"Dans ma jeunesse, les rues étaient pleines de chevaux et d'oiseaux. Ils ont disparu. L'habitant des grandes villes ne voit plus les animaux que sous leur aspect de chair morte qu'on lui vend chez le boucher. La mécanique a tout remplacé. Et bientôt ce sera la même chose à la campagne. Les animaux faisaient l'alliance entre la terre et l'homme [...] Le fermier dans sa ferme était comme un roi au milieu de ses sujets. Depuis le bœuf laboureur, le grand engin essentiel aux quatre membres, jusqu'aux lapins, jusqu'aux poules sur le fumier, jusqu'aux pigeons et aux abeilles, pas un degré ne manquait, tout ce petit monde autour de lui entrait dans la nature d'une manière multiple et intime, comme si la vie qui émane de lui en toute sorte de mouvement, et de cris se répandait sur son domaine. Maintenant, une vache est un laboratoire vivant [...] le cochon est un produit sélectionné qui fournit une quantité de lard conforme au standard. La poule errante et aventureuse est incarcérée. Sont-ce encore des animaux, des créatures de Dieu, des frères et sœurs de l'homme, des signifiants de la sagesse divine, que l'on doit traiter avec respect ? Qu'a-t-on fait de ces pauvres serviteurs ? L'homme les a cruellement licenciés. Il n'y a plus de liens entre eux et nous. Et ceux qu'il a gardés, il leur a enlevé l'âme. […] Tous les animaux sont morts, il n'y en a plus avec l'homme."
Paul Claudel, Bestiaire spirituel, 1949, Mermod, p. 126-128.
"C'est parce que nous avons refusé de le faire jusqu'à présent, c'est parce que nous, les Modernes, nous nous sommes constamment attachés à séparer la nature de la société, à dissocier ce qui relève de la sphère des conventions et des normes, d'une part, et ce qui relève des phénomènes s'accomplissant indépendamment de la volonté humaine, d'autre part, que nous trouvons dans la situation présente, incapables de penser une destinée commune à la couche d'ozone, aux habitants des bidonvilles, aux poulet en batterie, à l'effet de serre et aux insectes pollinisateurs.
Mais ces non-humains longtemps tenus en lisière, réduits depuis des siècles à une fonction de ressource ou d'entourage, identifiés de façon presque spontanée à des choses, à des phénomènes physiques ou à des appendices techniques, on voit bien qu'ils forment une cohorte autrement plus nombreuse et plus diversifiée que ce que l'on pourrait appeler les « animaux libérables ». En réalité, c'est tout ce qui s'insère dans les interstices de la vie sociale et rend possible les interactions entre humains qui demande à être pris en compte ; c'est tout ce que Maurice Merleau-Ponty appelait les « corps associés », corps organiques autant qu'inorganiques, flux de matière autant qu'accroches à notre sensibilité, c'est tout cela qui bourdonne, mugit, fait crépiter les compteurs Geiger et réagir les éprouvettes qui devrait pouvoir trouver une expression publique, autrement que comme faire-valoir, traduction ou ricochet de l'activité des hommes. À l'intérieur de cet ensemble gigantesque, dans lequel les seuls organismes non humains se comptent en dizaines de millions d'espèces, les « animaux libérables », ceux qui mobilisent les organisations animalitaires, ne représentent que quelques dizaines d'espèces tout au plus. Ce sont les plus familières aux Occidentaux, les animaux d'élevage, les animaux de compagnie et le gibier, auxquels s'ajoutent quelques espèces sauvages emblématiques, généralement des prédateurs, dont la quasi-disparition a été perçue comme une perte symbolique et un appauvrissement de la diversité de la vie ; à cela s'ajoutent des espèces exotiques à peu près toujours les mêmes, conservées dans des lieux spéciaux pour l'édification et le plaisir du public urbain. Ce sont là les espèces dont on se soucie, parce qu'elles partagent notre intimité ou vivent à notre périphérie immédiate, parce que nous les avons domestiquées, parce que nous nous en alimentons, parce que leur observation dans les zoos ou les cirques nous divertit. Lorsqu'une dimension morale du rapport à l'animal est évoquée, c'est toujours de ces espèces-là qu'on parle, non des bactéries, des tiques ou des harengs. Bref, ce sont nos animaux à nous, les citoyens des pays riches."
Philippe Descola, "À chacun ses animaux", 2009, in Qui sont les animaux ?, Folio essais, 2010, p. 167-169.
"Partout, les communautés humaines forment avec les communautés animales des collectifs hybrides dont les caractéristiques sont très variables selon la nature des espèces fréquentées et selon le type de contrôle exercé sur elles. C'est évidemment notable dans le cas des civilisations de pasteurs pour qui le bétail est une composante intrinsèque de la société, mais c'est aussi évident partout ailleurs, que les animaux soient chassés et apprivoisés, apprivoisés sans être chassés, chassés sans être apprivoisés, élevés sans être chassés, chassés et élevés, ni chassés ni élevés, utilisés pour leur viande, pour leurs profits secondaires, pour l'énergie qu'ils fournissent, comme substitut des humains dans les échanges ou dans les sacrifices, comme sources de symboles, modèles de classification ou pour n'importe quelle autre fonction. Chacune de ces formules caractérise un mode particulier de cohabitation et d'interaction entre des humains et des espèces animales à chaque fois spécifiques qui rend illusoire toute définition universelle de ce que seraient des « animaux libérables ».
Du reste, ces collectifs hybrides d'humains et d'animaux ne se constituent pas au hasard des circonstances et des innovations techniques. Ils sont le produit direct des qualités positives ou négatives que les humains ont appris à détecter dans telle ou telle espèce selon le milieu où ils ont été socialisés. Tout humain est capable de repérer chez certains animaux, pour peu qu'il les approche d'assez près des traits de comportement qu'il pourra interpréter en les comparant à ses propres dispositions. Il est vrai que cela n'est possible que dans les cas de relative proximité phylogénétique : il est incomparablement plus facile de s'identifier à un ours qu'à un oursin. Mais, au-delà de cette aptitude commune à toute l'humanité qui permet aux êtres sensibles et intentionnels que nous sommes de reconnaître dans des formes de vie pas trop éloignées de la nôtre des signes d'expérience sensible et d'action intentionnelle, les propriétés que nous prêtons aux non-humains varient aussi du tout au tout en fonction des contextes culturels dans lesquels nous sommes immergés. Et c'est au fond le type de qualité que nous croyons déceler dans une espèce animale qui va définir le rapport que nous entretenons avec elle. Si je perçois l'animal dont je croise la route comme une réincarnation de ma grand-mère, comme le vecteur d'un ensorcellement ou comme un bifteck sur pattes, je ne le traiterai évidemment pas de la même manière. Il n'y a pas d'animal en soi. Il n'y a que de animaux d'une foisonnante diversité avec lesquels des humains, eux-mêmes très divers, ont noué au fil du temps des liens fortement contrastés en fonction de ce qu'ils voyaient en eux. Au demeurant, les études sur les classifications populaires menées par les spécialistes d'ethnozoologie montrent que la plupart des cultures non européennes ne possèdent pas d'équivalent du mot « animal » (ou « plante ») comme taxon englobant un vaste ensemble de formes de vies ; sans doute les similitudes entre certaines espèces animales sont-elles partout perçues, mais la nécessité ne s'est pas partout fait sentir d'un terme qui synthétiserait certaines de ces ressemblances à l'échelle d'un règne qui va de la bactérie à la baleine."
Philippe Descola, "À chacun ses animaux", 2009, in Qui sont les animaux ?, Folio essais, 2010, p. 170-172.
"La domestication ne se réduit pas à une artificialisation d'animaux-objets ou machines, elle comporte une « familiarisation » ou une socialisation qui ne s'appréhende pas seulement en termes de domination ou de rapports de force. Passer de l'artificialisation à la socialisation, c'est passer du savoir du zootechnicien à celui de l'éthologue. Résultat d'un processus de socialisation impliquant les hommes et les animaux qui vivaient autour d'eux (commensaux domestiqués), la domestication n'a pu réussir que parce que les hommes n'ont pas traité les animaux comme des machines (en leur imposant un rapport de force, sans communication), comme des objets extérieurs et manipulables. Ils ont eu avec eux des échanges, et la domestication a pu se faire sans bénéfices réciproques : schématiquement, comme l'ont remarqué de nombreux auteurs, de Lucrèce à Adam Smith, Dupont de Nemours, ou Henry David Thoreau, c'est un échange de protection et de nourriture contre un certain nombre de services. De tels échanges et de tels rapports sont porteurs d'obligations : c'est ce que nous avons désigné par l'expression de « contrat domestique ». Nous voulons dire par là que les rapports à l'intérieur de ces communautés mixtes, qu'ont toujours été les communautés humaines et qui incluent donc des animaux, ne sont pas des rapports naturels (ils ne sont ni automatiques, ni inscrits dans un ordre naturel préexistant), mais qu'ils sont le résultat d'une histoire, faits d'une certaine forme de consentements volontaires, et réitérés d'une génération à l'autre, à la forme de société ainsi créée. Ces rapports sont réciproques (les obligations ne sont pas à sens unique), mais ils sont inégalitaires (gravement inégalitaires, puisqu'ils incluent la possibilité de mise à mort des animaux).
Les sociétés humaines ont toujours inclus des animaux, ont toujours constitué des communautés mixtes. Mais ces communautés sont à géométrie variable : du XIXe siècle au XXe siècle, le périmètre de ces communautés s'est rétréci et elles ont perdu en diversité. La mécanisation (des transports, du travail) a vidé les villes tout autant que les campagnes de quantités d'animaux, alors que l'élevage industriel, en traitant les animaux comme des machines, détruisait les rapports sociaux complexes qui liaient l'éleveur et ses bêtes, mais aussi les animaux entre eux, faisant disparaître la communauté domestique. Plutôt que d'exclure des animaux de nos communautés mixtes, en les transformant en machines, ne ferions-nous pas mieux d'accepter d'y inclure des machines, qui, comme les Tamagotchi, ont vocation à jouer rôle d'animaux ?"
Catherine Larrère, "Des animaux machines aux machines-animales", 2009, in Qui sont les animaux ?, Folio essais, 2010, p. 106-107.
"La croissance de l'urbanisation a fait perdre aux habitants [des] sociétés industrielles tout contact avec la nature sauvage : ces populations ont oublié la lutte ancestrale des hommes contre les espèces nuisibles (pensons aux loups décimeurs de bétail ou aux rats porteurs de peste) et elles ignorent celles que continuent de mener des hommes ailleurs (pensons aux criquets qui ravagent les récoltes africaines, ou même aux chiens errants qui infestent nombre de villes du tiers monde). Mais ces mêmes conditions urbaines ont aussi coupé les hommes de la vie des bêtes dans leur environnement domestique traditionnel, quand tous cohabitaient autour de la maisonnée et que l'on tuait le cochon les jours de fête. Nous avons rompu avec les bêtes réelles, qu'elles soient sauvages ou domestiques. Et, à la place de celles-ci, s'est développé de façon exponentielle, ces dernières décennies, un nouveau type de faune, d'où est né un nouveau rapport à l'animalité : les animaux de compagnie, au travers desquels est vu tout le règne animal. Pour la première fois de l'histoire, les hommes n'ont plus affaire, depuis le milieu du XXe siècle, qu'à des animaux qu'ils élèvent pour qu'ils ne fassent rien, simplement être là, rester sur le canapé du salon et échanger caresses et affection avec leurs maîtres. Les seuls animaux que ces urbains des sociétés occidentales connaissent sont donc soit ces gentilles bébêtes qui font partie de leur famille (au centre-ville, parce que, parfois, en banlieue, ce sont des molosses – mais c'est une autre histoire), soit les bêtes-victimes élevées en batterie qu'ils voient à la télévision. Tout cela est bien loin de la réalité animale et de son immense variété. L'animal n'est donc plus, dans l'imaginaire contemporain, ce qu'il était dans l'imaginaire classique, la bête terrifiante ou l'animal au travail, mais c'est la victime ou le fétiche. Et le règne de la nature n'est plus, comme dans les modèles philosophiques anciens, la loi de la jungle (la guerre de tous contre tous), mais un mythe dysneylandisé et bio-aseptisé où règne l'harmonie préétablie entre animaux tout uniment gracieux, un univers qui sera éternellement pacifique et serein sans l'intervention de l'unique prédateur, l'Homme. De là le mythe élaboré de toutes pièces par la civilisation industrielle : celui d'une nature paisible (paradis perdu où les animaux étaient libres), et de l'Homme avec un grand H, représentant le Mal, bourreau de l'Animal avec un grand A, innocente victime – ce qui permet de mettre toutes les bêtes dans le même sac (selon l'habituelle vision anthropomorphiste) : le chat et la souris, le loup et l'agneau, le chien et la puce, tous libres (et notamment de s'entredévorer). Voilà le fantasme qui alimente les idéaux révolutionnaires de la « libération animale »."
Francis Wolff, "Libérer les animaux ? Un slogan immoral…", 2009, in Qui sont les animaux ?, Folio essais, 2010, p. 184-185.
Retour au menu sur l'animal