"Rien de plus significatif que ce déclin de la Cosmologie à l'âge que l'on peut dire classique quand on parle de la Science (entre la fin du XVIIe et la fin du XIXe siècle), rien de plus significatif que la méditation d'un très grand philosophe, Emmanuel Kant. On doit à Kant l'une des premières tentatives cohérentes de synthèse cosmologique qui s'appuie sur la loi de la gravitation universelle de Newton, et qui anticipe remarquablement, sur certains points, les théories du XXe siècle ; c'était au milieu du XVIIIe siècle : pourtant, trente ans après, lorsque Kant écrivit l'œuvre qui lui assura l'immortalité [la Critique de la raison pure, en 1781], il prétendit démontrer que les questions ultimes que pourrait se poser la Cosmologie : si l'Univers est fini dans l'espace, s'il a une origine dans le Temps – que ces questions sont insolubles parce qu'elles sont dénuées de sens, et, qu'à tenter d'y répondre, on ne peut que s'empêtrer dans la contradiction ; il avait donc dû, à mesure que le siècle et sa propre pensée avançaient, renoncer à la Cosmologie, et il était parvenu à la conclusion que la Raison humaine devait y renoncer définitivement. Que Kant eût raison ou non, ce renoncement devint très général chez les savants du XIXe siècle, sans, bien entendu, être universel ; on peut voir d'ailleurs qu'en fait, ce prétendu renoncement s'associait à une croyance en des hypothèses qui, sous leur apparence simple et évidente, étaient en réalité de portée cosmologique et auraient donc dû, en bonne logique, être soumise au doute. Mais enfin, la Totalité, la Causalité première, l'Origine, concepts si chargés d'histoire, hypothéqués par trop de réminiscences théologiques, déconsidérés par tant de vaines disputes, furent réputées « métaphysiques », c'est-à-dire inutiles et dangereuses, par les sciences et se trouvèrent bannies par principe des pensées du savant raisonnable. Il faut ajouter que le sondage de l'Univers astronomique révéla une telle immensité qu'oser le totaliser par la pensée paraissait relever de la mégalomanie spéculative ; et d'ailleurs, malgré les avertissements de Kant, l'infinité de l'Univers fut de plus en plus admise dans la Science et professée comme un véritable dogme."
Jacques Merleau-Ponty, Les Trois étapes de la cosmologie, Introduction, Robert Laffont, coll. Science nouvelle, 1971, p. 15-16.
"Dans la quasi-Cosmologie classique, comme dans la Cosmologie antique et dans la moderne, c'est, bien entendu, l'Astronomie qui donne finalement le ton. Mais, si précisément, la Cosmologie classique n'est qu'une quasi-Cosmologie, si elle ne s'achève pas, ni au sens de l'ancienne ni au sens de la moderne, en un véritable système du Monde, c'est essentiellement pour deux raisons qui tiennent, par quelques côtés, à l'Astronomie et à sa place dans les sciences. D'abord, l'Astronomie, de science directrice qu'elle était, est devenue une science appliquée : ce sont désormais les théorèmes de la Géométrie, les lois de la Physique et singulièrement […] celles de la Mécanique et de l'Optique qui sont indispensables à l'Astronomie pour la réalisation effective de ses observations et la prévision de leurs résultats. Inversement, certes, les observations de l'Astronomie apportent aux lois physiques de précieuses vérifications, mais ce ne sont pas elles qui définissent la structure du monde, ce ne sont pas elles qui fournissent l'ultime recours pour la recherche de la rationalité dans la Nature ; car, ces recours, les progrès de la Physique tendent de plus en plus à les situer expérimentalement à l'échelle du laboratoire et, théoriquement, au niveau de l'instant-point.
D'autre part, l'image du Monde que peut dessiner l'Astronomie à la limite des moyens disponibles à la fin du XIXe siècle est une image qui se présente elle-même comme incomplète, inachevée, sans structure bien définie, indiquant d'incertains au-delà. Sans nous attacher à retracer, même dans ses grandes lignes, une passionnante et glorieuse histoire, celle de l'Astronomie entre le début du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle, il est cependant utile à notre propos de montrer comment, malgré et, d'une certaine façon, à cause de ses énormes progrès, l'Astronomie classique était arrivée, au seuil du XXe siècle, à une vision du Monde dont l'inachèvement est le trait le plus frappant."
Jacques Merleau Ponty, Les Trois étapes de la cosmologie, 1971, 1ère partie, III, Robert Laffont, Science nouvelle, p. 106-107.
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