"S'il y avait, mêlées aux hommes, des créatures d'une autre espèce, qui, bien que raisonnables, seraient douées d'une force inférieure, tant d'esprit que de corps, de telle sorte qu'elles seraient incapables d'aucune résistance et qu'elles ne pourraient jamais, même devant la plus haute provocation, nous faire sentir les effets de leur ressentiment, il en résulterait nécessairement je pense, que nous serions tenus par les lois de l'humanité à user de douceur avec ces créatures, mais, à proprement parler, nous ne serions tenus par aucune contrainte de justice à leur égard et elles ne pourraient posséder aucun droit ni aucune propriété, qui les défendraient contre l'arbitraire de leurs seigneurs. Nos relations avec elles ne pourraient pas s'appeler société, car celle-ci suppose un certain degré d'égalité ; mais ce serait, d'un côté, commandement absolu et, de l'autre, obéissance servile. Tout ce que nous convoiterions, elles devraient l'abandonner sur le champs. Notre consentement serait le seul droit d'où elles tiendraient leurs possessions ; notre compassion et de notre tendresse les seuls freins qui leur permettaient de contenir notre volonté sans voir aussi fermement établi dans la nature, les obligations de la justice et de la propriété, qui seraient totalement inutiles, n'auraient jamais de place dans une association aussi inégale.
Telle est manifestement la situation des hommes à l'égard des animaux ; dans quelle mesure peut-on dire que ceux-ci possèdent la raison, je le laisse déterminer à d'autres."
David Hume, Enquête sur les principes de la morale, 1751, tr. fr. A. Leroy, Aubier-Montaigne, 1946, p. 45-46.
"Les honnêtes gens de ce pays assurent que tous les animaux leur inspirent la pitié la plus tendre ; en les écoutant un étranger croirait qu'ils sont incapables de faire du mal à un insecte qui les piquerait. Ils se disent si doux, si compatissant qu'on les prendrait pour les meilleurs amis des animaux, et pour les protecteurs même des plus vils insectes. Eh! bien, mon ami, le croirez-vous, j'ai vu ces mêmes hommes, qui se vantent partout de leur bonté, dévorer en même temps la chair de six animaux différents qu'on venait d'entasser dans le même ragoût ! Quelle conduite bizarre ! ils s'apitoient sur le sort des animaux, et ils les mangent ; le lion rugit lorsqu'il tient dans ses griffes l'animal qu'il va dévorer ; le tigre pousse des cris affreux pour intimider sa proie.... Il n'y a que l'homme et le chat qui feignent une espèce de tendresse pour l'être qu'ils vont tuer et dévorer.
L'homme était né pour vivre dans l'innocence et la simplicité, il a changé sa nature ; il était né pour partager les bienfaits du Ciel, il a cherché à les accaparer pour lui seul ; il était né pour commander aux autres animaux, il est devenu leur tyran ! Si un épicurien revenait maintenant, et qu'il eût trop mangé la veille dans un bon repas, le lendemain, pour réveiller son appétit, on ferait subir toutes sortes de tortures à différentes espèces d'animaux. Ô vous simples et honnêtes bramines de l'Est ! Vous, tendres amis de tout ce qui respire, qui croyez les animaux appelés au bonheur aussi bien que les hommes, jamais vous n'avez cherché le plaisir d'un moment dans le malheur des autres créatures ! Vous ne connaissez point l'art de tourmenter les animaux, vous ne vous êtes jamais assis à un festin criminel, selon vous; que vos sensations sont bien plus pures et plus délicates que les nôtres ! Avec quelle finesse de goût vous savez trouver dans chaque élément un raffinement de plaisir qui nous est inconnu ! La source limpide, à laquelle vous n'avez pas encore goûté, vous offre un nouvel attrait; un changement d'air devient un banquet pour vous; ce sont des sensations que les imaginations occidentales ne peuvent pas concevoir."
Oliver Goldsmith, Le Citoyen du monde, 1762, I, lettre XV, tr. fr. Charles Louis Marie Le Peletier d'Aunay, Goujon, 1763, p. 76-77.
"La question « Que sont les animaux ? » renvoie à une rubrique du savoir, à un secteur de la connaissance, à une science sommée de répondre à une généralité par des généralités. Cette négation de la dimension subjective est attendue dans les sciences biologiques, qui s'intéressent aux mécanismes du vivant en général ou au fonctionnement de l'organisme […]
« Qui sont les animaux ? » est en revanche adressé à quelqu'un, à un sujet qui se trouve ainsi apostrophé à propos d'autres sujets. Cette question nous invite donc d'emblée à interroger une tradition où l'animal n'a jamais été un sujet. La notion d'objet est suffisamment claire pour qu'on ne s'y arrête pas longuement. Pris dans son opposition au sujet, l'objet est une chose saisissable sans autre forme de procès, disponible, plutôt inerte, qui ne s'oppose pas à sa prise, du moins pas par un de ces mouvements qui expriment un attachement immédiat à sa propre vie (loin de tout projet réflexif sur ce qu'on va faire de sa vie, on parle ici du fait de vivre). Le sujet est une notion plus complexe parce que lestée de définitions visant chaque fois à en renouveler la problématique. Par exemple, le sujet tel que pensé par Emmanuel Levinas veut rompre de manière radicale avec les approches essentiellement réflexives d'un sujet qui se regarde lui-même en train de faire ou de penser, au profit d'un humanisme de la responsabilité infinie pour autrui. Mais ce nouveau sujet obsédé par autrui l'est par un autrui qui n'est jamais que l'autre homme. Si le sujet est une notion feuilletée et plurielle, un trait commun traverse cependant toutes ses définitions : le sujet, c'est l'homme, bien que l'homme, entendons : pas l'animal. Une visée d'exclusion des animaux de la sphère de la responsabilité, du droit, de la liberté, de la réponse, de la constitution d'un monde, etc., sous-tend la définition de la subjectivité. On en vient à se demander si ce n'est pas de cette notion de sujet qu'il faudrait se débarrasser, si elle constitue par excellence et de manière consubstantielle un dispositif d'exclusion des animaux de tout ce qui confère valeur et dignité.
La question : « Qui sont les animaux ? » met en suspens, dans sa formulation même, le socle ininterrogé d'une tradition philosophique qui nous permet « tranquillement », « imperturbablement », comme si de rien n'était » d'user et d'abuser des animaux. Ces termes évoquent la dimension d'inexistence, à force d'être déniée, d'une réalité qui est comme n'étant pas. Et Jacques Derrida rattache fondamentalement cette tranquillité au fait que l'animal n'a jamais été regardé comme un « qui ». « L'autorisation, la justification de la mise à mort, est mise à mort comme dénégation du meurtre », écrit-il, sont à relier à « l'institution violente du "qui" comme sujet ». L'institution violente du « qui » comme sujet désigne le moment où la qualification philosophique de l'homme comme centre et mesure, monopole de la valeur, s'établit plus solidement, s'inscrit durablement dans la théorie et dans la pratique, en s'incarnant notamment dans le droit positif et dans les pratiques qu'il codifie. Ainsi cette notion s'institutionnalise-t-elle, et cette institution est violente parce qu'elle autorise, permet et justifie par avance tous les traitements concernant ceux qui ne sont pas déclarés « sujets ».
J'en viens à l'autre élément qui doit retenir notre attention : le pluriel. « Qui sont les animaux ? » Il y a un lien très fort entre le refus de faire entrer les animaux dans la sphère de la subjectivité et la désignation de leur immense diversité par un singulier, l'animal. Cette pluralité fait éclater l'idée d'une rupture une et indivisible entre « l'Homme et l'Animal » : […] jamais on n'aura le droit, écrit Derrida, de tenir les animaux pour les espèces d'un genre qu'on nommerait l'Animal, l'animal en général. » Ce mot, l'animal, est « une appellation que des hommes [...] se sont donné le droit et l'autorité de donner à l'autre vivant ». Ce mot a une fonction : celle de « parquer un grand nombre de vivants sous ce concept : l'Animal, disent-ils ». Cette généralité, cette homogénéisation d'une infinie diversité, ce nivellement sont encore qualifiés de « méconnaissance intéressée ». Aussi la question de la responsabilité de l'homme à l'égard du vivant animal et-elle posée de telle sorte que, dans les traditions métaphysique et théologique occidentales en tout cas, la réponse est toujours non."
Florence Burgat, "À quoi la question « qui sont les animaux ? » engage-t-elle ?", 2009, in Qui sont les animaux ?, Folio essais, 2010, p. 141 et p. 145-147.
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