"Quand Aphrodite naquit, les dieux célébrèrent un festin, tous les dieux, y compris Poros, fils de Mètis. Le dîner fini, Pénia, voulant profiter de la bonne chère ; se présenta pour mendier et se tint près de la porte. Or Poros, enivré de nectar, car il n'y avait car encore de vin, sortit dans le jardin de Zeus, et, alourdi par l'ivresse, il s'endormit. Alors Pénia, poussée par l'indigence, eut l'idée de mettre à profit l'occasion, pour avoir un enfant de Poros : elle se coucha près de lui, et conçut l'Amour. Aussi l'Amour devin-il le compagnon et le serviteur d'Aphrodite, parce qu'il fut engendré au jour de naissance de la déesse, et parce qu'il est naturellement amoureux du beau, et qu'Aphrodite est belle. Etant fils de Poros et de Pénia, l'Amour en a reçu certains caractères en partage. D'abord il est toujours pauvre, et loin d'être délicat et beau comme on se l'imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile ; sans avoir jamais d'autre lit que la terre, sans couverture, il dort en plein air, près des portes et dans les rues ; il tient de sa mère, et l'indigence est son éternelle compagne. D'un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de œ qui est beau et bon ; il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses toujours nouvelles, amateur de science, plein de ressources, passant sa vie à philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste. Il n'est par nature ni immortel ni mortel ; mais dans la même journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu'il est dans l'abondance, tantôt il meurt, puis renaît, grâce au naturel qu'il tient de son père. Ce qu'il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu'il n'est jamais ni dans l'indigence, ni dans l'opulence et qu'il tient de même le milieu entre la science et l'ignorance, et voici pourquoi. Aucun des dieux ne philosophe et ne désire devenir savant, car il l'est ; et, en général, si l'on est savant, on ne philosophe pas ; les ignorants non plus ne philosophent pas et ne désirent pas devenir savants ; car l'ignorance a précisément ceci de fâcheux que, n'ayant ni beauté, ni bonté, ni science, on s'en croit suffisamment pourvu. Or, quand on ne croit pas manquer d'une chose, on ne la désire pas. Je demandai : Quels sont donc, Diotime, ceux qui philosophent, si ce ne sont ni les savants ni les ignorants ? —Un enfant même, répondit-elle, comprendrait tout de suite que ce sont ceux qui sont entre les deux, et l'Amour est de ceux-là. En effet, la science compte parmi les plus belles choses ; or l'Amour est l'amour des belles choses ; il est donc nécessaire que l'Amour soit philosophe, et, s'il est philosophe, qu'il tienne le milieu entre le savant et l'ignorant ; et la cause en est dans son origine, car il est fils d'un père savant et plein de ressources, mais d'une mère sans science ni ressources. Voilà, mon cher Socrate, quelle est la nature du démon. Quant à la façon dont tu te représentais l'Amour, ton cas n'a rien d'étonnant ; tu t'imaginais, si je puis le conjecturer de tes paroles, que l'Amour est l'objet aimé et non le sujet aimant : voilà pourquoi, je pense, tu te le figurais si beau ; et, en effet, ce qui est aimable, c'est ce qui est réellement beau délicat, parfait et bienheureux ; mais ce qui aime a un tout autre caractère, celui que je viens d'exposer".
Platon, Le Banquet, 203a-204c, tr. fr. Émile Chambry, GF, 1964, p. 71-72.
"- Le jour où naquit Aphrodite, les dieux banquetaient. Avec eux tous il y avait le fils de Mètis, Poros. Après le dîner, Pénia était venue mendier, ce qui est naturel un jour de fête, et elle se tenait près de la porte. Poros qui s'était enivré de nectar (car le vin n'existait pas encore) entra dans le jardin de Zeus, et tout alourdi s'endormit. Pénia, dans sa pénurie, eut l'idée d'avoir un enfant de Poros : elle se coucha près de lui, et fut enceinte de l'Amour. Voilà pourquoi l'Amour est devenu le compagnon d'Aphrodite et son serviteur ; engendré lors des fêtes de la naissance de celle-ci, il est naturellement amoureux du beau - et Aphrodite est belle.
« Étant donc fils de Poros et de Pénia, l'Amour se trouve dans cette condition : d'abord, il est toujours pauvre, et loin d ' être délicat et beau comme le croient la plupart, il est rude au contraire, il est dur, il va pieds nus, il est sans gîte, il couche toujours par terre, sur la dure, il dort à la belle étoile près des portes et sur les chemins, car il tient de sa mère, et il est toujours dans le besoin. D'autre part, à l'exemple de son père, il est à l'affût de ce qui est beau et de ce qui est bon, il est viril, résolu, ardent, c'est un chasseur de premier ordre, il ne cesse d'inventer des ruses ; il est désireux du savoir et sait trouver les passages qui y mènent, il emploie à philosopher tout le temps de sa vie, il est merveilleux sorcier, et magicien, et sophiste. Ajoutons qu'il n'est, par nature, ni immortel ni mortel. Dans la même journée tantôt il fleurit et il vit, tantôt il meurt ; puis il revit quand passent en lui les ressources qu'il doit à la nature de son père, mais ce qui passe en lui sans cesse lui échappe ; aussi l'Amour n'est-il jamais ni dans l'indigence ni dans l'opulence.
« D'autre part il se tient entre le savoir et l'ignorance, et voici ce qu'il en est : aucun dieu ne s'occupe à philosopher et ne désire devenir savant, car il l'est. Et d'une manière générale si l'on est savant on ne philosophe pas ; mais les ignorants eux non plus ne philosophent pas, et ne désirent pas devenir savants. C'est là justement ce qu'il y a de fâcheux dans l'ignorance : on n'est ni beau, ni bon, ni intelligent, et pourtant on croit l'être assez. On ne désire pas une chose quand on ne croit pas qu'elle vous manque.
- Qui sont donc, Diotime, demandai-je, ceux qui philosophent, s'ils ne sont ni les savants ni les ignorants ?
- C'est très clair, dit-elle ; même un enfant le verrait dès maintenant : ceux qui se trouvent entre les deux, et l'Amour doit en faire partie. La science, en effet, compte parmi les choses les plus belles ; or l'Amour est amour du beau ; il est donc nécessaire que l'Amour soit philosophe et, comme il est philosophe, qu'il tienne le milieu entre le savant et l'ignorant. La cause de cela même est dans son origine, car il est né d'un père savant et plein de ressources, et d'une mère dépourvue de science comme de ressources. Telle est, mon cher Socrate, la nature de ce démon."
Platon, Le Banquet, 203b-204b, trad. P. Vicaire revue.
"Étant fils de Poros[1] et de Pénia[2], l'Amour en a reçu certains caractères en partage. D'abord il est toujours pauvre, et loin d'être délicat et beau comme on se l'imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile, sans avoir jamais d'autre lit que la terre, sans couverture, il dort en plein air, près des portes et dans les rues ; il tient de sa mère, et l'indigence est son éternelle compagne. D'un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon ; il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses toujours nouvelles, amateur de science, plein de ressources, passant sa vie à philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste. Il n'est par nature ni immortel, ni mortel ; mais dans la même journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu'il est dans l'abondance ; tantôt il meurt, puis renaît, grâce au naturel qu'il tient de son père. Ce qu'il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu'il n'est jamais ni dans l'indigence, ni dans l'opulence."
Platon, Le Banquet, 203c-203e, tr. fr. Émile Chambry, GF, 1964, p. 71-72.
[1] Ressource, richesse, expédient.
[2] Pauvreté.
"Il existe deux espèces d'amour : l'un est l'amour simple, l'autre, l'amour réciproque.
Amour simple, quand l'aimé n'aime pas l'amant. Dans ce cas, l'amoureux est complètement mort : car il ne vit ni en lui-même ni en l'aimé, puisque celui-ci le rejette. Où vit-il donc ? Est-ce dans l'air, l'eau, le feu, la terre, ou dans le corps d'un animal ? Impossible, car l'âme humaine ne peut vivre dans un autre corps qu'un corps humain. Mais peut-être vivra-t-il dans un autre corps d'homme qu'il n'aime pas ? Impossible aussi : car s'il ne vit pas en celui dans lequel il désire si ardemment vivre, comment pourra-t-il vivre dans un autre ? Il ne vit donc nulle part, celui qui en aime un autre sans être payé de retour. C'est pourquoi l'amant qui n'est pas aimé est complètement mort. Et il ne revivra jamais, à moins que l'indignation ne le ressuscite. Au contraire, quand l'aimé répond à l'amour, l'amoureux vit au moins en lui. Et là assurément se produit quelque chose d'admirable.
Chaque fois que deux êtres s'entourent d'une mutuelle affection, l'un vit en l'autre et l'autre vit en l'un. De tels êtres s'échangent tour à tour et chacun se donne à l'autre pour recevoir l'autre à son tour. Comment ils se donnent en s'oubliant eux-mêmes, je le vois. Mais comment ils reçoivent l'autre, c'est ce que je ne comprends pas. Car qui ne possède pas soi-même, encore moins en possédera-t-il un autre. Or tout au contraire chacun d'eux se possède lui-même et possède l'autre. Celui-ci se possède, mais en l'autre ; l'autre aussi se possède, mais en celui-ci. Évidemment, puisque je t'aime, toi qui m'aimes, je me retrouve en toi qui penses à moi et je recouvre en toi, qui le conserves, le moi perdu par moi du fait de ma propre négligence. Et toi tu fais la même chose en moi.
Ceci encore paraît une chose merveilleuse. Si, après m'être perdu, je me retrouve en toi, je me possède par toi ; mais si je me possède par toi, je te possède avant et plus que moi-même et je suis plus proche de toi que de moi, puisque je n'adhère à moi-même que par ton intermédiaire. C'est en cela précisément que la puissance de Cupidon diffère de la violence de Mars. Car la conquête et l'amour s'opposent en ce que le conquérant s'empare des autres par lui-même, tandis que l'amoureux prend possession de lui-même grâce à un autre, chacun des deux amants s'éloignant de lui-même et se rapprochant de l'autre, mourant à lui-même et en l'autre ressuscitant. Toutefois il y a dans l'amour réciproque une seule mort et une double résurrection. De fait, celui qui aime meurt une seule fois en lui, parce qu'il s'oublie. Mais il revit aussitôt en l'aimé quand celui-ci s'empare de lui dans une pensée ardente. Et il ressuscite une deuxième fois quand il se reconnaît en l'aimé et ne doute pas qu'il soit aimé. Ô bienheureuse mort, suivie de deux vies ! ô merveilleux échange, dans lequel chacun se livre lui-même à l'autre et possède l'autre sans cesser de se posséder ! ô gain inestimable, quand deux êtres ne font qu'un, au point que chacun des deux, au lieu d'un devient deux et que, comme dédoublé, celui qui n'avait qu'une vie en a désormais deux grâce à cette mort ! Car qui meurt une fois et ressuscite deux fois, au lieu d'une vie en acquiert deux et au lieu de lui seul se retrouve deux.
S'exerce ainsi dans l'amour réciproque une vengeance des plus justes. L'homicide est punissable de mort. Or qui niera que l'être aimé soit homicide, puisqu'il sépare l'âme de l'amant ? Et qui niera qu'il meure à son tour de la même façon, puisque de la même façon il aime son amant ?"
Marsile Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, 1469, tr. Fr. Pierre Laurens, Les Belles Lettres, 2002, p. 44-46.
"Eros
La première définition, d'où je voudrais partir, est celle de Platon, dans le Banquet. C'est sans doute le livre le plus fameux de son auteur (du moins quand on sort du cercle des philosophes de métier, qui préféreront la République), et il le doit pour beaucoup à son objet. L'amour intéresse tout le monde, et plus que tout. D'ailleurs, quel sujet intéressant, si ce n'est par l'amour qu'on y met ou qu'on y cherche ?
Rappelons l'argument, comme on dirait d'une pièce de théâtre, et au fond c'en est une. Plusieurs amis sont réunis chez Agathon, pour fêter son succès, quelques jours plus tôt, à un concours de tragédie. C'est un banquet, donc, strictement : l'on y mange et l'on y boit. Mais surtout, l'on y parle. De quoi ? De l'amour (érôs). Non qu'on s'y fasse des confidences, ou guère. C'est un repas d'hommes : l'amour y brille surtout par son absence ou, disons, par son idée. C'est plutôt une définition qu'ils cherchent, chacun voulant saisir l'essence de l'amour en faisant son éloge, ou le louer en disant ce qu'il est. Cela même est assez caractéristique, qui suggère qu'il est de l'essence de l'amour d'être bon, en tout cas d'être aimé, célébré, glorifié. Prudence, donc. Car que prouve la gloire ? Trop d'enthousiasme peut brouiller les esprits, c'est d'ailleurs ce qu'on voit dans le Banquet et que Socrate reprochera à ses amis : ils ont sacrifié la vérité à l'éloge, quand c'est évidemment l'inverse qu'il faudrait faire. Cette évidence est philosophique. Elle est la philosophie même. D'abord la vérité, qui n'est soumise à rien, à quoi tout le reste, éloges ou blâmes, doit être soumis. Ce n'est pas sortir de l'amour, dont Socrate ne cesse de répéter que c'est le sujet par excellence du philosophe, le seul au fond qui l'intéresse, lui, Socrate, dont il se veuille expert. Mais s'agissant du discours ou de la pensée, l'amour de la vérité doit l'emporter sur tout autre, y compris sur l'amour de l'amour. Le discours autrement n'est plus qu'éloquence, sophistique ou idéologie. Mais laissons. Je n'évoque que pour mémoire les premiers discours, qui n'ont pas tant d'importance : celui de Phèdre, qui veut montrer qu'Eros est le dieu le plus ancien (puisqu'il n'a ni père ni mère) et le plus utile (par l'émulation) pour l'homme comme pour la Cité ; celui de Pausanias, distinguant l'amour populaire, qui aime le corps plus que l'âme, de l'amour céleste, qui aime l'âme plus que le corps et reste pour cela « fidèle toute sa vie, parce qu'il s'est uni à une chose durable », alors que l'amour des corps, comme chacun sait, périt en même temps que leur beauté ; celui du médecin Eryximaque, qui célèbre « l'universelle puissance d'Eros » et en tire une espèce de pan-érotisme, aussi bien médical qu'esthétique et cosmologique, sans doute inspiré d'Hésiode, Parménide ou Empédocle ; enfin le discours d'Agathon, qui loue en Eros la jeunesse, la délicatesse, la beauté, la douceur, la justice, la tempérance, le courage, l'habileté, bref toutes les vertus, puisqu'il est l'origine de toutes. Tous ces discours, même brillants, sont d'un intérêt plutôt inégal, et la tradition ne les a guère retenus. Quand on parle du Banquet, c'est pour évoquer presque toujours l'un des deux discours que j'ai jusqu'à présent omis, celui d'Aristophane, avec son célèbre mythe dit « des androgynes », et celui bien sûr de Socrate. C'est ce dernier, cela va de soi, qui dit la vérité de l'amour selon Platon, et pas seulement selon Platon. L'étrange est qu'on cite plus souvent celui d'Aristophane, qui est le seul, je l'ai vérifié bien souvent, que le grand public retienne, pour en célébrer presque toujours la profondeur, la poésie, la vérité… Oublié, Socrate ! Oublié, Platon ! Ce n'est pas par hasard. Aristophane nous dit exactement, sur l'amour, ce que nous voudrions tous croire (c'est l'amour tel qu'on le rêve, l'amour comblé et comblant : la passion heureuse) ; alors que Socrate dit l'amour tel qu'il est, voué au manque, à l'incomplétude, à la misère, et nous vouant pour cela au malheur ou à la religion. Mais il faut entrer un peu, ici, dans les détails.
D'abord, donc, le discours d'Aristophane. C'est un poète qui parle. « Jadis, explique-t-il, notre nature n'était pas ce qu'elle est à présent, elle était bien différente. » Nos ancêtres, en effet, étaient doubles, du moins si on les compare à ce que nous sommes, et d'une unité pourtant parfaite, qui nous fait défaut : « Chaque homme constituait un tout, de forme sphérique, avec un dos et des flancs arrondis ; ils avaient quatre mains, autant de jambes, deux visages tout à fait pareils sur un cou parfaitement rond, mais une tête unique pour l'ensemble de ces deux visages opposés l'un à l'autre ; ils avaient quatre oreilles, deux organes de la génération, et tout le reste à l'avenant. » Cette dualité génitale, spécialement, explique qu'il y eût alors non pas deux mais trois genres dans l'espèce humaine : les mâles, qui avaient deux sexes d'homme, les femelles, qui avaient deux sexes de femme, et les androgynes, qui portaient, comme leur nom l'indique, l'un et l'autre sexes. Le mâle, explique Aristophane, était né du Soleil, la femelle de la Terre, l'espèce mixte de la Lune, qui participe de l'un et de l'autre. Ils étaient tous d'une force et d'une vaillance exceptionnelles, au point qu'ils tentèrent d'escalader le ciel pour combattre les dieux. Zeus, pour les punir, décide alors de les couper en deux, de haut en bas, comme on coupe un œuf. C'en était fini de la complétude, de l'unité, du bonheur ! Chacun depuis en est réduit à chercher sa moitié, comme on dit, et c'est une expression qu'il faut ici prendre à la lettre : jadis, « nous formions un tout complet […], jadis nous étions un » ; mais nous voilà « séparés d'avec nous-mêmes », n'ayant de cesse de retrouver ce tout que nous étions. Cette recherche, ce désir, c'est ce qu'on appelle l'amour, et la condition, quand il est satisfait, du bonheur. Seul l'amour en effet « recompose l'antique nature, s'efforçant de fondre deux êtres en un seul et de guérir la nature humaine ». On comprend que l'on sera homosexuel ou hétérosexuel selon que l'unité perdue était entièrement homme ou femme (homosexualité masculine ou féminine) ou bien, au contraire, androgyne (hétérosexualité).
Ce dernier cas de figure ne jouit pour Aristophane d'aucun privilège, tant s'en faut (on peut supposer qu'il vaut mieux être né de la Lune que de la Terre, mais rien sans doute ne saurait égaler une origine solaire…), et c'est à tort de ce point de vue qu'on parle du mythe des androgynes, qui ne sont qu'une partie de l'humanité originelle, non certes la meilleure. Mais peu importe. Ce que le public retient, et légitimement, c'est surtout que le mythe d'Aristophane donne raison au mythe de l'amour, je veux dire à l'amour tel qu'on le parle, tel qu'on le rêve, tel qu'on y croit, à l'amour comme religion ou comme fable, au Grand Amour, total, définitif, exclusif, absolu… « Quand donc un homme, qu'il soit porté pour les garçons ou pour les femmes, rencontre celui-là même qui est sa moitié, c'est un prodige que les transports de tendresse, de confiance et d'amour dont ils sont saisis ; ils ne voudraient plus se séparer, ne fût-ce qu'un instant. » Ce qu'ils désirent ? « Se réunir et se fondre avec l'objet aimé, et ne plus faire qu'un au lieu de deux. » C'est la définition même de l'amour fusionnel, qui nous ferait revenir à l'unité de « notre nature première », comme dit Aristophane, qui nous libérerait de la solitude (puisque les amants, comme « soudés ensemble », ne se quitteraient plus), et qui serait, dans cette vie comme dans l'autre, « le plus grand bonheur que l'on puisse atteindre ». Amour total, amour absolu, puisqu'on n'y aime que soi enfin rétabli dans sa complétude, dans son unité, dans sa perfection. Amour exclusif, puisque chacun, n'ayant par définition qu'une seule moitié, ne saurait vivre qu'un seul amour. Amour définitif enfin (sauf à s'être trompé, mais alors ce n'est pas le grand amour…), puisque l'unité originelle nous précède et, une fois rétablie, nous comble jusqu'à la mort et même, promet Aristophane, au-delà… Oui, décidément, il n'y a rien, dans nos rêves d'amour les plus fous, qui ne se retrouve dans ce mythe et qui n'en soit comme justifié. Mais que valent nos rêves ? Et que prouve un mythe ? Les mêmes valeurs, les mêmes croyances, les mêmes illusions se retrouvent aussi dans bien des romans à l'eau de rose, et cela ne prouve pas plus dans un cas que dans l'autre. Aristophane décrit l'amour tel qu'on le rêve, tel que nous l'avons vécu peut-être avec notre mère, c'est en tout cas ce que suggère Freud, ou en elle, je ne sais, mais que nul ne peut vivre à nouveau, que nul ne vit, sauf pathologie ou mensonge, que nul ne vivra, sauf miracle ou délire. On dira qu'ici je me donne raison à l'avance, postulant ce qu'il faudrait démontrer. Soit. Je reconnais que j'ai Aristophane et l'eau de rose contre moi. Mais Platon avec, qui détestait Aristophane, mais Lucrèce avec (et Pascal, et Spinoza, et Nietzsche, et toute la philosophie…), mais Freud, Rilke ou Proust avec… On me dira que l'essentiel n'est pas dans les livres, ce que j'accorde bien volontiers. Mais où sont, dans la vie réelle, les contre-exemples, et que prouvent-ils ? Il arrive, rarement, qu'on évoque devant moi tel couple qui aurait vécu cela, cette fusion, cette absoluité, cette complétude… On m'a aussi parlé de plusieurs personnes qui ont vu distinctement la Vierge Marie, et je n'y attache pas davantage d'importance. Hume a dit l'essentiel, sur les miracles, qui vaut contre l'amour comme miracle. Un témoignage n'est jamais que probable, et doit être pour cela confronté à la probabilité de ce qu'il énonce : si l'événement est plus improbable que la fausseté du témoignage, les raisons mêmes qui nous font croire à celui-ci (sa probabilité, aussi grande soit-elle) doivent nous faire douter de sa véracité (puisque cette probabilité ne saurait compenser l'improbabilité plus grande du fait en question). Or c'est le cas, par définition, dans tous les miracles, auxquels il est donc déraisonnable de croire. Je ne m'éloigne pas de mon sujet : quoi de plus improbable, quoi de plus miraculeux, quoi de plus contraire à notre expérience quotidienne, que ces deux êtres qui n'en font qu'un ? Puis je me fie aux corps, davantage qu'aux livres ou aux témoins. Il faut être deux pour faire l'amour (au moins deux !), et c'est en quoi le coït, loin d'abolir la solitude, la confirme. Les amants le savent bien. Les âmes pourraient se fondre peut-être, si elles existaient. Mais ce sont des corps qui se touchent, qui s'aiment, qui jouissent, qui demeurent… Lucrèce a bien décrit, dans l'étreinte amoureuse, cette fusion qui se cherche, parfois, souvent, mais qui jamais ne se trouve, ou qui ne se trouve, ou ne croit se trouver (parce que l'ego, soudain, s'est comme aboli), que pour, aussitôt, se perdre :
« Membres accolés, ils jouissent de cette fleur de jeunesse, déjà leur corps devine la volupté prochaine ; Vénus va ensemencer le champ de la femme ; ils pressent avidement le corps de leur amante, ils mêlent leur salive à la sienne, ils respirent son souffle, les dents collées contre sa bouche : vains efforts, puisqu'ils ne peuvent rien dérober du corps qu'ils embrassent, non plus qu'y pénétrer et s'y fondre tout entiers. Car c'est là par moments ce qu'ils semblent vouloir faire… ».
De là l'échec, toujours, et la tristesse si souvent. Ils voulaient ne faire qu'un, et les voilà plus deux que jamais… « De la source même des plaisirs, écrit magnifiquement Lucrèce, surgit je ne sais quelle amertume, qui jusque dans les fleurs prend l'amant à la gorge… » Cela ne prouve rien contre le plaisir, quand il est pur, rien contre l'amour, quand il est vrai. Mais cela prouve quelque chose contre la fusion, que le plaisir récuse lors même qu'il croyait y atteindre. Post coïtum omne animal triste… C'est qu'il est rendu à lui-même, à sa solitude, à sa banalité, à ce grand vide en lui du désir disparu. Ou s'il échappe à la tristesse, cela arrive, c'est par l'émerveillement du plaisir, de l'amour, de la gratitude, bref par la rencontre, qui suppose la dualité, et jamais par la fusion des êtres ou l'abolition des différences. Vérité de l'amour : mieux vaut le faire que le rêver. Deux amants qui jouissent simultanément (ce qui n'est pas le plus fréquent, mais passons), cela fait deux plaisirs différents, l'un à l'autre mystérieux, deux spasmes, deux solitudes. Le corps en sait plus sur l'amour que les poètes, du moins que ces poètes-là — presque tous — qui nous mentent sur le corps. De quoi ont-ils peur ? De quoi veulent-ils se consoler ? D'eux-mêmes peut-être, de cette grande folie du désir (ou de sa petitesse après coup ?), de cette bête en eux, de cet abîme si tôt comblé (ce peu profond ruisseau glorifié : le plaisir), et de cette paix, soudain, qui ressemble à une mort… La solitude est notre lot, et ce lot c'est le corps.
Socrate, qui ne me suivrait pas sur ce terrain-là, en tout cas le Socrate de Platon, n'en suit pas davantage Aristophane. Parce qu'il ne suit personne ? Au contraire. S'il va nous dire « la vérité sur Eros », « la vérité sur l'Amour », et s'il semble parler d'abord en son nom propre, il nous annonce bien vite que cette vérité, il ne l'a pas inventée : il la tient d'une femme, Diotime (et il n'est pas indifférent sans doute que sur l'amour Socrate, qui n'est guère coutumier du fait, se fasse ainsi le disciple d'une femme), dont il nous rapporte les propos. Or, que dit-elle ? Ou que dit Socrate, de ce qu'elle lui a dit ? D'abord que l'amour n'est pas Dieu, ni un dieu. Tout amour, en effet, est amour de quelque chose, qu'il désire et qui lui manque. Or, quoi de moins divin que de manquer de cela même qui nous fait être ou vivre ? Aristophane n'a rien compris. L'amour n'est pas complétude mais incomplétude. Non fusion, mais quête. Non perfection comblée, mais pauvreté dévorante. C'est le point décisif, d'où il faut partir. Il tient en une double définition : l'amour est désir, et le désir est manque. Amour, désir et manque sont-ils alors synonymes ? synonymes ? Point tout à fait, sans doute. Il n'y a désir que si le manque est perçu comme tel, vécu comme tel (on ne désire pas ce dont on ignore manquer). Et il n'y a amour que si le désir, en lui-même indéterminé (ainsi la faim, qui ne désire aucun aliment en particulier), se polarise sur tel ou tel objet (ainsi l'amour de la viande, ou du poisson, ou des pâtisseries…). Manger parce qu'on a faim est une chose, aimer ce que l'on mange, ou manger ce que l'on aime, en est une autre. Désirer une femme, n'importe laquelle, est une chose (c'est un désir) ; désirer cette femme en est une autre (c'est un amour, fût-il, cela peut arriver, purement sexuel et momentané). Être amoureux est autre chose, et plus, qu'être en état de frustration ou d'excitation sexuelle. Serait-on amoureux, pourtant, si l'on ne désirait pas, d'une manière ou d'une autre, celui ou celle que l'on aime ? Sans doute pas. Si tout désir n'est pas amour, tout amour (du moins cet amour-là : érôs) est bien désir : c'est le désir déterminé d'un certain objet, en tant qu'il manque particulièrement. C'est la première définition que j'annonçais. L'amour, écrit Platon, « aime ce dont il manque, et qu'il ne possède pas ». Si tout manque n'est pas amour (il ne suffit pas d'ignorer la vérité pour l'aimer : encore faut-il se savoir ignorant et désirer ne plus l'être), tout amour, pour Platon, est bien manque : l'amour n'est pas autre chose que ce manque (mais conscient et vécu comme tel) de son objet (mais déterminé). Socrate enfonce le clou : « Ce qu'on n'a pas, ce qu'on n'est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l'amour. » Si l'amour aime beauté et bonté, comme nous pouvons l'expérimenter, c'est donc qu'il en manque. Comment serait-il un dieu ? Il n'est pas pour autant mauvais ou laid, précise Socrate, mais intermédiaire entre ces deux extrêmes, comme entre le mortel et l'immortel, l'humain et le divin : l'amour est un démon, explique Diotime, c'est-à-dire (sans rien de diabolique, bien au contraire) un médiateur entre les dieux et les hommes. Ce démon, quoiqu'il soit le plus grand de tous, reste voué au manque. N'est-il pas le fils de Pénia, la pauvreté, et de Poros, l'expédient ? Il est toujours pauvre, commente Diotime, sans souliers, sans domicile, toujours à la piste de ce qui est beau et bon, toujours en chasse, toujours inquiet, toujours ardent et plein de ressources, toujours affamé, toujours avide… Nous voilà bien loin de la complétude toute ronde d'Aristophane, de ce repos confortable dans l'unité recouvrée ! Eros, au contraire, ne se repose jamais. L'incomplétude est son destin, puisque le manque est sa définition. « Il dort à la belle étoile, près des portes et sur les chemins, car il tient de sa mère, et l'indigence est son éternelle compagne […] ; tantôt il est florissant et plein de vie, tantôt il meurt puis renaît, grâce au naturel qu'il tient de son père ; ce qu'il acquiert lui échappe sans cesse… » Riche pourtant de tout ce qui lui manque, et pauvre, à jamais, de tout ce qu'il poursuit, ni riche ni pauvre, donc, ou l'un et l'autre, toujours dans l'entre-deux, toujours entre fortune et misère, entre savoir et ignorance, entre bonheur et malheur… Enfant de Bohème, si l'on veut, toujours en route, toujours en course, toujours en manque. « Jamais rassasié », comme dira Plotin commentant Platon, jamais comblé, jamais satisfait, et pour cause : « L'amour est comme un désir qui, par sa nature même, serait privé de ce qu'il désire », et en reste privé même « lorsqu'il atteint son but ». Ce n'est plus l'amour tel qu'on le rêve, l'amour comblé et comblant, l'amour à Peau de rose : c'est l'amour tel qu'il est, dans sa souffrance féconde, dans son « étrange mélange de douleur et de joie », comme dira le Phèdre, l'amour insatiable, l'amour solitaire, toujours en peine de ce qu'il aime, toujours en manque de son objet, c'est la passion, la vraie, celle qui affole et déchire, celle qui affame et torture, celle qui exalte et emprisonne. Comment autrement ? On ne désire que ce qui manque, que ce qu'on n'a pas : comment pourrait-on avoir ce qu'on désire ? Il n'y a pas d'amour heureux, et ce manque du bonheur c'est l'amour même. « Qu'est-ce que je serais heureux si elle m'aimait, se dit-il, si elle était à moi ! » Mais s'il était heureux, il ne l'aimerait plus, ou ce ne serait plus le même amour…
Je m'éloigne de Platon, ici, du moins je le modernise quelque peu, disons que j'en tire les leçons. Si l'amour est manque, et dans la mesure où il est manque, la complétude lui est par définition interdite. C'est ce que les amants savent bien, et qui donne tort à Aristophane. Un manque satisfait disparaît en tant que manque : la passion ne saurait survivre longtemps au bonheur, ni le bonheur, sans doute, à la passion. De là la grande souffrance de l'amour, tant que le manque domine. Et la grande tristesse des couples, quand il ne domine plus… Le désir s'abolit dans sa satisfaction : il faut donc qu'il soit insatisfait ou mort, en manque ou manqué, malheureux ou perdu… Une issue ? Platon en suggère deux, mais dont aucune ne réglera, je le crains, les difficultés de notre vie amoureuse. Qu'est-ce qu'aimer ? C'est manquer de ce qu'on aime, et vouloir le posséder toujours. Par quoi l'amour est égoïste, du moins cet amour-là, et pourtant perpétuellement chassé hors de lui-même, extatique, comme dit Lacan, et cette extase (extase de soi dans l'autre) définit assez bien la passion : c'est égoïsme décentré, égoïsme déchiré, comme comblé d'absence, plein du vide de son objet, et de soi, comme étant ce vide même. Comment pourrait-il posséder toujours, puisqu'il va mourir, et quoi que ce soit, puisqu'il est manque ? « Par l'enfantement dans la beauté, répond Platon, selon le corps et selon l'esprit », autrement dit par la création ou la procréation, par l'art ou par la famille. C'est la première issue, la plus facile, la plus naturelle. On la voit déjà à l'œuvre chez les animaux, explique Diotime, quand ils sont pris du désir d'enfanter, quand l'amour les travaille, quand ils se sacrifient pour leurs petits… La raison n'y est pour rien, ce qui suffit à prouver que l'amour la précède ou la dépasse. Mais alors, d'où vient-il ? De ceci, répond Diotime, que « la nature mortelle cherche toujours, autant qu'elle le peut, la perpétuité et l'immortalité ; mais elle ne le peut que par la génération, en laissant toujours un individu plus jeune à la place d'un plus vieux ». Telle est la cause ou le principe de l'amour : il est ce par quoi les mortels, qui ne restent jamais identiques à eux-mêmes, tendent pourtant à se conserver et à participer, autant qu'ils peuvent, à l'immortalité. Eternité de remplacement, divinité de remplacement. D'où cet amour qu'ils ont pour leurs enfants, d'où cet amour de la gloire : c'est la vie qu'ils aiment, c'est l'immortalité qu'ils poursuivent — c'est la mort qui les hante. L'amour est la vie même, mais en tant qu'elle manque perpétuellement de soi, en tant qu'elle veut se conserver, en tant qu'elle ne le peut, comme creusée par la mort, comme vouée au néant. Aussi l'amour n'échappe-t-il au manque absolu, à la misère absolue, au malheur absolu, qu'à la condition d'enfanter, comme dit Platon : les uns enfantent selon le corps, et c'est ce qu'on appelle la famille, les autres selon l'esprit, et c'est ce qu'on appelle la création, aussi bien dans l'art ou la politique que dans les sciences ou la philosophie. Une issue ? Peut-être, mais point un salut, puisque la mort malgré tout demeure, qui nous emporte, et nos enfants, et nos œuvres, puisque le manque nous torture ou nous manque… Que la famille soit l'avenir de l'amour, son débouché naturel, c'est ce que chacun constate, mais qui n'a jamais réussi à sauver l'amour, ni le couple, ni la famille. Quant à la création, comment pourrait-elle sauver l'amour, si elle en dépend ? Et comment, si elle n'en dépend pas ? C'est pourquoi peut-être Platon propose une autre issue, plus difficile, plus exigeante, qui est la fameuse dialectique ascendante, par quoi s'achève le discours de Diotime. De quoi s'agit-il ? D'une ascension, en effet, mais spirituelle, autant dire d'un parcours initiatique, et d'un salut proprement. C'est le parcours de l'amour, et le salut par la beauté. Suivre l'amour sans s'y perdre, lui obéir sans s'y enfermer, c'est franchir les uns après les autres les degrés de l'amour : aimer d'abord un seul corps, pour sa beauté, puis tous les beaux corps, puisque la beauté leur est commune, puis la beauté des âmes, qui est supérieure à celle des corps, puis la beauté qui est dans les actions et les lois, puis la beauté qui est dans les sciences, enfin la Beauté absolue, éternelle, surnaturelle, celle du Beau en soi, qui existe en lui-même, pour lui-même, à quoi toutes les belles choses participent, d'où elles procèdent et reçoivent leur beauté … C'est où l'amour nous mène, qui le sauve, et nous sauve. L'amour autrement dit n'est sauvé que par la religion, voilà le secret de Diotime, voilà le secret de Platon : si l'amour est manque, sa logique est de tendre toujours plus vers ce qui manque, vers ce qui manque de plus en plus, vers ce qui manque absolument, qui est le Bien (dont le Beau n'est que l'éblouissante manifestation), qui est la transcendance, qui est Dieu, et de s'y abolir, enfin rassasié, enfin apaisé, enfin mort et heureux ! Est-ce encore de l'amour, si plus rien ne lui manque ? Je ne sais. Platon dirait peut-être qu'alors il n'y a plus que la beauté, comme Plotin dira qu'il n'y a plus que l'Un, comme les mystiques diront qu'il n'y a plus que Dieu… Mais si Dieu n'est pas amour, à quoi bon Dieu ? Et de quoi Dieu pourrait-il bien manquer ?
Il faut laisser Platon, en ce point où il nous laisse. Il nous a menés, ce n'est pas rien, du rêve de la fusion (Aristophane) à l'expérience du manque (Socrate), puis du manque à la transcendance ou à la foi (Diotime). Beau parcours, pour un petit livre, et qui dit assez sa grandeur. Mais de cette issue qu'il propose, sommes-nous encore capables ? Pouvons-nous y croire ? Pouvons-nous l'accepter ? Les chrétiens répondront que oui, sans doute, dont plusieurs passeront tranquillement de l'eau de rose à l'eau bénite… Pas tous, pourtant. C'est que les amants, croyants ou pas, savent bien qu'un Dieu même ne pourrait les sauver, s'ils ne sauvent d'abord l'amour en eux, entre eux, par eux. Que vaut la foi, si nous ne savons aimer ? Et en quoi est-elle nécessaire, si nous savons ?
Mais la vérité c'est que nous ne savons pas, bien sûr, et c'est ce que les couples ne cessent d'expérimenter, douloureusement, difficilement, qui les condamne à l'échec peut-être, et qui les justifie. Comment aimer sans apprendre ? Comment apprendre sans aimer ?
J'entends bien qu'il y a d'autres amours, et je vais y venir. Mais celui-là est le plus fort, en tout cas le plus violent (l'amour parental est plus fort encore, chez certains, mais plus calme), le plus riche en souffrances, en échecs, en illusions, en désillusions… Eros est son nom ; le manque est son essence ; la passion amoureuse, son sommet. Qui dit manque dit souffrance et possessivité. Je t'aime : je te veux (on sait que les deux expressions, en espagnol, sont identiques : te quiero). C'est l'amour de concupiscence, comme disaient les scolastiques, c'est le mal d'amour, comme disaient les troubadours, c'est l'amour que décrit Platon dans le Banquet, comme on l'a vu, mais aussi, plus cruellement, dans le Phèdre : c'est l'amour jaloux, avide, possessif, qui loin de se réjouir toujours du bonheur de celui qu'il aime (comme ferait un amour généreux) en souffre atrocement dès que ce bonheur l'éloigné de lui ou menace le sien… Importun et jaloux, tant qu'il aime, infidèle et menteur, dès qu'il n'aime plus, « l'amant, loin de lui vouloir du bien, aime l'enfant [ou la femme, ou l'homme…] comme un plat dont il veut se rassasier ». Les amants aiment l'aimé « comme les loups aiment l'agneau ». Amour de concupiscence, donc, très exactement : être amoureux, c'est aimer l'autre pour son bien à soi. Cet amour-là n'est pas le contraire de l'égoïsme ; c'est sa forme passionnelle, relationnelle, transitive. C'est comme un transfert d'égoïsme, ou un égoïsme transférentiel… Rien à voir avec une vertu, mais beaucoup, parfois, avec la haine. Eros est un dieu jaloux. Qui aime veut posséder, qui aime veut garder, et pour soi seul. Elle est heureuse avec un autre, et vous la préféreriez morte ! Il est heureux avec une autre, et vous le préféreriez malheureux avec vous… Bel amour, qui n'est amour que de soi.
Comme elle vous manque pourtant ! Comme vous la désirez ! Comme vous l'aimez ! Comme vous souffrez ! Eros vous tient, Eros vous déchire : vous aimez ce que vous n'avez pas, ce qui vous manque, et c'est ce qu'on appelle un chagrin d'amour.
Mais voilà qu'elle vous aime à nouveau, qu'elle vous aime toujours, qu'elle est là, avec vous, pour vous, à vous… Quelle violence dans vos retrouvailles, quelle avidité dans vos étreintes, quelle sauvagerie dans le plaisir ! Puis quelle paix après l'amour, quel reflux, quel vide soudain… Elle vous sent moins présent, moins pressant. « Tu m'aimes encore ? », vous demande-t-elle. Vous répondez que oui, bien sûr. La vérité, toutefois, est qu'elle vous manque moins. Cela reviendra, le corps est ainsi fait. A force d'être là tous les jours pourtant, toutes les nuits, tous les soirs, tous les matins, elle finira par vous manquer de moins en moins, c'est inévitable, de moins en moins fort, de moins en moins souvent, puis moins qu'une autre ou que la solitude. Eros s'apaise, Eros s'ennuie : vous avez ce qui ne vous manque plus, et c'est ce qu'on appelle un couple.
« Les hommes, me disait une amie, meurent rarement d'amour : ils s'endorment avant. » Et les femmes meurent, parfois, de cet endormissement.
Je noircis le tableau ? Disons que je schématise, il faut bien. Certains couples vivent mieux, beaucoup mieux, que cet assoupissement de la passion, que ce désamour qui n'ose pas dire son nom. Mais d'autres vivent bien pire, jusqu'à la haine, jusqu'à la violence, jusqu'à la folie. Qu'il y ait des couples heureux, c'est ce que Platon n'explique guère, et qu'il faudra pourtant essayer de comprendre. Si l'amour est manque, comment le combler sans l'abolir, comment le satisfaire sans le supprimer, comment le faire sans l'user ou le défaire ? Le plaisir n'est-il pas la fin (le but, mais aussi le terme) du désir ? Le bonheur n'est-il pas la fin de la passion ? Comment l'amour pourrait-il être heureux, s'il n'aime que ce qui n'est « ni actuel ni présent » ? Comment pourrait-il durer, s'il est heureux ? « Imaginez cela : Mme Tristan ! », écrit Denis de Rougemont. Chacun comprend ce que cela veut dire : que c'eût été la fin de sa passion, qu'Iseut n'a pu rester amoureuse que grâce à cette épée qui la séparait de Tristan et du bonheur, bref que l'amour n'est passionné que dans le manque, qu'il est ce manque même, polarisé par son objet, exalté par son absence, et que la passion dès lors ne peut durer que dans la souffrance, que par elle, que pour elle peut-être… Le manque est une souffrance, la passion est une souffrance, et c'est la même, ou celle-ci n'est qu'une exacerbation hallucinatoire ou obsessionnelle de celle-là (l'amour, disait le Dr Allendy, est « un syndrome obsessionnel normal »), par concentration sur un objet défini qui se trouve dès lors (puisque le manque, lui, est indéfini) indéfiniment valorisé. De là tous ces phénomènes d'exaltation, de cristallisation, comme dit Stendhal, d'amour fou, comme dit Breton, de là le romantisme sans doute, de là la religion peut-être (Dieu est ce qui manque absolument), de là cet amour, dans tous les cas, qui n'est si fort qu'à la condition de la frustration et du malheur. « Victoire de la “passion” sur le désir, écrit Denis de Rougemont, triomphe de la mort sur la vie. » Souvenons-nous d'Adèle H…, de Truffaut. Comme on voudrait qu'elle ne soit plus amoureuse, qu'elle cesse de l'attendre, de souffrir, qu'elle guérisse ! Mais elle préfère la mort ou la folie. C'est toujours la chanson de Tristan : « Pour quel destin suis-je né ? La vieille mélodie me répète : Pour désirer et pour mourir ! Pour mourir de désirer ! » Si la vie est manque, de quoi manque-t-elle ? D'une autre vie : de la mort. C'est la logique du néant (« la vraie vie est absente » : l'être est ailleurs, l'être est ce qui manque !), c'est la logique de Platon (« les vrais philosophes sont déjà morts… »), c'est la logique d'Eros : si l'amour est désir, si le désir est manque, on ne peut aimer que ce qu'on n'a pas, et souffrir de ce manque, on ne peut avoir que ce qui ne manque plus, et qu'on ne saurait dès lors (puisque l'amour est manque) continuer d'aimer… La passion, donc, ou l'ennui. Albertine présente, Albertine disparue… Quand elle est là, il rêve d'autre chose, qui lui manque (« comparant, écrit Proust, la médiocrité des plaisirs que me donnait Albertine à la richesse des désirs qu'elle me privait de réaliser »), et il s'ennuie avec elle. Mais la voilà qui part : la passion instantanément renaît, dans le manque et la souffrance ! Tant il est vrai, commente Proust, que « bien souvent, pour que nous découvrions que nous sommes amoureux, peut-être même pour que nous le devenions, il faut qu'arrive le jour de la séparation ». Logique de la passion : logique du manque, dont le couple est l'horizon (dans le rêve) et la mort (dans la réalité). Comment pourrait-on manquer de ce qu'on a ? Comment pourrait-on aimer passionnément ce qui ne manque pas ? Tristan et Iseut, observe Denis de Rougemont, « ont besoin l'un de l'autre pour brûler, mais non de l'autre tel qu'il est ; et non de la présence de l'autre, mais bien plutôt de son absence ! » De là cette épée entre eux salutaire, de là cette chasteté volontaire, comme un suicide symbolique : « Ce que l'on désire, on ne l'a pas encore — c'est la Mort —, et l'on perd ce que l'on avait — la jouissance de la vie. » Logique d'Eros, logique de Thanatos : « Sans le savoir, savoir, les amants malgré eux n'ont jamais désiré que la mort ! » C'est qu'ils aimaient l'amour, plus que la vie. Le manque, plus que la présence. La passion, plus que le bonheur ou le plaisir. « Seigneurs, vous plaît-il d'entendre un beau conte d'amour et de mort ?… » C'est le début du Roman de Tristan et Iseut , et ce pourrait être celui, aussi bien, de Roméo et Juliette, de Manon Lescault ou d'Anna Karénine. Encore n'est-ce vrai que dans le meilleur des cas, je veux dire quand passion il y a vraiment, et non son imitation, son espérance ou sa nostalgie, qui emprisonnent aussi, qui tuent aussi, mais sans grandeur. Pour une Iseut, combien de Mme Bovary ?
N'exagérons pas la passion, ne l'enjolivons pas, ne la confondons pas avec les romans qu'on en a faits (dont les meilleurs sont d'ailleurs ceux qui en sont le moins dupes : Proust, Flaubert, Stendhal…). Je me souviens de cette femme écrivain à qui j'opposais le peu de goût que j'avais pour les romans d'amour, pour toutes ces grandes passions dévorantes, absolues, sublimes, qu'on ne trouve guère que dans les livres, observais-je, par exemple dans les siens… Elle m'objecte le cas d'un de nos amis communs, qui a vécu justement, me dit-elle, réellement vécu, une de ces histoires d'amour grandioses et tragiques… J'en ignorais tout : cela pique ma curiosité. Quelques jours plus tard, j'interroge l'ami en question. Il sourit : « Tu sais, je n'aurai finalement vécu qu'un désastre assez médiocre… » Ne confondons pas l'amour avec les illusions que l'on s'en fait quand on est dedans ou quand on l'imagine de l'extérieur. La mémoire est plus vraie que le rêve ; l'expérience, que l'imagination. Être amoureux d'ailleurs, qu'est-ce d'autre que se faire un certain nombre d'illusions sur l'amour, sur soi-même ou sur la personne dont on est amoureux ? Le plus souvent ces trois flux d'illusions s'additionnent, se mêlent, et font ce fleuve qui nous emporte… Où ? Où tous les fleuves vont, où ils finissent, où ils se perdent : dans l'océan du temps ou les sables de la vie quotidienne… « Il entre dans l'essence de l'amour, remarque Clément Rosset, de prétendre aimer toujours, mais dans son fait de n'aimer qu'un temps. » Il entre donc dans l'essence de l'amour (en tout cas de cet amour-là : la passion amoureuse) d'être illusoire et éphémère. La vérité même le condamne. Ceux qui le célèbrent voudraient pour cela condamner la vérité : plusieurs font profession de préférer le rêve ou l'illusion. Mais cela ne suffit ordinairement pas à les sauver, ni à sauver l'amour. Ils voudraient donner tort au réel ; puis le réel les rattrape, et leur donne tort. Ils voudraient sauver la passion, la faire durer, l'entretenir… Comment le pourraient-ils, puisqu'elle ne dépend pas d'eux, puisque la durée la tue, quand elle est heureuse, puisque l'idée d'entretien est le contraire même de la passion ? Tout manque s'apaise, s'il ne tue pas : parce qu'on le satisfait, parce qu'on s'y habitue, parce qu'on l'oublie… Si l'amour est manque, il est voué à l'échec (dans la vie) ou ne peut réussir que dans la mort.
On dira qu'il échoue en effet, et que cela donne raison à Platon. Soit. Mais est-ce le seul amour dont nous soyons capables ? Ne savons-nous que manquer ? Que rêver ? Quelle vertu serait-ce là, qui ne mène qu'à la souffrance ou à la religion ?"
André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, 1999, chapitre 18.