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Texte à méditer :  Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal.  Ovide
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Hors des sentiers battus
Amour et illusion

  "Si l'on examine avec soin ce qui attache ordinairement les hommes plutôt à une opinion qu'à une autre, on trouvera que ce n'est pas la pénétration de la vérité et la force des raisons, mais quelque lien d'amour-propre, d'intérêt ou de passion. C'est le poids qui emporte la balance, et qui nous détermine dans la plupart de nos doutes ; c'est ce qui donne le plus grand branle à nos jugements, et qui nous y arrête le plus fortement. Nous jugeons des choses, non par ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais par ce qu'elles sont à notre égard ; et la vérité et l'utilité ne sont pour nous qu'une même chose.
  Il n'en faut point d'autres preuves que ce que nous voyons tous les jours, que des choses tenues partout ailleurs pour douteuses, ou même pour fausses, sont tenues pour très-certaines par tous ceux d'une nation ou d'une profession, ou d'un Institut ; car n'étant pas possible que ce qui est vrai en Espagne soit faux en France, ni que l'esprit de tous les Espagnols soit tourné si différemment de celui de tous les Français, qu'à ne juger des choses que par les règles de la raison, ce qui paraît vrai généralement aux uns paraisse faux généralement aux autres ; il est visible que cette diversité de jugement ne peut venir d'autre cause, sinon qu'il plaît aux uns de tenir pour vrai ce qui leur est avantageux, et que les autres, n'y ayant point d'intérêt, en jugent d'une autre sorte.

  Cependant qu'y a-t-il de moins raisonnable que de prendre notre intérêt pour motif de croire une chose ? Tout ce qu'il peut faire au plus, est de nous porter à considérer avec plus d'attention les raisons qui peuvent nous faire découvrir la vérité de ce que nous désirons être vrai : mais il n'y a que cette vérité, qui doit se trouver dans la chose même indépendamment de nos désirs, qui doive nous persuader. Je suis d'un tel pays ; donc je dois croire qu'un tel saint y a prêché l'Évangile. Je suis d'un tel ordre ; donc je crois qu'un tel privilège est véritable. Ce ne sont pas là des raisons. De quelque ordre et de quelque pays que vous soyez, vous ne devez croire que ce qui est vrai, et que ce que vous seriez disposé à croire si vous étiez d'un autre pays, d'un autre ordre, d'une autre profession. […]
  On peut rapporter à la même illusion de l'amour-propre celle de ceux qui décident par un principe général commode, qui est, qu'ils ont raison, qu'ils connaissent la vérité ; d'où il ne leur est pas difficile de conclure que ceux qui ne sont pas de leur sentiment se trompent : en effet, la conclusion est nécessaire.
  Le défaut de ces personnes ne vient pas de ce que l'opinion avantageuse qu'elles ont de leurs lumières leur fait prendre toutes leurs pensées pour tellement claires et évidentes, qu'elles s'imaginent qu'il suffit de les proposer pour obliger tout le monde à s'y soumettre ; et c'est pourquoi elles se mettent si peu en peine d'en apporter des preuves : elles écoutent peu les raisons des autres, elles veulent tout emporter par autorité, parce qu'elles ne distinguent jamais leur autorité de la raison ; elles traitent de téméraires, tous ceux qui ne sont pas de leur sentiment, sans considérer que si les autres ne sont pas de leur sentiment, elles ne sont pas aussi du sentiment des autres, et qu'il n'est pas juste de supposer sans preuve que nous avons raison, lorsqu'il s'agit de convaincre des personnes qui ne sont d'une autre opinion que nous, que parce qu'elles sont persuadées que nous n'avons pas raison."

 

Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 3e partie, Chapitre XX, Champs Flammarion, 1978, p. 324-326.



  "Toute passion, en effet, quelque apparence éthérée qu'elle se donne, a sa racine dans l'instinct sexuel, ou même n'est pas autre chose qu'un instinct sexuel plus nettement déterminé, plus spécialisé ou, au sens exact du mot, plus individualisé. […]
  L'instinct sexuel en général, tel qu'il se présente dans la conscience de chacun, sans se porter sur un individu déterminé de l'autre sexe, n'est, en soi et en dehors de toute manifestation extérieure, que la volonté de vivre. Mais quand il apparaît à la conscience avec un individu déterminé pour objet, cet instinct sexuel est en soi la volonté de vivre en tant qu'individu nettement déterminé. En ce cas l'instinct sexuel, bien qu'au fond pur besoin subjectif, sait très habilement prendre le masque d'une admiration objective et donner ainsi le change à la conscience ; car la nature a besoin de ce stratagème pour arriver à ses fins. […] La procréation de tel enfant déterminé, voilà le but véritable, quoique ignoré des acteurs, de tout roman d'amour : les moyens et la façon d'y atteindre sont chose accessoire. […] L'inclination croissante de deux amants, c'est déjà au fond le vouloir-vivre du nouvel individu, qu'ils peuvent et veulent procréer ; oui, dans cette rencontre de regards pleins de désir s'allume déjà sa prochaine existence […]. Ils sentent le désir de s'unir réellement, de se fondre en un être unique pour continuer à vivre en lui, et ce désir trouve sa satisfaction dans la procréation de l'enfant, en qui leurs qualités transmissibles à tous deux se perpétuent, confondues et unies en un seul être. […].
  L'égoïsme est en général un caractère de toute individualité si profondément enraciné en elle, que, pour exciter l'activité d'un être individuel, les fins égoïstes sont les seules auxquelles on puisse se fier avec assurance. […] Dans cet état de choses, la nature ne peut atteindre son but qu'en faisant naître chez l'individu une certaine illusion, à la faveur de laquelle il regarde comme un avantage personnel ce qui en réalité n'en est un que pour l'espèce, si bien que c'est pour l'espèce qu'il travaille quand il s'imagine travailler pour lui-même […]. Ici donc, comme dans tout instinct, la vérité a pris la forme d'une illusion pour agir sur la volonté. C'est en effet une illusion voluptueuse qui abuse l'homme en lui faisant croire qu'il trouvera dans les bras d'une femme dont la beauté le séduit une plus grande jouissance que dans ceux d'une autre, ou en lui inspirant la ferme conviction que tel individu déterminé est le seul dont la possession puisse lui procurer la suprême félicité."

 

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, 1818, supplément au livre IV, chapitre XLIV, tr. fr. A. Burdeau, PUF, 2003, p. 1287-1296.



  "La passion amoureuse contrariée n'est pas seule à avoir parfois une issue tragique : la passion satisfaite mène plus souvent aussi au malheur qu'au bonheur ; car les prétentions de la passion sont si souvent en collision avec le bien-être personnel de l'intéressé qu'elles le minent, et qu'inconciliables avec les autres relations, elles renversent le plan de vie construit sur cette base. Oui, l'amour se trouve en contradiction fréquente non seulement avec les conditions extérieures, mais encore avec l'individualité propre, en se portant sur des femmes qui, abstraction faite des rapports sexuels, seraient un objet de haine, de mépris, d'horreur même pour l'amant. Mais la volonté de l'espèce est tellement supérieure à celle de l'individu, que l'amant ferme les yeux sur toutes ces qualités contraires à son goût, qu'il passe sur tout et ne veut rien connaître, pour s'unir à jamais avec l'objet de sa passion : si complet est l'aveuglement produit par cette illusion, qui, la volonté de l'espèce une fois remplie, s'évanouit aussitôt et ne lui laisse qu'une odieuse compagne de vie. Par là seulement s'explique que nous voyons souvent des hommes très raisonnables, et même distingués, unis avec des monstres et des mégères, sans comprendre comment ils ont pu faire un tel choix. Aussi les anciens représentaient-ils l'Amour aveugle. Oui, il se peut même qu'un amoureux reconnaisse clairement les insupportables défauts de tempérament et de caractère de sa fiancée qui lui promettent une vie de tourments, il se peut qu'il les ressente avec amertume, et que malgré tout il ne se laisse pas rebuter.

I ask not, I care not,
If guilt's in thy heart ;
I know that, I love thee,
Whatever thou art.

[Je ne demande pas, je ne m'inquiète pas de savoir si ton cœur est coupable : je t'aime, je le sais, quelle que tu sois.]

  C'est qu'au fond il ne cherche pas son intérêt, mais celui d'un tiers, encore à naître, tout enveloppé qu'il est de l'illusion que ce qu'il cherche est son intérêt. Mais ce fait même de ne pas chercher son bien, toujours et partout marque de la grandeur, est ce qui donne à l'amour passionné une couleur sublime et en fait un digne sujet de poésie."

 

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, 1818, supplément au livre IV, chapitre XLIV, tr. fr. A. Burdeau, PUF, 2003, p. 1313-1314.



  "On se plaît à orner de mille perfections une femme de l'amour de laquelle on est sûr ; on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se réduit à exagérer une propriété superbe, qui vient de nous tomber du ciel, que l'on ne connaît pas, et de la possession de laquelle on est assuré.
  Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre heures et voici ce que vous trouverez :

  Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver : deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes. Les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grandes que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif.
  Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente, la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections
  En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce que l'on aime.
  Ce phénomène, que je me permets d'appeler la cristallisation, vient de la nature qui nous commande d'avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de l'objet aimé, et de l'idée qu'elle est à moi. [...]
  Le doute naît. [...]
  L'amant arrive à douter du bonheur qu'il se promettait, il devient sévère sur les raisons d'espérer qu'il a cru voir.
  Il veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie, il les trouve anéantis. La crainte d'un affreux malheur le saisit, et avec elle l'attention profonde.
[…]
  Alors commence la seconde cristallisation produisant pour diamants des confirmations de cette idée :
  Elle m'aime.
  À chaque quart d'heure de la nuit qui suit la naissance des doutes, après un moment de malheur affreux, l'amant se dit : oui, elle m'aime ; et la cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charmes ; puis le doute à l'oeil hagard s'empare de lui et l'arrête en sursaut. Sa poitrine oublie de respirer ; il se dit : mais, est-ce qu'elle m'aime ? Au milieu de ces alternatives déchirantes et délicieuses, le pauvre amant sent vivement : elle me donnerait des plaisirs qu'elle seule au monde peut me donner.
  C'est l'évidence de cette vérité, c'est ce chemin sur l'extrême bord d'un précipice affreux, et touchant de l'autre main le bonheur parfait, qui donne tant de supériorité à la seconde cristallisation sur la première."


Stendhal, De l'Amour, 1822, GF, 1965, p. 34-37.



  "Que la passion profane soit en réalité une forme d'intoxication, une « maladie de l'âme » comme pensaient les Anciens, tout le monde est prêt à le reconnaître, c'est un des lieux communs les plus usés des moralistes : mais personne ne peut plus le croire, à l'âge du film et du roman — nous sommes tous plus ou moins intoxiqués, — et cette nuance est décisive.
  Le moderne, l'homme de la passion, attend de l'amour fatal quelque révélation, sur lui-même ou la vie en général : dernier relent de la mystique primitive. De la poésie à l'anecdote piquante, la passion c'est toujours l'aventure. C'est ce qui va changer ma vie, l'enrichir d'imprévu, de risques exaltants, de jouissances toujours plus violentes ou flatteuses. C'est tout le possible qui s'ouvre, un destin qui acquiesce au désir ! Je vais y entrer, je vais y monter, je vais y être « transporté » ! La sempiternelle illusion, la plus naïve et — j'ai beau dire ! — la plus « naturelle » pensera-t-on… Illusion de liberté. Et illusion de plénitude.

  Je nommerai libre un homme qui se possède. Mais l'homme de la passion cherche au contraire à être possédé, dépossédé, jeté hors de soi, dans l'extase. Et de fait, c'est déjà sa nostalgie qui le « démeine » —dont il ignore l'origine autant que la fin. Son illusion de liberté repose sur cette double ignorance.
  Le passionné, c'est l'homme qui veut trouver son « type de femme » et n'aimer qu'elle. Souvenez-vous du rêve de Nerval, l'apparition d'une noble Dame dans le paysage des souvenirs d'enfance :

 

Blonde, aux yeux noirs, en ses habits anciens
Que dans une autre existence peut-être

J'ai déjà vue, et dont je me souviens…

 

  Image de la mère, sans nul doute, et la psychanalyse nous apprend quels empêchements tragiques cela peut signifier. Mais l'exemple d'un poète ne vaut rien, ou vaut trop. J'entends décrire une illusion apprise par la majorité des hommes du XXe siècle : or plus encore que l'image de la Mère, ce qui les tyrannise, c'est la « beauté standard ».
  De nos jours, — et ce n'est qu'un début — un homme qui se prend de passion pour une femme qu'il est seul à voir belle, est présumé neurasthénique. (Dans x années, on le fera soigner.) Certes, la standardisation des types de femmes admis pour « beaux » se produit normalement dans chaque génération, de même que chaque époque de la mode préfère soit la tête, soit le buste, soit la croupe, soit la ligne sportive. Mais le panurgisme esthétique atteint de nos jours une puissance inconnue, développée par tous les moyens techniques, et bientôt politiques, en sorte que le choix d'un type de femme échappe de plus en plus au mystère personnel, et se trouve déterminé par Hollywood — ou par l'État. Double influence de la beauté-standard : elle définit d'avance l'objet de la passion — dépersonnalisé dans cette mesure — et disqualifie le mariage, si l'épouse ne ressemble pas à la star la plus obsédante. Ainsi la « liberté » de la passion relève des statistiques publicitaires. L'homme qui croit désirer « son » type de femme se trouve intimement déterminé par des facteurs de mode ou de commerce qui changent au moins tous les six mois."

 

Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident, 1939, 10/18, 1979, p. 304-306.



  "Peut-on dire [...] que la passion nous permette d'aimer un autre être que nous ? Il n'en est rien et, en aimant le passé, nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer le passé d'autrui ; par contre, l'amour peut se porter vers son avenir, et il le doit car, aimer vraiment, c'est vouloir le bien de l'être qu'on aime et l'on ne peut vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui ; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. L'amour action suppose au contraire l'oubli de soi, et de ce que l'on fut ; il implique l'effort pour améliorer l'avenir de celui que l'on aime. Et si souvent l'aveuglement, et l'on ne sait quelle complaisance pour nos caprices nous font désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de s'aimer lui-même. À cette tristesse chez l'aimé correspond chez l'aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher à une autre personne.
  Ainsi s'explique que l'inconstance des passions coïncide souvent avec leur violence. La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant mal les obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel : en son essence, l'amour passion est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant, il peut convenir à tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise. Dans les cas de demi-lucidité, il aime cette recherche même du passé dans le présent : il aime alors l'amour, ce qui n'est pas aimer".

 

Ferdinand Alquié, Le Désir d'éternité, 1943, PUF., 1987, p. 62-63.



  "Nul texte ne met mieux en lumière les liens qui unissent l'amour au passé que Sylvie de Gérard de Nerval. Au début de ce récit, Nerval nous fait part de son amour pour une actrice, Aurélie. Sortant d'une représentation où il est allé pour la voir, il se rend dans un cercle et, feuilletant un journal, y trouve une rubrique : « Fête du bouquet provincial », qui éveille en lui le souvenir de sa province. Ce souvenir le hante toute la nuit. Il se voit à une fête de village avec son amie Sylvie. Mais ce jour-là vint Adrienne, la petite fille des châtelains. Comme l'actrice, elle chanta, et devant un public. Comme l'actrice, elle était lointaine, refusée, parée, illuminée par les rayons de la lune comme par lès feux de la rampe [...]. Et ce souvenir suffit à éclairer l'amour pour la cantatrice : « Tout m'était expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cet amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui, tous les soirs, me prenait à l'heure du spectacle pour ne me quitter qu'à l'heure du sommeil, avait son germe dans le souvenir d'Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l'herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs. »
  Dès lors Gérard de Nerval ne sait plus s'il aime Adrienne ou Aurélie. Sa passion oscille entre elles. Et comme si l'amour pour l'actrice, se sentant menacé par le souvenir d'Adrienne qui, le ramenant à sa source, risque de le détruire et de le dissiper, tentait, pour se sauver, d'identifier les deux images, Nerval se demande si Aurélie ne serait pas Adrienne. La passion est refus du temps : elle semble pressentir ici que la connaissance du temps sera sa perte. Elle affirme donc que le passé est présent encore, que l'actrice est la châtelaine. Mais la passion ne saurait triompher de la vérité. Gérard de Nerval amène Aurélie devant le château d'Adrienne, nulle émotion ne paraît en elle. Alors il lui raconte tout, lui dit « la source de cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé en elle ». Et Aurélie comprend et fait comprendre à Gérard de Nerval qu'il n'aime en elle que son passé.
  Ainsi le rêve des passions est vaincu par la connaissance des vérités temporelles. On comprend par là ce que sont l'erreur et l'inconscience passionnelles : la passion méconnaît le temps comme tel. Par elle, nous refusons de prendre conscience de ce que sera le futur, des conséquences de nos actions, de la réaction de nos tendances dans l'avenir. La passion se distingue ainsi de la volonté. Le volontaire parvient à se penser avec vérité dans le futur, il connaît assez ses tendances, leur profondeur et leur durée, pour savoir ce qui, plus tard, lui donnera le bonheur. Mais le passionné échoue en ses prévisions, il s'abuse sur lui-même [...].   Par la passion, nous refusons aussi de connaître ce qu'est le présent. Les objets que la vie nous offre ne sont pour nous que des occasions de nous souvenir, ils deviennent les symboles de notre passé. Par là, ils se parent d'un prestige qui n'est pas le leur ; par contre, nous refusons de percevoir ce qu'ils sont en eux-mêmes, de saisir la réalité des êtres qui, véritablement, sont là. Par la passion enfin, nous refusons de penser le passé comme tel, c'est-à-dire comme ce qui n'est plus. Nous affirmons qu'il n'est pas mort, qu'il nous est possible de le retrouver, nous le croyons présent encore. Par là, la passion est folie. Et c'est bien à la folie en effet que sera conduit Gérard de Nerval lorsque, renonçant à la précision des souvenirs qui rendent au passé ce qui lui appartient, il verra en Aurélie non ce qu'elle est, mais tout ce que son enfance a rêvé [...].
  Ici l'amour refuse le temps, affirme que le passé n'est pas mort, que l'absent est présent ; il se trompe d'objet, se montre incapable de saisir les êtres dans leur actuelle particularité, dans leur essence individuelle. Il se souvient en croyant percevoir, il confond, il se berce de rêve, il forge la chimère de l'éternité".

 

Ferdinand Alquié, Le désir d'Éternité, 1943, PUF, 1987, p. 24-26.



  "L'amour et la volonté sont des opérations intérieures ; ils se fabriquent leurs objets, et l'on comprend bien qu'en le faisant ils puissent se détourner du réel et, en ce sens-là, nous tromper, mais il semble impossible qu'ils nous trompent sur eux-mêmes : à partir du moment où j'éprouve de l'amour, de la joie, de la tristesse. Il est vrai que j'aime, que je suis joyeux ou triste, même si l'objet n'a pas, en fait, c'est à dire pour d'autres ou pour moi-même à un autre moment, la valeur que je lui prête à présent. L'apparence est réalité en moi, l'être de la conscience est de s'apparaître. Qu'est-ce que vouloir sinon avoir conscience d'un objet comme valable (ou comme valable en tant justement qu'il n'est pas valable, dans le cas de la volonté perverse), qu'est-ce qu'aimer sinon avoir conscience d'un objet comme aimable ? Et puisque la conscience d'un objet enveloppe nécessairement un savoir d'elle-même, faute de quoi elle s'échapperait et ne saisirait pas même son objet, vouloir et savoir qu'on veut, aimer et savoir qu'on aime ne sont qu'un seul acte, l'amour est conscience d'aimer, la volonté conscience de vouloir. Un amour ou une volonté qui n'aurait pas conscience de soi serait un amour qui n'aime pas, une volonté qui ne veut pas, comme une pensée inconsciente serait une pensée qui ne pense pas. La volonté ou l'amour seraient les mêmes que leur objet soit factice ou réel et, considérés sans référence à l'objet sur lequel ils portent en fait, ils constitueraient une sphère de certitude absolue où la vérité ne peut pas nous échapper. Tout serait vérité dans la conscience. Il n'y aurait jamais d'illusion qu'à l'égard de l'objet externe. Un sentiment, considéré en lui-même, serait toujours vrai, du moment qu'il est senti.
  Il est d'abord manifeste que nous pouvons distinguer en nous-mêmes des sentiments « vrais » et des sentiments « faux », que tout ce qui est senti par nous en nous-mêmes ne se trouve pas, de ce fait, placé sur un seul plan d'existence ou vrai au même titre, et qu'il y a des degrés de réalité en nous comme il y a hors de nous des « reflets », des « fantômes » et des « choses ». À côté de l'amour vrai, il y a un amour faux ou illusoire. Ce dernier cas doit être distingué des erreurs d'interprétation et de ceux où, de mauvaise foi, j'ai donné le nom d'amour à des émotions qui ne le méritaient pas. Car, alors, il n'y a jamais eu même un semblant d'amour, je n'ai pas cru un instant que ma vie fût engagée dans ce sentiment, j'ai sournoisement évité de poser la question pour éviter la réponse que je savais déjà, mon « amour » n'a été fait que de complaisance ou de mauvaise foi. Au contraire, dans l'amour faux ou illusoire, je me suis joint de volonté avec la personne aimée, elle a vraiment été pour un temps le médiateur de mes rapports avec le monde, quand je disais que je l'aimais, je n' « interprétais » pas, ma vie s'était vraiment engagée dans une forme qui, comme une mélodie, exigeait une suite. Il est vrai que, après la désillusion (après la révélation de mon illusion sur moi-même) et quand j'essaierai de comprendre ce qui m'est arrivé, je retrouverai sous cet amour prétendu autre chose que de l'amour : la ressemblance de la femme « aimée » et d'une autre personne, l'ennui, l'habitude, une communauté d'intérêts ou de conviction, et c'est même ce qui me permettra de parler d'illusion. Je n'aimais que des qualités (ce sourire, qui ressemble à un autre sourire, cette beauté qui s'impose comme un fait, cette jeunesse des gestes et de la conduite) et non pas la manière d'exister singulière qui est la personne elle-même. Et, corrélativement, je n'étais pas pris tout entier, des régions de ma vie passée et de ma vie future échappaient à l'invasion, je gardais en moi des places réservées pour autre chose. Alors, dira-t-on, ou bien je ne le savais pas, et dans ce cas il ne s'agit pas d'un amour illusoire, il s'agit d'un amour vrai qui finit, – ou bien je le savais, et dans ce cas il n'y a jamais eu d'amour, même « faux ». Ce n'est cependant ni l'un ni l'autre. On ne peut pas dire que cet amour ait été, pendant qu'il existait, indiscernable d'un amour vrai et qu'il soit devenu « faux amour » quand je l'ai eu désavoué. On ne peut pas dire qu'une crise mystique à quinze ans soit en elle-même dépourvue de sens et devienne, selon que je la valorise librement dans la suite de ma vie, incident de puberté ou premier signe d'une vocation religieuse. Même si je construis toute ma vie sur un incident de puberté, cet incident garde son caractère contingent et c'est ma vie tout entière qui est « fausse ». Dans la crise mystique elle-même, telle que je l'ai vécue, on doit trouver quelque caractère qui distingue la vocation de l'incident : dans le premier cas, l'attitude mystique s'insère dans ma relation fondamentale avec le monde et avec autrui ; dans le second cas, elle est à l'intérieur du sujet un comportement impersonnel et sans nécessité interne, « la puberté ~. De même, l'amour vrai convoque toutes les ressources du sujet et l'intéresse tout entier, le faux amour ne concerne que l'un de ses personnages, « l'homme de quarante ans », s'il s'agit d'un amour tardif, « le voyageur », s'il s'agit d'un amour exotique, « le veuf », si le faux amour est porté par un souvenir, « l'enfant », s'il est porté par le souvenir de la mère. Un amour vrai se termine quand je change ou quand la personne aimée a changé ; un amour faux se révèle faux lorsque je reviens à moi. La différence est intrinsèque. Mais comme elle concerne la place du sentiment dans mon être au monde total, comme le faux amour intéresse le personnage que je crois être au moment où je le vis, et comme, pour en discerner la fausseté, j'aurais besoin d'une connaissance de moi-même que je n'obtiendrai justement que par la désillusion, l'ambiguïté demeure et c'est pourquoi l'illusion est possible."

 

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, 3e partie, I, Gallimard tel, 1979, p. 432-435.

 

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Date de création : 02/02/2022 @ 10:20
Dernière modification : 02/02/2022 @ 10:20
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