la force par l'esprit,.et la vitesse par l'emploi du temps. […]
C'est donc par les talents de l'esprit, et non par la force et par les autres qualités de la matière, que l'homme a su subjuguer les animaux dans les premiers temps ils doivent être tous également indépendants ; l'homme, devenu criminel et féroce, était peu propre à les apprivoiser ; il a fallu du temps pour les approcher, pour les reconnaître, pour les choisir, pour les dompter, il a fallu qu'il fût civilisé lui-même pour savoir instruire et commander, et l'empire sur les animaux, comme tous les autres empires, n'a été fondé qu'après la société.
C'est d'elle que l'homme tient sa puissance, c'est par elle qu'il a perfectionné sa raison, exercé son esprit et réuni ses forces, auparavant l'homme était peut-être l'animal le plus sauvage et le moins redoutable de tous ; nu, sans armes et sans abri, la terre n'était pour lui qu'un vaste désert peuplé de monstres, dont souvent il devenait la proie ; et même longtemps après, l'histoire nous dit que les premiers héros n'ont été que des destructeurs de bêtes.
Mais lorsqu'avec le temps l'espèce humaine s'est étendue, multipliée, répandue, et qu'à la faveur des arts et de la société l'homme a pu marcher en force pour conquérir l'Univers, il a fait reculer peu à peu les bêtes féroces, il a purgé la terre de ces animaux gigantesques dont nous trouvons encore les ossements énormes, il a détruit ou réduit à un petit nombre d'individus les espèces voraces et nuisibles, il a opposé les animaux aux animaux, et subjuguant les uns par adresse, domptant les autres par la force, ou les écartant par le nombre, et les attaquant tous par des moyens raisonnés, il est parvenu à se mettre en sûreté, et à établir un empire qui n'est borné que par les lieux inaccessibles, les solitudes reculées, les sables brûlants, les montagnes glacées, les cavernes obscures, qui servent de retraites au petit nombre d'espèces d'animaux indomptables."
Buffon, Histoire naturelle, tome IV, 1753, p. 169-173, Folio, 1992, p. 51-53.
"Ce n'est que depuis environ trente siècles que la puissance de l'homme s'est réunie à celle de la Nature et s'est étendue sur la plus grande partie de la terre ; les trésors de sa fécondité jusqu'alors étaient enfouis, l'homme les a mis au grand jour ; ses autres richesses, encore plus profondément enterrées, n'ont pu se dérober à ses recherches et sont devenues le prix de ses travaux : partout, lorsqu'il s'est conduit avec sagesse, il a suivi les leçons de la Nature, profité de ses exemples, employé ses moyens, et choisi dans son immensité tous les objets qui pouvaient lui servir ou lui plaire. Par son intelligence les animaux ont été apprivoisés, subjugués, domptés, réduits à lui obéir à jamais ; par ses travaux, les marais ont été desséchés, les fleuves contenus, leurs cataractes effacées, les forêts éclaircies, les landes cultivées ; par sa réflexion, les temps ont été comptés, les espaces mesurés, les mouvements célestes reconnus, combinés, représentés, le ciel et la terre comparés, l'univers agrandi, et le Créateur dignement adoré ; par son art émané de la science, les mers ont été traversées, les montagnes franchies, les peuples rapprochés, un nouveau monde découvert, mille autres terres isolées sont devenues son domaine ; enfin la face entière de la terre porte aujourd'hui l'empreinte de la puissance de l'homme, laquelle, quoique subordonnée à celle de la Nature, souvent a fait plus qu'elle, ou du moins l'a si merveilleusement secondée que c'est à l'aide de nos mains qu'elle s'est développée dans toute son étendue, et qu'elle est arrivée par degrés au point de perfection et de magnificence où nous la voyons aujourd'hui. […]
Aussi le premier trait de l'homme qui commence à se civiliser est l'empire qu'il sait prendre sur les animaux, et ce premier trait de son intelligence devient ensuite le grand caractère de sa puissance sur la nature : car ce n'est qu'après se les être soumis qu'il a, par leurs secours, changé la face de la terre, converti les déserts en guérets et les bruyères en épis. En multipliant les espèces utiles d'animaux, l'homme augmente sur la terre la quantité de mouvement et de vie ; il ennoblit en même temps la suite entière des êtres et s'ennoblit lui-même en transformant le végétal en animal et tous deux en sa propre substance qui se répand ensuite par une nombreuse multiplication : partout il produit l'abondance, toujours suivie de la grande population ; des millions d'hommes existent dans le même espace qu'occupaient autrefois deux ou trois cents sauvages, des milliers d'animaux où il y avait à peine quelques individus ; par lui et pour lui les germes précieux sont les seuls développés, les productions de la classe la plus noble les seules cultivées ; sur l'arbre immense de la fécondité, les branches à fruit seules subsistantes et toutes perfectionnées. […]
Au moyen de la greffe, l'homme a, pour ainsi dire, créé des espèces secondaires qu'il peut propager et multiplier à son gré : le bouton ou la petite branche qu'il joint au sauvageon renferme cette qualité individuelle qui ne peut se transmettre par la graine, et qui n'a besoin que de se développer pour produire les mêmes fruits que l'individu dont on les a séparés pour les unir au sauvageon, lequel ne leur communique aucune de ses mauvaises qualités, parce qu'il n'a pas contribué à leur formation, qu'il n'est pas une mère, mais une simple nourrice qui ne sert qu'à leur développement par la nutrition. Dans les animaux, la plupart des qualités qui paraissent individuelles ne laissent pas de se transmettre et de se propager par la même voie que les propriétés spécifiques ; il était donc plus facile à l'homme d'influer sur la nature des animaux que sur celle des végétaux. Les races dans chaque espèce d'animal ne sont que des variétés constantes qui se perpétuent par la génération, au lieu que dans les espèces végétales il n'y a point de races, point de variétés assez constantes pour être perpétuées par la reproduction. Dans les seules espèces de la poule et du pigeon, l'on a fait naître très récemment de nouvelles races en grand nombre, qui toutes peuvent se propager d'elles-mêmes ; tous les jours, dans les autres espèces, on relève, on ennoblit en les croisant ; de temps en temps on acclimate, on civilise quelques espèces étrangères ou sauvages. Tous ces exemples modernes et récents prouvent que l'homme n'a connu que tard l'étendue de sa puissance, et que même il ne la connaît pas encore assez ; elle dépend en entier de l'exercice de son intelligence; ainsi, plus il observera, plus il cultivera la Nature, plus il aura de moyens pour se la soumettre et de facilités pour tirer de son sein des richesses nouvelles, sans diminuer les trésors de son inépuisable fécondité.
Et que ne pourrait-il pas sur lui-même, je veux dire sur sa propre espèce, si la volonté était toujours dirigée par l'intelligence ? Qui sait jusqu'à quel point l'homme pourrait perfectionner sa nature, soit au moral, soit au physique ?"
Buffon, Les Époques de la Nature, 1778, "Septième et dernière époque", in Œuvres complètes de Buffon, tome II, J.-L. de Lanessan, A. Le Vasseur, 1884, p. 126-127, p. 132-133 et p. 134-135.
"Le dernier pas de la raison, élevant ainsi entièrement l'homme au-dessus de la société des animaux, consista à comprendre (quoique de manière seulement obscure) que l'homme est proprement la fin de la nature, et que rien de ce qui vit sur terre ne peut prétendre en cela le concurrencer, La première fois qu'il dit aux moutons : la nature ne t'a pas donné la fourrure que tu portes pour ton propre usage, mais pour moi, et qu'il la lui ôta et s'en revêtit (Genèse, III, 21), il fut conscient d'avoir un privilège, en raison de sa nature, sur tous les animaux, qu'il ne vit plus désormais comme ses compagnons dans la création, mais comme des moyens et des instruments mis à sa disposition en vue de faciliter la réalisation des desseins qu'il pourrait se proposer. Cette représentation inclut a contrario (bien qu'obscurément) l'idée selon laquelle il n'a pas le droit de dire la même chose à un être humain, et qu'il doit au contraire considérer celui-ci comme participant à part égale des dons de la nature ; ce qui constituait une préparation à long terme aux limites que la raison allait devoir dorénavant imposer à sa volonté eu égard à son semblable, préparation qui est beaucoup plus importante, pour l'établissement de la 1a société, que l'attachement et l'amour.
Et c'est ainsi que l'homme est parvenu à l'égalité avec tous les êtres raisonnables, quel que puisse être leur rang (Genèse, III, 22), à savoir en sa prétention à être en lui-même fine fin, à être également reconnu comme tel par tout autre et à n'être utilisé par personne seulement comme un moyen en vue d'autres fins."
Kant, Conjectures sur le commencement de l'histoire humaine, 1786, tr. fr. Ole Hansen-Løve, Hatier poche, 2008, p. 14-15.
"Le dernier progrès que fit la raison, achevant d'élever l'homme tout à fait au-dessus de la société animale, ce fut qu'il comprit (obscurément encore) qu'il était proprement la fin de la nature, et que rien de ce qui vit sur terre ne pouvait lui disputer ce droit. La première fois qu'il dit au mouton : « la peau que tu portes, ce n'est pas pour toi, mais pour moi que la nature te l'a donnée », qu'il la lui retira et s'en revêtit, il découvrit un privilège qu'il avait, en raison de sa nature, sur tous les animaux. Et il cessa désormais de les considérer comme ses compagnons dans la création, pour les regarder comme des moyens et des instruments mis à la disposition de sa volonté en vue d'atteindre les desseins qu'il se propose. Cette représentation implique (obscurément sans doute) la contrepartie, à savoir qu'il n'avait pas le droit de traiter un homme de cette façon, mais qu'il devait le considérer comme un associé participant sur un pied d'égalité avec lui aux dons de la nature ; c'était se préparer de loin à la limitation que la raison devait à l'avenir imposer à sa volonté à l'égard des hommes ses semblables, et qui, bien plus que l'inclination et l'amour, est nécessaire à l'établissement de la société.
Et ainsi l'homme venait d'atteindre l'égalité avec tous les autres êtres raisonnables, à quelque rang qu'ils pussent se trouver, c'est-à-dire, en ce qui concerne sa prétention d'être à lui-même sa fin, le droit d'être estimé par tous les autres comme tel, et de n'être utilisé par aucun comme simple moyen pour atteindre d'autres fins."
Kant, Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine, 1786.
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