"La morale et la science ont leurs domaines propres qui se touchent mais ne se pénètrent pas. L'une nous montre à quel but nous devons viser, l'autre, le but étant donné, nous fait connaître les moyens de l'atteindre. Elles ne peuvent donc jamais se contrarier puisqu'elles ne peuvent se rencontrer. Il ne peut pas y avoir de science immorale, pas plus qu'il ne peut y avoir de morale scientifique."
Henri Poincaré, La Valeur de la science, 1905, Champs Flammarion, 1970, p. 20.
"Il ne peut pas y avoir de morale scientifique ; mais il ne peut pas y avoir non plus de science immorale. Et la raison en est simple ; c'est une raison, comment dirai-je ? purement grammaticale.
Si les prémisses d'un syllogisme sont toutes les deux à l'indicatif, la conclusion sera également à l'indicatif. Pour que la conclusion pût être mise à l'impératif, il faudrait que l'une des prémisses au moins fût elle-même à l'impératif. Or, les principes de la science, les postulats de la géométrie sont et ne peuvent être qu'à l'indicatif ; c'est encore à ce même mode que sont les vérités expérimentales, et à la base des sciences, il n'y a, il ne peut y avoir rien autre chose. Dès lors, le dialecticien le plus subtil peut jongler avec ces principes comme il voudra, les combiner, les échafauder les uns sur les autres ; tout ce qu'il en tirera sera à l'indicatif. Il n'obtiendra jamais une proposition qui dira : fais ceci, ou ne fais pas cela ; c'est-à-dire une proposition qui confirme ou qui contredise la morale.
Et c'est là une difficulté que les moralistes rencontrent depuis longtemps. Ils s'efforcent de démontrer la loi morale ; il faut le leur pardonner puisque c'est là leur métier ; ils veulent appuyer la morale sur quelque chose, comme si elle pouvait s'appuyer sur autre chose que sur elle-même. La science nous montre que l'homme ne peut que se dégrader en vivant de telle ou telle manière ; et si je me soucie peu de me dégrader, si ce que vous nommez dégradation, je le baptise progrès ? La métaphysique nous engage à nous conformer à la loi générale de l'être qu'elle prétend avoir découverte ; j'aime mieux, pourra-t-on lui répondre, obéir à ma loi particulière ; je ne sais pas ce qu'elle répliquera, mais je peux vous assurer qu'elle n'aura pas le dernier mot.
La morale religieuse sera-t-elle plus heureuse que la science ou la métaphysique ? Obéissez parce que Dieu l'ordonne, et qu'il est un maître qui peut briser toutes les résistances. Est-ce une démonstration et ne pourra-t-on soutenir qu'il est beau de se dresser contre la toute-puissance et que dans le duel entre Jupiter et Prométhée, c'est Prométhée torturé qui est le vrai vainqueur ? Et puis ce n'est pas obéir que de céder à la force ; l'obéissance des cœurs ne peut être contrainte.
Et nous ne pouvons pas non plus fonder une morale sur l'intérêt de la communauté, sur la notion de patrie, sur l'altruisme, puisqu'il resterait à démontrer qu'il faut au besoin se sacrifier à la cité dont on fait partie, ou bien encore au bonheur d'autrui ; et cette démonstration, aucune logique, aucune science ne peut nous la fournir. Bien plus, la morale de l'intérêt bien entendu, elle-même, celle de l'égoïsme serait impuissante, puisque, après tout, il n'est pas certain qu'il convienne d'être égoïste et qu'il y a des gens qui ne le sont point.
Toute morale dogmatique, toute morale démonstrative est donc vouée d'avance à un échec certain ; elle est comme une machine où il n'y aurait que des transmissions de mouvement et pas d'énergie motrice. Le moteur moral, celui qui peut mettre en branle tout l'appareil des bielles et des engrenages, ce ne peut être qu'un sentiment. On ne peut pas nous démontrer que nous devons avoir pitié des malheureux, mais qu'on nous mette en présence de misères imméritées, spectacle qui n'est, hélas ! que trop fréquent, et nous nous sentirons soulevés par un sentiment de révolte ; je ne sais quelle énergie se lèvera en nous, qui n'écoutera aucun raisonnement et qui nous entraînera irrésistiblement et comme malgré nous.
On ne peut pas démontrer qu'on doit obéir à un Dieu, quand même on nous prouverait qu'il est tout-puissant et qu'il peut nous écraser ; quand même on nous prouverait qu'il est bon et que nous lui devons de la reconnaissance ; il y a des gens qui croient que le droit à l'ingratitude est la plus précieuse de toutes les libertés. Mais si nous aimons ce Dieu, toute démonstration deviendra inutile, et l'obéissance nous semblera toute naturelle ; et c'est pour cela que les religions sont puissantes, tandis que les métaphysiques ne le sont pas.
Quand on nous demande de justifier par des raisonnements notre amour pour la patrie, nous pouvons être très embarrassés ; mais que nous nous représentions par la pensée nos armées vaincues, la France envahie, tout notre cœur se soulèvera, les larmes nous monteront aux yeux et nous n'écouterons plus rien. Et si certaines gens accumulent aujourd'hui tant de sophismes, c'est sans doute qu'ils n'ont pas assez d'imagination, ils ne peuvent se représenter tous ces maux, et si le malheur ou quelque punition du ciel voulaient qu'ils les vissent de leurs yeux, leur âme se révolterait comme la nôtre.
La science ne peut donc à elle seule créer une morale ; elle ne peut pas davantage à elle seule et directement, ébranler ou détruire la morale traditionnelle."
Henri Poincaré, Dernières pensées, 1913, chapitre VIII, Flammarion, 1926, p. 225-228.
"Si l'éthique justifie quelque chose, c'est seulement au sens qui vient d'être expliqué, c'est-à-dire seulement d'une manière hypothético-relative et non pas absolue. Elle ne « justifie » un jugement donné que pour autant qu'elle montre qu'il correspond à une certaine norme ; mais que cette norme elle-même soit « juste » ou justifiée, elle ne peut ni le montrer ni l'établir d'elle-même, mais se trouve devant la reconnaissance de cette norme comme devant un fait de la nature humaine. Même une science des normes ne peut rien faire d'autre, en tant que science, que connaître, elle ne peut jamais poser ou créer d'elle-même une norme (seule chose qui équivaudrait à une justification absolue), mais elle ne peut jamais que trouver, découvrir les règles selon lesquelles on juge, les relever et les tirer des faits présents. L'origine des normes se trouve toujours à l'extérieur de la science et de la connaissance qui les précède. Ce qui signifie que leur origine peut seulement être connue par la science, mais pas se trouver en elle. Autrement dit : pour autant que l'éthique répond à la question « Qu'est-ce qui est bien ? » en indiquant des normes, elle ne nous dit toujours que ce que signifie de fait « bien », mais ne peut jamais nous dire ce que bien signifie nécessairement ou doit signifier. Poser la question de droit à un jugement de valeur signifie seulement se demander sous quelle norme supérieure reconnue tombe cette valeur et c'est là une question de fait. Mais la question de la justification des normes ou des valeurs suprêmes n'a pas de sens puisqu'il n'existe rien au-dessus d'elles à quoi elles pourraient être ramenées. Puisque l'éthique moderne a souvent fait, comme nous l'avons déjà remarqué, de cette justification absolue le problème fondamental, il faut malheureusement dire que la manière dont elle commence par poser la question est tout simplement dénuée de sens (unsinnig)".
Moritz Schlick, Questions d'éthique, 1930, I, 8, Trad. C. Bonnet, Paris, P.U.F., 2000, p. 26-27.
"Toute tentative pour persuader les gens que quelque chose est bon (ou mauvais) en soi, et non seulement par ses effets, repose sur l'art d'éveiller des sentiments, et non sur le recours aux preuves. […]
Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s'il disait : « Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c'est là une erreur. Je pense qu'il veut dire en réalité : « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt : « Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l'on interprète ses paroles comme une affirmation, il s'agit seulement de l'affirmation de son désir personnel ; par contre, si on les interprète d'une façon plus générale, elles n'affirment rien, mais ne font qu'exprimer un désir. Le désir lui-même est personnel, mais son objet est universel. C'est, à mon avis, ce singulier enchevêtrement du particulier et de l'universel qui a causé une telle confusion en matière de morale.
La question deviendra peut-être plus claire si nous opposons une sentence morale à une phrase qui affirme un fait. Si je dis : « Tous les Chinois sont bouddhistes », on peut me confondre en exhibant un Chinois chrétien ou musulman. Si je dis : « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes », on ne peut pas me confondre par des preuves venues de Chine, mais seulement par la preuve que je ne crois pas ce que je dis : car ce que j'affirme ne concerne que mon propre état d'esprit. Si maintenant un philosophe dit : « La beauté est un bien », je peux interpréter sa phrase comme signifiant : « Puisse tout le monde aimer ce qui est beau » (ce qui correspond à « Tous les Chinois sont bouddhistes »), ou « Je souhaite que tout le monde aime ce qui est beau » (ce qui correspond à « Je crois que tous les Chinois sont bouddhistes »). La première phrase n'affirme rien, mais exprime un souhait ; étant donné qu'elle n'affirme rien, il est logiquement impossible qu'il existe des preuves pour ou contre, ou qu'elle soit vraie ou fausse. La deuxième phrase, au lieu d'être simplement optative[1], affirme un fait, mais ce fait concerne l'état d'esprit du philosophe, et on ne peut réfuter cette affirmation qu'en démontrant qu'il n'éprouve pas le désir qu'il prétend éprouver. Cette deuxième phrase n'est pas du ressort de la morale, mais de la psychologie ou de la biographie. La première phrase, qui est bien du ressort de la morale, exprime le désir de quelque chose, mais n'affirme rien.
Si l'analyse ci-dessus est correcte, la morale ne contient aucune affirmation, vraie ou fausse, mais se compose de désirs d'un certain genre, à savoir de ceux qui ont trait aux désirs de l'humanité en général – et des dieux, des anges et des démons, s'ils existent. La science peut examiner les causes des désirs, et les moyens de les réaliser, mais elle ne peut contenir aucune sentence morale proprement dite, parce qu'elle s'occupe de ce qui est vrai ou faux".
Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 175-176.
[1] Optative : qui exprime ou sert à exprimer le souhait.
"Ce qu'on appelle la « morale scientifique » a la prétention de nous décharger du fardeau de nos responsabilités, en établissant une sorte de codification scientifique des normes applicables, de telle sorte que, confrontés à une décision morale difficile, nous n'ayons plus qu'à la consulter. L'absurdité d'un tel système est manifeste, sans parler du fait qu'en abolissant nos responsabilités il abolirait aussi toute morale. Trouver un critère permettant de déterminer scientifiquement ce qui est bon ou mauvais, c'est-à-dire de porter un jugement vrai sur le moral est un leurre. L'importance des problèmes moraux vient justement de ce que nous sommes libres de décider comment nous devons agir.
Presque tous les philosophes qui se sont penchés sur ce problème ont essayé de le résoudre par référence à la « nature humaine » ou à définition du « bien ». La première de ces voies ne peut conduire nulle part, puisque toutes nos actions sont conditionnées par notre nature et que, pour en dégager une morale, il faudrait pouvoir décider ce qu'elle contient de bon ou de mauvais, ce qu'il faut conserver ou, au contraire rejeter. La seconde voie n'est pas meilleure, car elle suppose une définition du bien qui échappe à toute preuve et qui serait une pétition de principe pure et simple. La « morale scientifique» n'est donc pas autre chose qu'une fuite devant nos responsabilités."
Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, tome 1, 1945, note 18 du chapitre 5, tr. fr. Jacqueline Bernard et Jacques Monod, Points essais, 2048, p. 273.
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