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Car quoi de plus excusable que la violence pour faire triompher la cause opprimée du droit ?   Alexis de Tocqueville


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Hors des sentiers battus
Cause animale et éthique du care

  "Le livre de Singer[1] s'ouvre sur une anecdote qui met en perspective l'écart de la théorie morale par rapport aux pratiques communes. Il est, raconte-t-il, invité avec sa femme chez une personne (Mme X) qui prétend « aimer les animaux », mais ... qui leur offre un sandwich au jambon. Voici, selon Singer, un parfait exemple d'incohérence intellectuelle et morale : cette femme, si elle aimait vraiment les animaux, devrait refuser de participer à tout ce qui les lèse, elle devrait donc refuser de manger ce qui reste du porc, sans doute élevé dans des conditions déplorables puis assassiné. Pour Singer, c'est tout comme si elle dévorait son propre chien, car elle dévore un être tout autant capable de ressentir la douleur que lui (ici deux mammifères). Le chien familier et le porc inconnu qui a donné le jambon sont interchangeables. [...]
  Ainsi, les théories utilitaristes et déontologiques s'accordent à voir, dans ce comportement typique d'un certain souci des animaux, au mieux une incohérence, au pire une hypocrisie. C'est ce genre de comportement que la théorie morale doit réformer. Le comportement de Mme X est complètement partial : si elle traite bien son chien, ce n'est pas pour des raisons morales, mais uniquement à cause d'une préférence et donc de son intérêt propre. Plus largement, son comportement est le reflet de l'incohérence d'une société qui intègre les animaux domestiques à l'espace moral et en traite d'autres comme de pures choses (le chien cobaye, l'insecte, qu'on écrase). Il nous faut au contraire faire preuve d'impartialité à J'égard des animaux soumis à notre action. Cela signifie que nous ne devons pas faire de différences, non seulement entre le porc d'élevage et le chien domestique, mais également entre J'un et l'autre et des êtres humains. La théorie morale obéit à une exigence d'universalité et d'impartialité. En substituant aux préférences une norme, elle fournit un critère juste qui permet d'attribuer des droits aux bénéficiaires eux-mêmes, aux animaux.

  L'exigence d'impartialité, pour attirante qu'elle soit à première vue, apparaît néanmoins contestable. N'y a-t-il pas, dans la situation évoquée précédemment, une différence pertinente entre le fait que Mme X offre à manger à ses hôtes une partie de porc et une partie de son chien ? Pour elle, en tout cas, ce n'est pas du tout la même chose, la différence étant analogue à ce qu'il y aurait entre manger un animal d'élevage et manger un membre de sa famille. Du point de vue d'un tiers, il semble également qu'il y ait bien une différence. En effet, imaginons que Madame X rentre dans la pièce avec des sandwichs faits avec son propre chien : alors nous jugerions qu'elle est monstrueuse. Sans juger encore de son comportement à l'égard du porc, on peut dire en tout cas que faire une différence entre son chien et ce porc est pertinent. Ainsi l'exigence d'impartialité exprime la volonté de ne pas tenir compte du contexte mais, dès lors, le concept d'animal sur lequel elle se fonde est parfaitement abstrait. Or, quand on s'intéresse aux animaux réels et concrets, on s'aperçoit que nous n'avons pas un rapport avec les animaux, mais que nous sommes dans des relations très différentes avec des animaux très différents. [...] [Cela] jette le doute sur une notion d'animal détachée de tout contexte et a fortiori sur la tâche que s'assigne à elle-même la théorie morale – que ce soit celle de Singer ou de Regan – de dégager une « essence » de l'animal. Une éthique du care soutient, au contraire, que les différences sont moralement pertinentes et, par conséquent, qu'une démarche essentialiste manque le véritable problème moral. La situation concrète joue un rôle dan la qualification du problème moral. L'éthique du care nous invite à prendre en compte et à penser ces différences, en substituant à une réflexion centrée sur le sujet moral autonome porteur de certains droits une réflexion sur les relations qu'entretiennent les sujets en présence. C'est ainsi que Gilligan[2] définit la nouvelle méthode : « le problème moral est davantage provoqué par un conflit de responsabilité que par des droits incompatibles, et demande pour être résolu un mode de penser plus contextuel et narratif que formel et abstrait. Cette conception de la morale se définit par une préoccupation [care] fondamentale pour le bien-être d'autrui ». Ces différences ne sont pas absolues mais elles sont liées aux relations dans lesquelles elles sont prises et qui leur donnent sens – à l'histoire commune des humains et des animaux. Ainsi la manière dont Mme X traite son chien n'est pas séparable de la relation qui la lie à lui. Mais cette relation qui les lie est concrète et particulière et elle a une histoire. Dès lors, le chien de Mme X et le porc ne sont en aucun cas interchangeables : ayant pris soin de lui, ayant partagé son quotidien, étant liée à lui par une affection réciproque (toutes choses exprimées par le terme de care), cette femme a envers son chien, des obligations (à nouveau, une obligation de care) qu'elle n'a pas envers le porc. Son obligation ne tient pas à une valeur intrinsèque du chien, mais à la relation qui la lie à lui. [...]
  À un second niveau, la relation singulière s'inscrit aussi dans une certaine histoire globale. Ces relations prennent leur sens dans le monde humain qu'elles constituent. Nos obligations sont donc constituées par un certain contexte socio-historique : ainsi, si dans le contexte où nous parlons, manger un chien n'a pas du tout la même signification que manger un cochon (ou justement : du porc), ce n'est pas le cas dans d'autres civilisations. [...] Dans notre concept d'animal, il y a à la fois le modèle de l'animal domestique fait pour être aimé et de l'animal fait pour être consommé. Ce sont toutes ces prétendues incohérences, que veut réduire une certaine théorie morale, qui font la complexité et le contenu même de la vie et de la pensée humaines. L'éthique du care met en lumière ces relations, c'est-à-dire toute l'épaisseur de la sphère morale, que Singer et Regan réduisent drastiquement."

 

Anne Le Goff, "Le care, le juste rapport à l'animal sans voix", 2012, in Tous vulnérables, Sandra Laugier (dir.), Payot.


[1] L'auteur fait référence à La libération animale de Peter Singer (1979), qui défend une position anti-spéciste utilitariste. Le Goff critique aussi dans cet extrait la position déontologiste de Tom Regan, formulée notamment dans Le droit des animaux (2004).
[2] Carol Gilligan (1982). Une voix différente. Pour une éthique du core. Paris, Flammarion, 2008, p. 40.

 


Date de création : 18/03/2021 @ 10:56
Dernière modification : 18/03/2021 @ 10:56
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