"En quoi consiste cette fameuse expérience du travail, le « travailler » ? On parle du travailler, comme on dit le manger ou le boire, pour rassembler tout ce qui est en cause dans un agir, un acte orienté vers un objectif de production y compris les pensées qui en sont indissociables. La caractéristique majeure du « travailler » c'est que, même si le travail est bien conçu, si l'organisation du travail est rigoureuse, si les consignes et les procédures sont claires, il est impossible d'atteindre la qualité en respectant scrupuleusement les prescriptions.
En effet, les situations de travail ordinaire sont grevées d'événements inattendus, de pannes, d'incidents, d'anomalies de fonctionnement, d'incohérences organisationnelles, d'imprévus provenant aussi bien de la matière, des outils et des machines que des autres travailleur, des collègues, des chefs, des subordonnés, de l'équipe, de la hiérarchie, des clients même. Il faut le reconnaître, il n'existe pas de travail d'exécution. De fait, apparaît toujours un décalage entre le prescrit et la réalité concrète de la situation. Ce décalage entre le prescrit et l'effectif se retrouve à tous les niveaux de l'analyse entre tâche et activité […], entre ce qu'on appelle organisation formelle et organisation informelle du travail.
Travailler c'est combler l'écart entre le prescrit et l'effectif. Or, ce qu'il faut mettre en œuvre pour combler cet écart ne peut pas être prévu à l'avance. Le chemin à parcourir entre le prescrit et le réel doit être à chaque fois inventé ou découvert par le sujet qui travaille. Ainsi, pour le clinicien, le travail se définit-il comme ce que le sujet doit ajouter aux prescriptions pour pouvoir atteindre les objectifs qui lui sont assignés. Ou encore ce qu'il doit ajouter de lui-même pour faire face à ce qui ne fonctionne pas lorsqu'il s'en tient scrupuleusement à l'exécution des prescriptions.
Comment donc se fait connaître, au sujet qui travaille, cet écart irréductible entre la réalité d'un côté, les prévisions, les prescriptions et le procédure, de l'autre ? Mon point de vue […] c'est que c'est toujours sous la forme de l'échec. Le réel se fait connaître au sujet par sa résistance aux procédures, aux savoir-faire, à la technique, à la connaissance, c'est-à-dire par la mise en échec de la maîtrise. Travailler, c'est échouer. Le monde réel résiste. Il confronte le sujet à l'échec, d'où surgit un sentiment d'impuissance, voire d'irritation, de colère, ou encore de déception ou de découragement. Et là se trouve l'essence même du travail dont parlait Michel Henry ou, en tout cas, l'interprétation que j'en donne. Le réel se fait connaître au sujet par un effet de surprise désagréable, c'est-à-dire sur un mode affectif. […] C'est toujours affectivement que le réel du monde se révèle au sujet."
Christophe Dejours, L'Évaluation du travail à l'épreuve du réel. Critique des fondements de l'évaluation, INRA éditions, 2003, p. 13-14.
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