"Si toutes les institutions publiques et permanentes découlent d'une quelconque finalité ou utilité pour le groupe social, on devra demander aussi : quel est à proprement parler le but originaire du mariage, c'est-à-dire de la vie commune des parents après la naissance de leurs rejetons ? Qu'est-ce qui incita les êtres humains à nouer des alliances durables, sources d'obligations, souvent restrictives, au lieu de se borner à satisfaire momentanément leur passion ? L'utilité sociale, qui poussa dans ce sens, ce fut peut-être d'abord la plus grande solidité, la consistance ultérieure que la société tira de liens durables, un groupe dont les éléments sont réciproquement impliqués dans des liaisons fermes, dans des rapports fiables, où l'un trouve en l'autre un appui stable, faisant qu'une chaîne de devoirs traverse l'ensemble du cercle – un tel groupe donc se révélera, dans la lutte pour l'existence, plus consistant et plus résistant qu'un autre, dont les éléments ne connaissent pas de mutuels devoirs, mais uniquement des liens momentanés, arbitraires, ne cessant d'éclater en tous sens. Mais le principal but social d'un mariage solide a visiblement été la meilleure assistance fournie à la descendance, assistance qui garantit cette dernière et mène déjà dans le monde animal à des relations de type conjugal. Le mariage entraîne une division du travail entre hommes et femmes qui profite essentiellement aux enfants : la femme nourrit les enfants, et l'homme dispense la nourriture à la femme, ou bien l'homme apporte les vivres, et la femme les prépare pour lui et les enfants. L'intérêt conjoint ou concurrent des parents pour le bien-être des enfants rend forcément la génération suivante plus forte physiquement et intellectuellement que ce ne serait possible dans un groupe sans commune assistance parentale, donc sans mariage – le mariage crée ainsi, à la longue, une supériorité directe du groupe vis-à-vis d'un autre ignorant le mariage, et dans lequel la nouvelle génération reste toujours abandonnée aux forces isolées de la mère, ou à une assistance communiste, dépourvue de tout intérêt personnel. Cette efficacité sociale du mariage nous permet de comprendre un trait remarquable de son évolution. Chez le peuples les plus divers de la terre, le mariage ne passe pour valide et conclu en bonne et due forme qu'à partir du moment où un enfant est né ou attendu. Dans maintes ethnies – en Asie, en Afrique et en Amérique – la femme reste au foyer de ses parents jusqu'à cette échéance; aux Philippine et dans un certain districts de Indes du Sud, il n'existe aucun engagement qui précède le mariage ; dans une ethnie sénégambienne au contraire, les noces ne se célèbrent qu'après de fiançailles. Bref l'origine du mariage, ainsi rapporté à la finalité sociale voulant qu'il soit là pour les enfant, fait de lui dans l'évolution de notre espèce – dont les peuples primitifs mentionnés plus haut illustrent encore le stade concerné – un effet de la procréation de la descendance. De même que l'amour fut la conséquence du mariage, jusqu'à ce que le mariage devienne une conséquence de l'amour, de même l'amour est-il encore une conséquence de la procréation de la nouvelle génération, jusqu'à ce que s'installe l'état de choses inverse que l'on connaît aujourd'hui. Ces deux inversions révèlent bien clairement que l'évolution historique, partant de l'intérêt social et de la norme sociale, mène de plus en plus vers l'intérêt pour l'individu érigé en critère : le mariage représente l'intérêt social face à l'intérêt individuel de l'amour, et au sein d'une autre catégorie, l'existence et l'assistance de la nouvelle génération représente l'intérêt social face à l'affaire personnelle du mariage. C'est pourquoi aux stades antérieurs, les facteurs les premiers nommés sont la cause des derniers tandis qu'aux stades ultérieurs, la relation de causalité s'inverse."
Georg Simmel, "Sur la sociologie de la famille", 1895, in Philosophie de l'amour, tr. fr. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Rivages poche, 1991, p. 51-54.
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