"La curiosité de l'homme n'a pas seulement pour objet l'étude des lois et des forces de la Nature ; elle est plus promptement encore excitée par le spectacle du Monde, par le désir d'en connaître la structure actuelle, les révolutions passées et, s'il se peut, les destinées futures. Ce peu de mots suffit déjà pour faire sentir en quoi l'idée de la Nature diffère de l'idée du Monde, et pourquoi il y a lieu de distinguer entre la série des sciences physiques et la série des sciences cosmologiques. La physique proprement dite, dans ses branches si multiples, la chimie, la cristallographie sont des sciences de la première catégorie : ce sont celles auxquelles s'applique en toute rigueur ce que les anciens disaient de la science en général, qu'elle n'a jamais pour objet le particulier, l'individuel. Au contraire, l'astronomie, la géologie (comprenant ce qu'on appelle de nos jours la physique du globe et la géographie physique) doivent être rangées sous la rubrique des sciences cosmologiques ; et à coup sûr on ne les en estime pas moins, pour s'occuper d'objets particuliers ou individuels, tels que le soleil, la voie lactée, l'anneau de Saturne, la lune ou la terre.
- Le propre des sciences physiques est de relier en système des vérités immuables et des lois permanentes, qui tiennent à l'essence des choses ou aux qualités indélébiles dont il a plu à la puissance suprême de douer les choses auxquelles elle donnait l'existence : au contraire, l'objet des sciences cosmologiques est une description des faits actuels, considérés comme le résultat de faits antérieurs, qui se sont produits successivement les uns les autres, et qu'on explique les uns par les autres, en remontant ainsi jusqu' à des faits pris pour points de départ, qu'il faut admettre sans explication, faute de connaître les faits antérieurs qui les expliqueraient. En d'autres termes, les explications qu'admettent les sciences cosmologiques se fondent principalement sur l'histoire des phénomènes passés : le mot d'histoire étant pris ici dans son acception philosophique la plus large, et non pas dans le sens restreint où on l'emploie, quand il sert à désigner le récit des événements qui se sont passés au sein des sociétés humaines, et particulièrement le tableau des destinées des nations et des révolutions des empires. Il faut signaler, à propos des sciences que nous appelons cosmologiques, cette première apparition de la donnée historique, qui doit prendre, dans le système de nos connaissances, une part de plus en plus grande, à mesure que nous passerons, de l'étude des phénomènes cosmiques les plus généraux, à celle des phénomènes plus particuliers que nous offrent les êtres vivants, pour arriver enfin à l'étude des faits où l'homme a la principale part."
Antoine-Augustin Cournot, Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l'histoire, 1861, Livre II, chapitre X, § 181-182, Hachette et Cie, p. 279-281.
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