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Texte à méditer :   La réalité, c'est ce qui ne disparaît pas quand vous avez cessé d'y croire.   Philip K. Dick
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Hors des sentiers battus
L'amour peut-il être éternel ?

  "Mais la parfaite amitié est celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu : car ces amis là se souhaitent pareillement du bien les uns aux autres en tant qu'ils sont bons, et ils sont bons par eux-mêmes. Mais ceux qui souhaitent du bien à leurs amis pour l'amour de ces derniers sont des amis par excellence (puisqu'ils se comportent ainsi l'un envers l'autre en raison de la propre nature de chacun d'eux, et non par accident) ; aussi leur amitié persiste t-elle aussi longtemps qu'ils restent eux-mêmes bons, et la vertu est une disposition stable. Et chacun d'eux est bon à la fois absolument et pour son ami, puisque les hommes bons sont en même temps bons absolument et utiles les uns aux autres. Et de la même façon qu'ils sont bons, ils sont agréables aussi l'un pour l'autre : les hommes bons sont à la fois agréables absolument et agréables les uns pour les autres, puisque chacun fait résider son plaisir dans les actions qui expriment son caractère propre, et par suite dans celle qui sont de même nature, et que, d'autre part, les actions des gens de bien sont identiques ou semblables aux autres gens de bien. Il est normal qu'une amitié de ce genre soit stable, car en elles sont réunies toutes les qualités qui doivent appartenir aux amis. Toute amitié en effet, a pour source le bien ou le plaisir, bien ou plaisir envisagés soit au sens absolu, soit seulement pour celui qui aime, c'est-à-dire en raison d'une certaine ressemblance ; mais dans le cas de cette amitié, toutes les qualités que nous avons indiquées appartiennent aux amis par eux-mêmes (car en cette amitié les amis sont semblables aussi pour les autres qualités), et ce qui est bon absolument est aussi agréable absolument. Or, ce sont là les principaux objets de l'amitié, et dès lors, l'affection et l'amitié existent chez ces amis au plus haut degré et en la forme la plus excellente.

  

Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VIII, chapitre 4, 1156 b 6 -1156 b 24, tr. fr. Jules Tricot, Vrin, 1994, p. 390-391.


 

  "On peut promettre des actes, mais non des sentiments ; car ceux-ci sont involontaires. Qui promet à l'autre de l'aimer toujours ou de le haïr toujours ou de lui être toujours fidèle promet quelque chose qui n'est pas en son pouvoir ; ce qu'il peut pourtant promettre, ce sont des actes qui sont d'ordinaire, sans doute, des suites de l'amour, de la haine, de la fidélité, mais peuvent aussi bien découler d'autres motifs : car les motifs et les voies sont multiples qui mènent à un acte. La promesse de toujours aimer quelqu'un signifie donc : aussi longtemps que je t'aimerai, je te le témoignerai par des actes d'amour ; si je ne t'aime plus, tu n'en continueras pas moins à être de ma part l'objet des mêmes actes, quoique pour d'autres motifs : de sorte qu'il persistera dans la tête de nos semblables l'illusion que l'amour demeure inchangé et pareil à lui-même. – On promet donc la continuité des apparences de l'amour lorsque, sans s'aveugler soi-même, on jure à quelqu'un un éternel amour".

 

Nietzsche, Humain, trop humain, 1878, art. 58.


 

  "Aimer une chose c'est travailler à son existence ; ne pas admettre, pour ce qui dépend de soi, la possibilité d'un univers d'où cet objet soit absent. Mais remarquez que cela équivaut à l'intention de lui donner continûment la vie, pour ce qui dépend de nous. L'amour est vivification éternelle, création et conservation intentionnelle de l'aimé. La haine est annulation et assassinat virtuel – mais non pas un assassinat qui se fait d'un coup ; haïr c'est assassiner sans relâche, effacer de l'existence l'être que nous haïssons.
  Si, en ce point, nous résumons les attributs de l'amour que nous avons vus se révéler, nous dirons que c'est un acte centrifuge de l'âme qui va vers l'objet en un flux constant et qui l'enveloppe, le réchauffe et le fortifie, en nous unissant à lui et en affirmant exécutivement son être."

 

José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, 1926, tr. C. Pierre, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2004, p. 38-41.



  "Il n'est pas vraisemblable qu'un amour plein, né à la racine même de la personne, puisse mourir. Il est installé pour toujours dans l'âme sensible. Les circonstances, l'éloignement par exemple, pourront empêcher qu'il s'alimente comme il faut, et alors cet amour diminuera de volume, se convertira en un minuscule fil sentimental, en une petite veine d'émotion qui continuera de sourdre dans le sous-sol de la conscience. Mais il ne mourra pas : sa qualité sentimentale restera intacte. Dans ce fond radical, la personne qui a aimé continue de se sentir absolument attachée à la personne aimée. Le hasard pourra l'emporter loin de là dans l'espace physique et social. Peu importe : elle restera auprès de l'aimé. Tel est le symptôme suprême du véritable amour : être à côté de l'aimé, dans un contact, dans une proximité plus profonds que la proximité spatiale. C'est être vitalement avec l'autre. Le mot le plus exact, mais trop technique, serait : être ontologiquement avec l'aimé, fidèle à son destin, quel qu'il soit. La femme qui aime le voleur, où que se trouve son être physique, est avec le voleur, assise dans la prison."

 

José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, 1926, tr. C. Pierre, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2004, p. 55-56.



  "L'amant passionné s'engage corps et âme dans son amour ; l'amant s'engage dans son amour démesuré jusqu'à cette extrême limite que notre finitude nous impose et qui est, pour tous les hommes sans exception, la mort : aimer à en mourir, vivre pour l'autre au point de mourir d'amour pour lui, – tel est l'absurde destin des amants ! À l'incompréhensible contradiction, à la merveilleuse « hyperbole » des morts d'amour, saint François de Sales consacre six chapitres de son Traité de l'amour de Dieu. La « loi de frénésie » est ici toujours valable. L'amour hyperbolique ne dit pas : […] il faut s'arrêter ! L'amour extrémiste ne dit pas : hactenus, jusqu'à un certain point, jusqu'à ce point seulement, et pas au-delà ; alors même que sa finitude le condamnerait en fait à aimer seulement « jusqu'à un certain point », il ne veut pas le savoir et refuse toute limitation : car l'amour sincère, l'amour extatiquement absorbé dans sa deuxième personne ne se dit pas qu'il a des limites, (même s'il en a vraiment), et il n'admet pas non plus 'idée de partager l'aimée avec un autre ; il laisse ce soin au témoin ! Un amant assez lucide et détaché pour usurper l'optique du témoin joue une ridicule comédie : s'il est capable d'être en tiers, c'est-à-dire hors du duo dont il est pourtant le partenaire, c'est qu'il a perdu son innocence ou qu'il a ipso facto cessé d'aimer, en prenant conscience de sa propre relativité. Que diriez-vous d'un amoureux qui, en allant à son rendez-vous, déciderait par avance de n'attendre en aucun cas plus d'une demi-heure ? Vous diriez que cet « amoureux » cherche des prétextes pour rompre et des excuses pour se dérober. Car l'amant véritable, semblable au Juif patient dans l'espérance de sa Jérusalem messianique, attendrait, s'il le faut, jusqu'à son dernier souffle, et jusqu'aux siècles des siècles et jusqu'à la fin des temps, d'une attente passionnée et infinie ; il espère follement, aveuglément contre tout espoir ; la femme qui tardait à venir et qui maintenant ne viendra plus, il l'attend encore déraisonnablement ; lui aussi il attend la Jérusalem de son espoir, sans marchander les minutes ni se décourager, même si en fait il ne peut attendre indéfiniment. L'amour qui louche sur sa propre faiblesse ressemble à la bonne volonté sans bonne foi qui connaît trop bien la limite du possible et de l'impossible ; cet amour-là est d'une bien inquiétante lucidité ! La bonne volonté du pur amour, elle, veut de tout cœur et passionnément, et se croit elle-même toute-puissante, absolue, éternelle et infinie. Cicéron n'avait donc pas tort quand il refusait à l'amant le droit d'aimer « comme s'il devait haïr un jour » : car un amour qui admet, fût-ce une seconde, l'éventualité de sa propre désaffection et qui par surcroît en parle, cet amour n'est qu'un pseudo-sentiment et une figure oratoire."

 

Vladimir Jankélévitch, Les Vertus et l'amour, 1970, vol. 2, Champs Flammarion, 1986, p. 233-236.



  "La fidélité n'a-t-elle pas un sens beaucoup plus considérable que la seule promesse de ne pas coucher avec quelqu'un d'autre ? Ne montre-t-elle pas précisément que le « je t'aime » initial est un engagement qui n'a besoin d'aucune consécration particulière, l'engagement de construire une durée, afin que la rencontre soit délivrée de son hasard ? Mallarmé voyait le poème comme « le hasard vaincu mot par mot ». Dans l'amour, la fidélité désigne cette longue victoire : le hasard de la rencontre vaincu jour après jour dans l'invention d'une durée, dans la naissance d'un monde. Pourquoi dit-on si souvent : je t'aimerai toujours ? À condition bien sûr que ce ne soit pas une ruse. Les moralistes, évidemment, s'en sont beaucoup moqués, disant qu'en réalité ce n'est jamais vrai. D'abord, ce n'est pas vrai que ce n'est jamais vrai. Il y a des gens qui s'aiment toujours, et il y en a beaucoup plus qu'on ne le croit ou qu'on ne le dit. Et tout le monde sait que décider, surtout unilatéralement, la fin d'un amour est toujours un désastre, quelles que soient les excellentes raisons qu'on met en avant. Cela ne m'est arrivé qu'une fois dans mon existence d'abandonner un amour. C'était mon premier amour, et j'ai été progressivement si conscient que cet abandon était une faute que je suis revenu vers cet amour inaugural, tard, bien tard – la mort de l'aimée approchait – mais avec une intensité et une nécessité incomparables. Ensuite, je n'ai jamais renoncé. Il y a eu des drames et des déchirements et des incertitudes, mais je n'ai plus jamais quitté un amour. Et je crois bien être assuré du point que celles que j'ai aimées, ce fut et c'est réellement pour toujours. Je sais donc intimement que la polémique sceptique est inexacte. Et deuxièmement, si le « je t'aime » est toujours, à beaucoup d'égards, l'annonce d'un « je t'aime pour toujours », c'est qu'en effet il fixe le hasard dans le registre de l'éternité. N'ayons pas peur des mots ! La fixation du hasard, c'est une annonce d'éternité. Et en un certain sens, tout amour se déclare éternel : c'est contenu dans la déclaration… Tout le problème, après, est d'inscrire cette éternité dans le temps. Parce que, au fond, c'est ça l'amour : une déclaration d'éternité qui doit se réaliser ou se déployer comme elle peut dans le temps. Une descente de l'éternité dans le temps. C'est pour cette raison que c'est un sentiment si intense. Vous comprenez, les sceptiques, ils nous font quand même bien rire, parce que, si l'on tentait de renoncer à l'amour, de ne plus y croire, ce serait un véritable désastre subjectif, et tout le monde le sait. La vie, il faut bien le dire, serait fortement décolorée ! Donc, l'amour est une puissance. Une puissance subjective. Une des rares expérience ou, à partir d'un hasard inscrit dans l'instant, vous tentez une proposition d'éternité. « Toujours » est le mot par lequel, en fait, on dit éternité. Parce qu'on ne peut pas savoir ce que veut dire ce « toujours » ni quelle est sa durée. « Toujours », ça veut dire « éternellement ». Simplement, c'est un engagement dans le temps, parce qu'il faut être Claudel pour croire que ça dure au-delà du temps, dans le monde fabuleux de l'après-mort. Mais que l'éternité puisse exister dans le temps même de la vie, c'est ce que l'amour, dont l'essence est la fidélité au sens que je donne à ce mot, vient prouver. Le bonheur, en somme ! Oui, le bonheur amoureux est la preuve que le temps peut accueillir l'éternité."

 

Alain Badiou, Éloge de l'amour, 2009, Champs Flammarion, 2016, p. 52-54.

 

 

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Date de création : 21/03/2022 @ 08:56
Dernière modification : 21/03/2022 @ 09:35
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