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Texte à méditer :   Les vraies révolutions sont lentes et elles ne sont jamais sanglantes.   Jean Anouilh
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Hors des sentiers battus
Amour de soi et amour-propre selon Rousseau

  "Il ne faut pas confondre l'amour-propre et l'amour de soi-même, deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets. L'amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation, et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu. L'amour-propre n'est qu'un sentiment relatif, factice, et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu'ils se font mutuellement, et qui est la véritable source de l'honneur.
  Ceci bien entendu, je dis que, dans notre état primitif, dans le véritable état de nature, l'amour-propre n'existe pas ; car chaque homme en particulier se regardant lui-même comme le seul spectateur qui l'observe, comme le seul être dans l'univers qui prenne intérêt à lui, comme le seul juge de son propre mérite, il n'est pas possible qu'un sentiment qui prend sa source dans des comparaisons qu'il n'est pas à portée de faire puisse germer dans son âme par la même raison, cet homme ne saurait avoir ni haine ni désir de vengeance, passions qui ne peuvent naître que de l'opinion de quelque offense reçue ; et comme c'est le mépris ou l'intention de nuire, et non le mal, qui constitue l'offense, des hommes qui ne savent ni s'apprécier ni se comparer peuvent se faire beaucoup de violences mutuelles quand il leur en revient quelque avantage, sans jamais s'offenser réciproquement. En un mot, chaque homme, ne voyant guère ses semblables que comme il verrait des animaux d'une autre espèce, peut ravir la proie au plus faible ou céder la sienne au plus fort, sans envisager ces rapines que comme des évènements naturels, sans le moindre mouvement d'insolence ou de dépit, et sans autre passion que la douleur ou la joie d'un bon ou mauvais succès."

 

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755, Note XV.


 

  "La source de nos passions, l'origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l'homme et ne le quitte jamais tant qu'il vit, est l'amour de soi : passion primitive, innée, antérieure à toute autre, et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications. En ce sens, toutes, si l'on veut, sont naturelles. Mais la plupart de ces modifications ont des causes étrangères sans lesquelles elles n'auraient jamais lieu ; et ces mêmes modifications, loin de nous être avantageuses, nous sont nuisibles ; elles changent le premier objet et vont contre leur principe : c'est alors que l'homme se trouve hors de la nature, et se met en contradiction avec soi.
  L'amour de soi-même est toujours bon, et toujours conforme à l'ordre. Chacun étant chargé spécialement de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d'y veiller sans cesse : et comment y veillerait-il ainsi, s'il n'y prenait le plus grand intérêt ?

  Il faut donc que nous nous aimions pour nous conserver, il faut que nous nous aimions plus que toute chose ; et, par une suite immédiate du même sentiment, nous aimons ce qui nous conserve. Tout enfant s'attache à sa nourrice : Romulus devait s'attacher à la louve qui l'avait allaité. D'abord cet attachement est purement machinal. Ce qui favorise le bien-être d'un individu l'attire ; ce qui lui nuit le repousse : ce n'est là qu'un instinct aveugle. Ce qui transforme cet instinct en sentiment, l'attachement en amour, l'aversion en haine, c'est l'intention manifestée de nous nuire ou de nous être utile. On ne se passionne pas pour les êtres insensibles qui ne suivent que l'impulsion qu'on leur donne ; mais ceux dont on attend du bien ou du mal par leur disposition intérieure, par leur volonté, ceux que nous voyons agir librement pour ou contre, nous inspirent des sentiments semblables à ceux qu'ils nous montrent. Ce qui nous sert, on le cherche ; mais ce qui nous veut servir, on l'aime. Ce qui nous nuit, on le fuit ; mais ce qui nous veut nuire, on le hait.
  Le premier sentiment d'un enfant est de s'aimer lui-même ; et le second, qui dérive du premier, est d'aimer ceux qui l'approchent ; car, dans l'état de faiblesse où il est, il ne connaît personne que par l'assistance et les soins qu'il reçoit. D'abord l'attachement qu'il a pour sa nourrice et sa gouvernante n'est qu'habitude. Il les cherche, parce qu'il a besoin d'elles et qu'il se trouve bien de les avoir ; c'est plutôt connaissance que bienveillance. Il lui faut beaucoup de temps pour comprendre que non seulement elles lui sont utiles, mais qu'elles veulent l'être ; et c'est alors qu'il commence à les aimer.
  [...] L'amour de soi, qui ne regarde qu'à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l'amour-propre, qui se compare, n'est jamais content et ne saurait l'être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses naissent de l'amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l'amour propre. Ainsi, ce qui rend l'homme essentiellement bon est d'avoir peu de besoins et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d'avoir beaucoup de besoins et de tenir beaucoup à l'opinion. Sur ce principe, il est aisé de voir comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les passions des enfants et des hommes. Il est vrai que ne pouvant vivre toujours seuls, ils vivront difficilement toujours bons : cette difficulté même augmentera nécessairement avec leurs relations, et c'est en ceci surtout que les dangers de la société nous rendent les soins plus indispensables pour prévenir dans le cœur humain la dépravation qui naît de ses nouveaux besoins."

 

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'éducation, 1762, Livre IV, GF, 1966, p. 275-276.


 

  "L'amour de soi, qui ne regarde qu'à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l'amour-propre, qui se compare, n'est jamais content et ne saurait l'être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux ; ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses naissent de l'amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l'amour-propre. Ainsi, ce qui rend l'homme essentiellement bon est d'avoir peu de besoins, et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d'avoir beaucoup de besoins, et de tenir beaucoup à l'opinion. Sur ce principe il est aisé de voir comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les passions des enfants et des hommes. Il est vrai que, ne pouvant vivre toujours seuls, ils vivront difficilement toujours bons : cette difficulté même augmentera nécessairement avec leurs relations."

 

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'éducation, 1762, Livre IV, GF, 1966, p. 276-277.


 

  "Veuillez, Monsieur, vous rappeler ici, avec les distinctions faites dans nos premiers entretiens entre l'amour de soi-même et l'amour-propre, la manière dont l'un et l'autre agissent sur le cœur humain. La sensibilité positive dérive immédiatement de l'amour de soi. Il est très naturel que celui qui s'aime cherche à étendre son être et ses jouissances, et à s'approprier par l'attachement ce qu'il sent devoir être un bien pour lui : ceci est une pure affaire de sentiment où la réflexion n'entre pour rien. Mais sitôt que cet amour absolu dégénère en amour-propre et comparatif, il produit de la sensibilité négative ; parce qu'aussitôt qu'on prend l'habitude de se mesurer avec d'autres, et de se transporter hors de soi pour s'assigner la première et meilleure place, il est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce qui nous surpasse, tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous comprime, tout ce qui étant quelque chose nous empêche d'être tout. L'amour-propre est toujours irrité ou mécontent, parce qu'il voudrait que chacun nous préférât à tout et à lui-même, ce qui ne se peut ; il s'irrite des préférences qu'il sent que d'autre méritent, quand même ils ne les obtiendraient pas : il s'irrite des avantages qu'un autre a sur nous, sans s'apaiser par ceux dont il se sent dédommagé. Le sentiment de l'infériorité à un seul égard empoisonne alors celui de la supériorité à mille d'autres, et l'on oublie ce qu'on a de plus pour s'occuper uniquement de ce qu'on a de moins. Vous sentez qu'il n'y a pas à tout cela de quoi disposer l'âme à la bienveillance.
  Si vous me demandez d'où naît cette disposition à se comparer, qui change une passion naturelle et bonne en une autre passion factice et mauvaise; je vous répondrai qu'elle vient des relations sociales, du progrès des idées, et de la culture de l'esprit. Tant qu'occupé des seuls besoins absolus on se borne à rechercher ce qui nous est vraiment utile, on ne jette guère sur d'autres un regard oiseux. Mais à mesure que la société se resserre par le lien des besoins mutuels, à mesure que l'esprit s'étend, s'exerce et s'éclaire, il prend plus d'activité, il embrasse plus d'objets, saisit plus de rapports, examine, compare ; dans ces fréquentes comparaisons, il n'oublie ni lui-même ni ses semblables, ni la place à laquelle il prétend parmi eux. Dès qu'on a commencé de se mesurer ainsi l'on ne cesse plus, et le cœur ne sait plus s'occuper désormais qu'à mettre tout le monde au-dessous de nous. Aussi remarque-t-on généralement en confirmation de cette théorie que les gens d'esprit et surtout les gens de lettres sont de tous les hommes ceux qui ont une plus grande intensité d'amour-propre, les moins portés à aimer, les plus portés à haïr."

 

Jean-Jacques Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques, 1780, Deuxième dialogue, in Œuvres complètes, Pléiade, t. I, p. 805-807.

 

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Date de création : 04/01/2022 @ 15:21
Dernière modification : 04/01/2022 @ 17:29
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