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Texte à méditer :  La raison du plus fort est toujours la meilleure.
  
La Fontaine
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Déterminisme et hasard

  "Quand ce caractère accidentel se présente dans les faits qui sont produits en vue d'une fin alors on parle d'effets de fortune et de hasard. Nous aurons à discerner plus loin la différence de ces deux choses ; pour le moment, contentons-nous de cette vérité évidente qu'elles appartiennent aux choses auxquelles s'applique la détermination téléologique ; par exemple un homme aurait pu, s'il avait su, venir en tel lieu pour toucher de l'argent, alors que son débiteur y reçoit le montant d'une quête ; il y est venu, mais non pour cela; mais il lui est arrivé par accident, étant venu là, d'être venu là pour toucher de l'argent ; et cela, non parce qu'il fréquente cet endroit la plupart du temps ou nécessairement ; et la fin, à savoir le recouvrement de la dette, n'est pas du nombre des causes finales immanentes, mais relève du choix et de la pensée ; alors, dans ces conditions, on dit qu'il est allé là par effet de fortune. Au contraire, s'il y est allé par choix et en vue de cette fin, soit qu'il y fréquente constamment, soit qu'il y recouvre son argent la plupart du temps, ce n'est pas effet de fortune.
  On voit donc que la fortune est une cause par accident, survenant dans les choses qui, étant en vue de quelque fin, relèvent en outre du choix. Par suite la pensée et la fortune sont du même ordre, car le choix ne va pas sans pensée."


Aristote, Physique, II, 5, 196 b 28-31, Henri Carteron, Les Belles lettres, 1926, p. 69-70.


 

  "Prenez bien garde, Chrysippe, de trahir vous-même votre propre cause, car vous avez à soutenir contre les rudes attaques de Diodore, un vigoureux dialecticien. Si l'on doit tenir pour vraie cette proposition générale: « Celui qui est né au lever de la Canicule ne mourra pas dans la mer », il faudra conséquemment reconnaître la vérité de celle-ci : « Si Fabius est né au lever de la Canicule, Fabius ne mourra pas dans la mer.» Conséquemment encore, il impliquerait contradiction de dire : « Fabius est né au lever de la Canicule, et Fabius mourra dans la mer » et comme on suppose comme certain que Fabius est né au lever de la Canicule, il impliquerait aussi contradiction de dire : « Fabius existe, et Fabius mourra dans la mer.» Cette dernière énonciation : « que Fabius existe, et qu'il mourra dans la mer » renferme donc à la fois une contradiction et une impossibilité. Donc lorsque vous dites : «Fabius mourra dans la mer » vous parlez d'une chose qui est impossible. Donc enfin, tout ce que l'on dit de l'avenir, contrairement à la vérité, est impossible.
  VII. Mais c'est là, Chrysippe, une conséquence que vous n'acceptez nullement, et c'est sur ce point que Diodore vous livre le plus terrible combat. Selon lui, il n'y a de possible que ce qui est vrai actuellement, ou sera vrai un jour ; et il soutient que tout ce qui doit être sera nécessairement, et que tout ce qui ne doit pas être, est impossible. Vous prétendez, vous, que ce qui ne doit pas être est cependant possible ; qu'il est possible, par exemple, de briser ce joyau, quoique pourtant on ne doive jamais le rompre ; et vous tenez qu'il n'était point nécessaire que Cypsélus régnât à Corinthe, quoique depuis mille ans l'oracle d'Apollon eût prédit son règne. Mais si vous ajoutez une foi entière à ces prédictions divines, vous serez contraint d'avouer que tout ce que l'on dit de l'avenir, contrairement à la vérité, est impossible ; comme si l'on disait, par exemple : « Scipion l'Africain sera maître de Carthage.» vous conviendrez aussi que lorsqu'on prédit l'avenir tel qu'il doit être, lorsqu'on parle d'un événement qui véritablement arrivera, l'événement devra nécessairement arriver. Mais ce sont là toutes les maximes de Diodore, qui sont ennemies des vôtres. Si l'on doit tenir pour vraie une proposition de cette sorte : « Celui qui est né au lever de la Canicule ne mourra pas dans la mer » et si ce qu'affirme la première partie de la proposition est nécessaire (tout ce qui est vrai dans le passé est nécessaire […] car ce qui est fait est immuable ; le vrai dans le passé ne peut plus devenir le faux) ; si, disons-nous, ce qu'affirme la première partie de la proposition est nécessaire, la conséquence est pareillement nécessaire. Chrysippe n'admet pas cette nécessité dans tous les cas. Mais cependant si une cause naturelle s'oppose à ce que Fabius meure dans la mer, il est impossible que Fabius périsse dans la mer.
 
[...] Diodore prétend qu'il n'y a de possible que ce qui est vrai actuellement ou le deviendra un jour. Penser ainsi, c'est déclarer qu'il n'arrivera rien qui ne soit nécessaire, et que tout ce qui est possible est actuellement réel, ou le sera un jour ; ce qui implique que l'on ne peut pas plus changer ce qui doit être que ce qui a été. Toute la différence, c'est que l'on voit clairement que le passé est immuable ; tandis que l'on ne croit pas toujours qu'il en soit de même de l'avenir, qui parfois se dérobe. Lorsqu'on voit un homme atteint d'une maladie mortelle, on reconnaît que véritablement il mourra de cette maladie ; mais si un médecin nous en disait autant d'un malade moins gravement attaqué, et qu'il dit vrai, la mort n'en arriverait pas moins certainement. Il est donc clair que l'on ne peut rien changer à l'avenir, et que les faits y sont immuablement marqués."

 
Cicéron, Du destin, VI, 12-VII, IX, 17, Gallimard tel, 1994, pp. 155-157 et p. 158.


  "Comment peut-on prévoir un événement dépourvu de toute cause ou de tout indice qui explique qu'il se produira ? Les éclipses du soleil et de la lune sont annoncées avec beaucoup d'années d'anticipation par ceux qui étudient à l'aide de calculs les mouvements des astres. De fait, ils annoncent ce que la loi naturelle réalisera. Du mouvement invariable de la lune, ils déduisent à quel moment la lune, à l'opposé du soleil, entre dans l'ombre de la terre, qui est un cône de ténèbres, de telle sorte qu'elle s'obscurcit nécessairement. Ils savent aussi quand la même lune en passant sous le soleil et en s'intercalant entre lui et la terre, cache la lumière du soleil à nos yeux, et dans quel signe chaque planète se trouvera à tout moment, quels seront le lever ou le coucher journaliers des différentes constellations. Tu vois quels sont les raisonnements effectués par ceux qui prédisent ces événements.
  Ceux qui prédisent la découverte d'un trésor ou l'arrivée d'un héritage, sur quel indice se fondent-ils ? Ou bien, dans quelle loi naturelle se trouve-t-il que cela arrivera ? Et si ces faits et ceux du même genre sont soumis à pareille nécessité, quel est l'événement dont il faudra admettre qu'il arrive par accident ou par pur hasard ? En effet, rien n'est à ce point contraire à la régularité rationnelle que le hasard, au point que même un dieu ne possède pas à mes yeux le privilège de savoir ce qui se produira par hasard ou par accident. Car s'il le sait, l'événement arrivera certainement ; mais s'il se produit certainement, il n'y a plus de hasard ; or le hasard existe : par conséquent, il n'y a pas de prévision d'événements fortuits."


Cicéron, De la divination, Ier siècle avant J.-C.



  "Les hommes presque de tout temps ont été troublés par un sophisme que les anciens appelaient la raison paresseuse, parce qu'il allait à ne rien faire ou du moins à n'avoir soin de rien, et ne suivre que le penchant des plaisirs présents. Car, disait-on, si l'avenir est nécessaire, ce qui doit arriver arrivera quoi que je puisse faire. Or l'avenir, disait-on, est nécessaire, soit parce que la divinité prévoit tout, et le préétablit même, en gouvernant toutes les choses de l'univers ; soit parce que tout arrive nécessairement par l'enchaînement des causes ; soit enfin par la nature même de la vérité qui est déterminée dans les énonciations qu'on peut former sur les événements futurs, comme elle l'est dans toutes les autres énonciations, puisque l'énonciation doit toujours être vraie ou fausse en elle-même, quoique nous ne connaissions pas toujours ce qui en est. Et toutes ces raisons de détermination qui paraissent différentes, concourent enfin comme des lignes à un même centre : car il y a une vérité dans l'événement futur, qui est prédéterminé par les causes, et Dieu l'a préétabli en établissant ces causes."
 

Leibniz, Essais de théodicée, 1710, Préface, GF-Flammarion, 1969, p. 30.


 
    "Il semble évident que, si tous les spectacles de la nature changeaient continuellement, de telle manière qu'il n'y eût pas deux événements qui offrissent entre eux une ressemblance quelconque, mais que tout objet fût entièrement nouveau, sans aucune similitude avec rien de ce qu'on eût vu auparavant, nous ne serions jamais, en ce cas, parvenus à la moindre idée de nécessité, ou d'une connexion entre ces objets. Nous pourrions dire, dans une telle supposition, que l'un des objets ou des événements a suivi l'autre, non que l'un fut produit par l'autre. La relation de cause à effet ne pourrait qu'être absolument inconnue l'humanité. L'inférence et le raisonnement touchant les opérations de la nature, de ce moment, prendraient fin ; et la mémoire et les sens resteraient les seuls canaux par où il fût possible que la connaissance d'une existence réelle quelconque eût accès dans l'esprit. Notre idée de nécessité et de causalité provient donc entièrement de l'uniformité observable dans les opérations de la nature, où des objets semblables sont constamment joints entre eux, et où l'esprit est déterminé par habitude à inférer l'un de l'apparition de l'autre. Ces deux circonstances forment le tout de la nécessité que nous attribuons la matière. Passé la constante conjonction d'objets semblables, et l'inférence de l'un à l'autre, qui en est la conséquence, nous n'avons aucune notion d'une nécessité ou d'une connexion quelconque."
 

Hume, Enquête sur l'entendement humain, 1748, Section 8 : De la liberté et de la nécessité, tr. Philippe Folliot.

 
  "[…] nous attribuons au hasard tous les effets dont nous ne voyons point la liaison, avec leurs causes. Ainsi nous nous servons du mot hasard pour couvrir notre ignorance de la cause naturelle qui produit les effets que nous voyons, par des moyens dont nous n'avons point d'idées , ou qui agit d'une manière dans laquelle nous ne voyons point d'ordre ou de système suivi d'actions semblables aux nôtres."

Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre V, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 204.



    "Les événements actuels ont avec les précédents une liaison fondée sur le principe évident, qu'une chose ne peut commencer d'être, sans une cause qui la produise. Cet axiome, connu sous le nom de principe de la raison suffisante, s'étend aux actions même que l'on juge indifférentes. La volonté la plus libre ne peut sans un motif déterminant leur donner naissance ; car si, toutes les circonstances de deux positions étant exactement semblables, elle agissait dans l'une et s'abstenait d'agir dans l'autre, son choix serait en effet sans cause : elle serait alors, dit Leibniz, le hasard aveugle des épicuriens. L'opinion contraire est une illusion de l'esprit qui, perdant de vue les raisons fugitives du choix de la volonté dans les choses indifférentes, se persuade qu'elle s'est déterminée d'elle-même et sans motifs.
    Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux."

 

Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 1814, Coll. «Épistémé », Christian Bourgeois, 1986, p. 32-33.



  "Il est bien vrai que, dans le langage familier, on emploie de préférence l'expression de hasard lorsqu'il s'agit de combinaisons rares et surprenantes. Si l'on a extrait quatre fois de suite une boule noire de l'urne qui renferme autant de boules blanches que de noires, on dira que cette combinaison est l'effet d'un grand hasard ; ce qu'on ne dirait peut-être pas si l'on avait amené d'abord deux boules blanches et ensuite deux boules noires, et à plus forte raison si les blanches et les noires s'étaient succédé avec moins de régularité, quoique, dans toutes ces hypothèses, il y ait une parfaite indépendance entre les causes qui ont affecté chaque boule de telle couleur et celles qui ont dirigé à chaque coup les mains de l'opérateur. On remarquera le hasard qui a fait périr les deux frères le même jour, et l'on ne remarquera pas, ou l'on remarquera moins celui qui les a fait mourir à un mois, à trois mois, à six mois d'intervalle, quoiqu'il n'y ait toujours aucune solidarité entre les causes qui ont amené tel jour la mort de l'aîné, et celles qui ont amené tel autre jour la mort du cadet, ni entre ces causes et leur qualité de frères.
  Dans le tirage aveugle d'une suite de caractères entassés sans ordre [...], on ne fera pas attention aux assemblages de lettres qui ne représentent pas des sons articulables, ou des mots employés dans une langue connue, quoiqu'il y ait toujours absence de liaison entre les causes qui dirigent successivement les doigts de l'opérateur sur tel ou tel morceau de métal et celles qui ont imprimé tels ou tels caractères sur les morceaux extraits ou attaché telle valeur représentative aux sens figurés par ces caractères. Mais cette nuance d'expression, attachée au mot de hasard dans la conversation familière et dans le langage du monde, nuance vague et mal définie, doit être écartée lorsqu'on parle un langage plus philosophique et plus sévère. Il faut, pour bien s'entendre, s'attacher exclusivement à ce qu'il y a de fondamental et de catégorique dans la notion du hasard, savoir, à l'idée de l'indépendance ou de la non-solidarité entre diverses séries de causes."

 

Cournot, Essai sur les fondements de nos Connaissances et sur les caractères de la Critique Philosophique, 1851, Chapitre III, § 32.


 
 "Le déterminisme physique, sous sa forme la plus récente, est intimement lié aux théories mécaniques, ou plutôt cinétiques, de la matière. On se représente l'univers comme un amas de matière, que l'imagination résout en molécules et en atomes. Ces particules exécuteraient sans relâche des mouve­ments de toute nature, tantôt vibratoires, tantôt de translation ; et les phénomènes physiques, les actions chimiques, les qualités de la matière que nos sens perçoivent, chaleur, son, électricité, attraction même peut-être, se réduiraient objectivement à ces mouvements élémentaires. La matière qui entre dans la composition des corps organisés étant soumise aux mêmes lois, on ne trouverait pas autre chose dans le système nerveux, par exemple, que des molécules et atomes qui se meuvent, s'attirent et se repoussent les uns les autres. Or, si tous les corps, organisés ou inorganisés, agissent et réagissent ainsi entre eux dans leurs parties élémentaires, il est évident que l'état moléculaire du cerveau à un moment donné sera modifié par les chocs que le système nerveux reçoit de la matière environnante ; de sorte que les sensa­tions, sentiments et idées qui se succèdent en nous pourront se définir des résultantes mécaniques, obtenues par la composition des chocs reçus du dehors avec les mouvements dont les atomes de la substance nerveuse étaient animés antérieurement. Mais le phénomène inverse peut se produire ; et les mouvements moléculaires dont le système nerveux est le théâtre, se compo­sant entre eux on avec d'autres, donneront souvent pour résultante une réaction de notre organisme sur le monde environnant : de là les mouvements réflexes, de là aussi les actions dites libres et volontaires. Comme d'ailleurs le principe de la conservation de l'énergie a été supposé inflexible, il n'y a point d'atome, ni dans le système nerveux ni dans l'immensité de l'univers, dont la position ne soit déterminée par la somme des actions mécaniques que les autres atomes exercent sur lui. Et le mathématicien qui connaîtrait la position des molécules ou atomes d'un organisme humain à un moment donné, ainsi que la position et le mouvement de tous les atomes de l'univers capables de l'influencer, calculerait avec une précision infaillible les actions passées, présentes et futures de la personne à qui cet organisme appartient, comme on prédit un phénomène astronomique."
 
Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889, PUF, 2011, p. 107-108.


  "Le déterminisme enseigne que les parties de l'univers actuellement données désignent et arrêtent définitivement dès maintenant la structure des parties futures. L'avenir ne cache dans son sein aucune possibilité ambiguë ; la fraction que nous appelons le présent ne peut s'accorder qu'avec un seul tout ; elle n'admet d'autre complément à venir que celui qui a été fixé de toute éternité. Le Tout réside dans chaque partie et la soude aux autres de manière à former une unité absolue, un bloc d'airain qui ne comporte ni la menace ni l'ombre d'un changement.

Avec la première argile ils ont pétri le dernier homme
Et semé en même temps la dernière moisson,

Et le premier matin de la création a écrit
Ce que lira le dernier soir.

  L'indéterminisme au contraire professe que les parties conservent entre elles une certaine latitude de jeu de manière que poser l'une n'aboutit pas nécessairement à déterminer toutes les autres. Le possible dépasse l'actuel, et les phénomènes qui ne se sont pas encore révélés à notre connaissance peuvent réellement être ambigus en soi. Les deux branches d’une alternative que nous concevons enferment actuellement une possibilité égale d'existence, et la première ne deviendra impossible qu'au moment précis où la seconde se réalisera. Ainsi l’indéterminisme, loin de considérer le monde comme une unité inflexible de phénomènes, admet en derrière analyse une certaine  pluralité, et corrobore ainsi notre vue naturelle des choses. Pour celle-ci, l'actuel semble être choisi dans un océan de possibilités, et l’indéterminisme veut que ces possibilités existent quelque part et forment une partie de la vérité.
  Le déterminisme au contraire affirme qu'elles n'existent nulle part, et que les seules catégories du réel sont la nécessité d'un côté, et l'impossibilité de l'autre. Pour lui, les possibilités qui ne se réalisent pas sont de pures illusions, elles n'ont jamais constitué des  possibilités. Il n'est rien d'imprévu dans notre univers ; tout ce qu'il a contenu, contient ou contiendra d'actuel y existait' en puissance de toute éternité. La nuée d'alternatives qui escorte en notre esprit la masse des phénomènes actuels n'est qu'une nuée de déceptions qui ne méritent d'autre nom que celui d' « impossibilités ».
  Les deux solutions, on le voit, sont absolument  radicales. La vérité doit résider d'un côté ou de l'autre,  et si elle se trouve ici, le côté opposé s'appelle l'erreur."

 

William James, La volonté de croire, 1896, tr. fr. Loÿs Moulin, Flammarion, 1916, p. 168-169.



  "Une énorme tuile, arrachée par le vent, tombe et assomme un passant. Nous disons que c'est un hasard. Le dirions-nous, si la tuile s'était simplement brisée sur le sol ? Peut-être, mais c'est que nous penserions vaguement alors à un homme qui aurait pu se trouver là, ou parce que, pour une raison ou pour une autre, ce point spécial du trottoir nous intéressait particulièrement, de telle sorte que la tuile semble l'avoir choisi pour y tomber. Dans les deux cas, il n'y a de hasard que parce qu'un intérêt humain est en Jeu et parce que les choses se sont passées comme si l'homme avait été pris en considération soit en vue de lui rendre service, soit plutôt avec l'intention de lui nuire. Ne pensez qu'au vent arrachant la tuile, à la tuile tombant sur le trottoir, au choc de la tuile contre le sol : vous ne voyez plus que du mécanisme, le hasard s'évanouit. Pour qu'il intervienne, il faut que, l'effet ayant une signification humaine, cette signification rejaillisse sur la cause et la colore, pour ainsi dire, d'humanité. Le hasard est donc le méca­nisme se comportant comme s'il avait une intention. On dira peut-être que, précisément parce que nous employons le mot quand les choses se passent comme s'il y avait eu intention, nous ne supposons pas alors une intention réelle, nous reconnaissons au contraire que tout s'explique mécaniquement. Et ce serait très juste, s'il n'y avait que la pensée réfléchie, pleinement con­sciente. Mais au-dessous d'elle est une pensée spontanée et semi-consciente, qui superpose à l'enchaînement mécanique des causes et des effets quelque chose de tout différent, non pas certes pour rendre compte de la chute de la tuile, mais pour expliquer que la chute ait coïncidé avec le passage d'un homme, qu'elle ait justement choisi cet instant. L'élément de choix ou d'intention est aussi restreint que possible, il recule à mesure que la réflexion veut le saisir ; il est fuyant et même évanouissant ; mais s'il était inexistant, on ne parlerait que de mécanisme, il ne serait pas question de hasard. Le hasard est donc une intention qui s'est vidée de son contenu. Ce n'est plus qu'une ombre ; mais la forme y est, à défaut de la matière."

 

Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932, Chapitre II, Alcan, p. 154-155.



    "L'on entend parfois dire que les mouvements des planètes obéissent à des lois strictes alors que la chute d'un dé est aléatoire, ou soumise à des aléas ou au hasard (« chance »). À mon avis, la différence réside dans le fait que jusqu'ici nous avons été en mesure de prévoir avec succès le mouvement des planètes mais non les résultats individuels des coups de dés.
    Pour prévoir, il est besoin de lois et de conditions initiales ; si l'on ne dispose pas de lois ou si l'on ne peut constater de conditions initiales, il ne s'agit plus de prévisions scientifiques. Lorsque nous lançons des dés, ce qui nous manque, c'est manifestement une connaissance suffisante des conditions initiales. Si nous disposions de mesures suffisamment précises des conditions initiales, il serait possible de faire des prévisions dans ce cas également ; mais les règles du jeu de dés correctes (agiter le cornet de dés) sont choisies de manière à nous empêcher de mesurer les conditions initiales. [...]
    Il est d'autres cas dans lesquels les prévisions peuvent se faire sans succès. Il se peut qu'il n'ait pas été possible jusqu'ici de formuler des lois appropriées ; il se peut que toutes les tentatives en vue de trouver une loi aient échoué et que toutes les prévisions aient été falsifiées. Dans de tels cas, nous pouvons désespérer de trouver un jour une loi satisfaisante. (Mais il n'est pas vraisemblable que nous y renoncions, à moins que le problème ne nous intéresse pas beaucoup, ce qui peut être le cas si, par exemple, nous nous contentons de prévisions de fréquences.) En aucun cas pourtant, nous ne pouvons dire de manière définitive qu'il n'y a pas de lois dans un domaine particulier. [...]
    Je parle de « hasard » lorsque notre connaissance est insuffisante pour faire une prévision ; comme dans le cas de coups de dés, où nous parlons de « chance » parce que nous ignorons les conditions initiales."

 

Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, 1934, Trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Bibliothèque scientifique Payot, Paris, 1973, p. 207-208.


 

    "Ces temps de destruction mécanique [1] ont offert des exemples tragiques de cette détermination par les causes sur lesquels des millions d'hommes [2] ont réfléchi inévitablement. Un peu moins de poudre dans la charge, l'obus allait moins loin, j'étais mort. L'accident le plus ordinaire donne lieu à des remarques du même genre : si ce passant avait trébuché, cette ardoise ne l'aurait point tué. Ainsi se forme l'idée déterministe populaire, moins rigoureuse que la scientifique, mais tout aussi raisonnable.
    Seulement, l'idée fataliste s'y mêle, on voit bien pourquoi, à cause des actions et des passions qui sont toujours mêlées aux événements que l'on remarque. On conclut que cet homme devait mourir là, que c'était sa destinée, ramenant en scène cette opinion de sauvage que les précautions ne servent pas contre le dieu, ni contre le mauvais sort. Cette confusion est cause que les hommes peu instruits acceptent volontiers l'idée déterministe : elle répond au fatalisme, superstition bien forte et bien naturelle, comme on l'a vu.

Ce sont pourtant des doctrines opposées : l'une chasserait l'autre si l'on regardait bien. L'idée fataliste, c'est que ce qui est écrit ou prédit se réalisera quelles que soient les causes. Au lieu que, selon le déterminisme, le plus petit changement écarte de grands malheurs, ce qui fait qu'un malheur bien clairement prédit n'arriverait point."

 

Alain, Éléments de philosophie, 1941, Livre quatrième, chapitre 6 : Du déterminisme.


[1] Il s'agit de la 1ère Guerre Mondiale qui a vu se développer considérablement les moyens de destruction : canons, tanks, avions...
[2] Ce sont, bien sûr, les soldats dans les tranchées.


 

    "Tout déterminisme est partiel, particulier, régional. Il est saisi à un point de vue spécial, dans un ordre de grandeur désigné, dans des limites explicitement ou tacitement fixées.
    Inversement tout ce que nous étudions avec un soin scientifique est déterminé, est affecté d'un déterminisme déterminé. [...]
    Mais quand on a ainsi compris que la pensée scientifique pose le déterminisme dans toutes les régions de ses études, il ne s'ensuit pas que, selon la formule philosophique, tout soit déterminé. Cette formule philosophique ne peut avoir aucun sens pour un technicien, puisque précisément le rôle du technicien sera de s'installer dans une région du déterminisme en s'efforçant de retrancher tout ce qui viendrait troubler le déterminisme spécial de sa technique. Il écartera les parasites, dominera les perturbations, éliminera les impuretés ; il visera le régime, la marche régulière, l'accord de plus en plus poussé de l'instrument et de la loi scientifique. Il réalisera son oeuvre de mieux en mieux en résorbant la buée de déterminisme illimité qui entoure la structure du déterminisme bien défini qui est le but de sa technique. S'il croyait que tout est dans tout, que tout agit sur tout, il se priverait de sa conscience d'appareil, il perdrait la base même de ses certitudes techniques."

 

Bachelard, L'activité rationaliste de la physique contemporaine, 1951, p. 300.


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Date de création : 28/02/2006 @ 11:01
Dernière modification : 01/02/2023 @ 14:23
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