"La philosophie positive n'a jamais détruit une doctrine quelconque, sans lui substituer immédiatement une conception nouvelle, capable de satisfaire encore plus complètement aux besoins fondamentaux et permanents de la nature humaine […]. Ainsi, la vanité de l'homme a dû être, sans doute, profondément humiliée, quand la connaissance du mouvement de la terre est venue dissiper les illusions puériles qu'il s'était faites sur son importance prépondérante dans l'univers. Mais, en même temps, le seul fait de cette découverte ne tendait-il point nécessairement à lui donner un sentiment plus élevé de sa vraie dignité intellectuelle, en lui faisant apprécier toute la portée de ses moyens réels convenablement employés, par l'immense difficulté que notre position, dans le monde dont nous faisons partie, opposait à l'acquisition exacte et certaine d'une telle vérité ? Laplace a justement signalé cette considération philosophique. À l'idée fantastique et énervante d'un univers arrangé pour l'homme, nous substituons la conception réelle et vivifiante de l'homme découvrant, par un exercice positif de son intelligence, les vraies lois générales du monde, afin de parvenir à le modifier à son avantage entre certaines limites, par un emploi bien combiné de son activité, malgré les obstacles de sa condition. Laquelle est, au fond, la plus honorable pour la nature humaine, parvenue à un certain degré de développement social ? Laquelle est le mieux en harmonie avec nos plus nobles penchants ? Laquelle enfin tend à stimuler avec plus d'énergie notre intelligence et notre activité ? Si l'univers était réellement disposé pour l'homme, il serait puéril à lui de s'en faire un mérite, puisqu'il n'y aurait nullement contribué, et qu'il ne lui resterait qu'à jouir, avec une inertie stupide, des faveurs de sa destinée ; tandis qu'il peut, au contraire, dans sa véritable condition, se glorifier justement des avantages qu'il parvient à se procurer en résultat des connaissances qu'il a fini par acquérir, tout ici étant essentiellement son ouvrage.
Une dernière conséquence philosophique, très imparfaitement appréciée jusqu'ici, et qui me semble fort importante, résulte nécessairement de la doctrine du mouvement de la terre. C'est la distinction, désormais profondément tranchée, entre l'idée d'univers et celle de monde, trop souvent encore prises l'une pour l'autre. On n'a point reconnu jusqu'à présent que la notion d'univers, c'est-à-dire la considération de l'ensemble des grands corps existants comme formant un système unique, était essentiellement fondée sur l'opinion primitive à l'égard de l'immobilité de la terre. Dans cette manière de voir, tous les astres constituaient, en effet, malgré leurs caractères propres et la diversité de leurs mouvements, un véritable système général, ayant la terre pour centre évident. Au contraire, la connaissance du mouvement de notre globe, transportant subitement toutes les étoiles à des distances infiniment plus considérables que les plus grands intervalles planétaires, n'a plus laissé, dans notre pensée, de place à l'idée réelle et sensible de système qu'à l'égard du très petit groupe dont nous faisons partie autour du soleil. Dès lors, la notion de monde s'est introduite comme claire et usuelle ; et celle d'univers est devenue essentiellement incertaine et même à peu près inintelligible. Car, nous ignorons complètement aujourd'hui, et nous ne saurons probablement jamais avec une véritable certitude, si les innombrables soleils que nous apercevons composent finalement, en effet, un système unique et général, ou, au contraire, un nombre, peut-être fort grand, de systèmes partiels, entièrement indépendants les uns des autres. L'idée d'univers se trouve donc ainsi essentiellement exclue de la philosophie vraiment positive, et l'idée de monde devient la pensée la plus étendue qu'il nous soit permis de poursuivre habituellement avec fruit; ce qui doit être regardé comme un véritable progrès, cette pensée ayant l'avantage d'être, par sa nature, exactement circonscrite, tandis que l'autre est, de toute nécessité, vague et indéfinie […] Cette restriction de nos conceptions générales usuelles est d'autant plus rationnelle que nous avons acquis, par l'expérience la plus étendue et la plus décisive, la conviction de l'indépendance fondamentale des phénomènes intérieurs de notre monde, les seuls dont la connaissance nous soit indispensable, à l'égard des phénomènes vraiment universels, puisque, comme je l'ai déjà signalé, les tables astronomiques de l'état de notre système solaire, dressées sans avoir aucun égard à l'action des autres soleils, coïncident journellement avec les observations directes les plus minutieuses."
Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 22e leçon, tome II, Bachelier, 1835, p. 174-177.
"En venant au monde, nous sommes immédiatement placés dans un environnement physique et humain. Aliments, voix, contacts, présences et visages familiers, habitats, paysages : tels sont les repères, fixes ou mobiles, qui définissent notre situation. Nous apprenons à les distinguer de nous, mêmes, à les discerner entre eux, à nous y retrouver. Ils constituent notre monde, ou du moins ses principaux aspects pour nous. Car la perception que nous en avons n'épuise pas le monde. Aucune de ces réalités, ni a fortiori leur ensemble, ne nous apparaît jamais dans sa totalité, mais par fragments, en plans successifs, selon une perspective chaque fois limitée et lacunaire. Pourtant cet ensemble, même tronqué, incomplet, énigmatique, reste bien notre monde : ce à quoi nous avons constamment affaire du seul fait de notre présence. Que peut-on dire alors de l'univers ? Commençons par poser la distinction suivante : le monde est défini comme totalité à partir de notre expérience, tandis que l'univers est défini absolument, comme structure dans laquelle sont réunis tous les objets existants ou susceptibles d'apparaître, et tous les événements capables de se produire. Ainsi, tout se déroule sur fond d'univers, comme dans le lieu – insituable – où tout a lieu. En ce sens, l'univers est « toujours déjà là », préalable de tout événement et de toute présence, condition et horizon indépassable de toute représentation – cadre ultime de notre ouverture au monde. Mais ce cadre ne définit qu'extérieurement notre présence au monde ; l'horizon qu'il constitue n'est pas un objet de l'expérience. L'univers nous contient comme de simples objets : nous n'avons pas directement affaire à lui. Nous n'habitons pas immédiatement l'univers comme nous habitons le monde. Nous sommes au monde ; tandis que nous sommes dans l'univers."
Paul Clavier, "L'idée d'univers", 1995, Notions de philosophie, I, Folio essais, 1997, p. 31-32.
"Le concept même de monde est placé par la physique moderne, postgaliléenne, dans une situation nouvelle. […] Le concept de monde passe au pluriel pour désigner des terres habitées ou des systèmes analogues à celui du Soleil. Mais ces mondes ne composent plus un « uni-vers » au sens fort de ce terme. Peut-on alors encore parler de cosmologie ? Il semble que l'Occident ait cessé d'en avoir une avec la fin du monde d'Aristote et de Ptolémée, fin due à Copernic, Galilée puis Newton. Les « mondes » ne formaient plus alors un tout. Nous avons recommencé à avoir une cosmologie avec Eddington, depuis que nous avons un modèle unifié, désormais dynamique de l'unité du cosmos.
La première révolution dans la façon de voir le monde est globale et se reflète dans le nom même dont il s’agit. Vu avec les yeux des Modernes, l'ensemble des réalités physiques ne pouvait plus porter en rigueur le nom de monde. Le passage du monde clos à l'univers infini (Alexandre Koyré) est aussi reflété par une évolution dans le vocabulaire, qui aboutit à l'état de choses signalé plus haut : « Le long usage de "monde" pour désigner un objet aussi ordonné et unifié que le kosmos géocentrique alla jusqu’à disqualifier là où il fallait nommer ce que nous appelons maintenant "univers". Une fois l'ancien modèle brisé, nous nous apercevons qu'une connaissance détaillée de la Région de toutes les régions sera toujours hors de notre portée. Il nous faut maintenant un mot qui désigne, non pas quelque objet spécifique et imaginable, mais "ce que, quoi que ce soit, la totalité peut bien être", et "univers" est un mot de ce genre. De plus, le même processus que celui qui brisa l'ancien modèle imposa à "monde" une signification nouvelle [celle de "domaine habité], laquelle, tant qu'elle dura, rendit impossible qu'on appelât sans de graves inconvénients la totalité "le monde".» Et, de fait, après les anticipations de Nicolas de Cuse, on voit apparaître des distinctions terminologiques telles que celle posée par Giordano Bruno entre univers, niveaux d'être (intelligible, naturel, rationnel) et habitacles.
Ce changement terminologique inaugure une perte de légitimité au niveau du concept. Il n'est plus possible d'appeler du même nom de « monde » ce que nous présentait la cosmologie antico-médiévale et ce que révèle la physique moderne."
Rémi Brague, La Sagesse du monde, 1999, Chapitre XII, Le Livre de Poche, 2002, p. 276-277.
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