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Figures philosophiques

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Hors des sentiers battus
La synthèse newtonienne

  "Nous célébrons ces jours-ci le bicentenaire de la mort de Newton. Je voulais évoquer à cette occasion l'intelligence de celui qui plus que nul autre a orienté le cours du développement de la pensée et des recherches du monde occidental...
  Newton n'est pas seulement l'inventeur de génie d'une méthode qui nous sert de guide ; il est aussi celui qui a su maîtriser de façon exceptionnelle l'ensemble des connaissances empiriques de son époque ; il est également celui qui, dans des cas bien précis, a su trouver des démonstrations mathématiques et physiques d'une ingéniosité remarquable. Pour toutes ces raisons, il mérite notre admiration la plus profonde.
  L'importance de la figure de Newton dépasse cependant largement celle d'un simple maître ; le destin a voulu qu'il se situe à un moment crucial du développement de l'esprit humain. Il faut en effet se souvenir qu'avant Newton il n'existait pas de système complet de la causalité physique permettant d'expliquer, au-delà des simples apparences, les données du monde empirique.

  Certes, selon les philosophies matérialistes de l'Antiquité, tous les événements matériels devaient pouvoir s'expliquer comme l'effet d'une suite rigoureusement enchaînée de mouvements atomiques, sans qu'à aucun moment la volonté des créatures vivantes ne puisse intervenir comme cause indépendante. Certes, Descartes avait repris ce programme, à sa manière. Mais celui-ci demeurait un projet audacieux, l'idéal d'une école de philosophie. Avant Newton, aucun résultat tangible ne permettait de soutenir l'idée qu'il existe une causalité physique sans faille.
  Newton s'était fixé comme objectif de répondre à la question : existe-t-il une règle simple permettant de calculer tous les mouvements des corps célestes de notre système, à partir de la connaissance de leur état de mouvement à un instant donné ?"

 

Albert Einstein, "La Mécanique de Newton et son influence sur le développement de la théorie physique", 1927, Die Naturwissenschaften. 1927, Vol. XV, pp. 273-276.



  "Newton achève ce que Kepler et Galilée avaient commencé : ces trois noms n'évoquent pas simplement des personnalités de grands savants mais des symboles, des jalons de la connaissance scientifique et de la pensée scientifique elle-même. Partant de l'observation des phénomènes célestes, Kepler porte cette observation à un degré de rigueur, d' « exactitude » mathématique qui n'avait jamais été atteint avant lui. Par des travaux d'une patience inlassable, il parvient aux lois qui établissent la figure des trajectoires des planètes et déterminent le rapport de la période de révolution de chaque planète à sa distance à l'égard du soleil. Mais cette observation des faits n'est qu'un premier pas. La tâche que s'assigne la mécanique de Galilée a plus d'ampleur et de portée ; sa problématique pénètre dans une couche nouvelle, plus profonde de la conceptualisation en physique. Il ne s'agit plus, en effet, d'examiner un secteur déterminé des phénomènes de la nature, quelque vaste et important qu'il soit, mais de fonder universellement la dynamique, la théorie de la nature comme telle. Et il n'échappe pas à Galilée que l'intuition immédiate de la nature n'est pas à la hauteur d'une telle tâche, que celle-ci doit faire appel à d'autres instruments de connaissance, à d'autres fonctions intellectuelles. Les phénomènes de la nature s'offrent à l'intuition dans l'unité de leur processus, comme des totalités indivises. Elle les perçoit comme de simples données individuelles; elle peut décrire à grands traits leur déroulement mais cette forme de description ne saurait tenir lieu d'une « explication » véritable. Pour expliquer un phénomène naturel, il ne suffit pas de le présenter dans son être et sa manière d'être ; il faut faire voir de quelles conditions particulières il dépend et reconnaître avec une parfaite rigueur dans quelle sorte de dépendance il se trouve à l'égard de ces conditions. Cette exigence ne peut être satisfaite qu'en décomposant l'image synthétique du phénomène qui nous est livrée par l'intuition et l'observation immédiate pour la résoudre en ses moments  constitutifs. Ce procédé analytique est, selon Galilée, la condition de toute connaissance rigoureuse de la nature. Cette méthode de construction des concepts physiques est à la fois une méthode de « résolution » et une méthode de « composition ». Ce n'est qu'en décomposant un événement apparemment simple en ses éléments, puis en le reconstruisant à partir de ces éléments qu'on parvient à le comprendre. Galilée donne un exemple classique de ce procédé dans sa découverte de la trajectoire parabolique des corps lancés dans l'espace. La forme de cette trajectoire ne pouvait être directement déchiffrée par l'intuition, ni tirée d'un grand nombre d'observations séparées. L'intuition nous livre bien quelques traits généraux : elle nous montre qu'à une phase ascensionnelle succède une phase de chute du corps lancé, etc., mais toute subtilité, toute exactitude, toute rigueur et toute précision manquent à cette détermination. Nous ne pouvons parvenir à une conception exacte, vraiment mathématique, de ce processus qu'en nous reportant, de ce phénomène, aux conditions particulières qui le déterminent et en considérant à part chacun des plans de détermination qui s'y entrecroisent pour en rechercher la loi. La loi de la trajectoire parabolique est découverte : l'accroissement et la décroissance de la vitesse sont expliqués rigoureusement, dès que nous arrivons à prouver que le phénomène balistique est un processus complexe dont la détermination dépend de deux « forces », la force de l'impulsion primitive et la force de gravitation. Tout le développement ultérieur de la physique est donné d'avance dans cet exemple simple comme dans un modèle élémentaire ; toute la structure de sa méthode y est déjà impliquée.
   La théorie de Newton conserve et confirme tous les traits qui sont ici déjà nettement reconnaissables. Elle se construit en effet par le croisement des méthodes de « résolution » et de « composition ». Tirant son origine des trois lois de Kepler, elle ne se contente pas de les lire et de les interpréter comme l'expression d'un simple état de fait de l'observation, elle tente de ramener cet état de fait à ses présuppositions, de prouver qu'il est la conséquence nécessaire du concours de diverses conditions. Il faut d'abord que chacun des systèmes de conditions soit exploré pour lui-même et que son mode d'action soit connu. C'est ainsi que le phénomène du mouvement planétaire, que Kepler avait pris pour un tout, se révèle comme un édifice complexe. La théorie newtonienne le ramène à deux types de loi fondamentaux : à la loi de la chute libre et à la loi du mouvement centrifuge. Chacun d'eux avait été étudié séparément et d'une manière rigoureusement concluante par Galilée et Huyghens : tout le problème était alors de faire la synthèse de leurs découvertes en les ramenant à un principe unique d'intelligibilité. L'exploit de Newton est dans cette synthèse : il consiste moins dans la découverte d'un état de fait inconnu avant lui, dans l'acquisition d'un matériau tout à fait nouveau, que dans le remaniement intellectuel opéré sur le matériau empirique. Il ne s'agit plus désormais de contempler la structure du cosmos mais de la pénétrer : or, le cosmos ne s'ouvre à cette sorte de pénétration que soumis à la pensée mathématique et à sa méthode analytique. En créant, avec le calcul des fluxions et le calcul infinitésimal, un instrument universel au service de ce programme, il semble bien que Newton et Leibniz aient démontré pour la première fois en toute rigueur l' « intelligibilité de la nature ». Le chemin de la connaissance de la nature se déroule indéfiniment mais sa direction reste fermement fixée car son point de départ et sa destination ne sont pas déterminés exclusivement par la nature des objets mais aussi par la forme et les forces spécifiques de la raison."

 

Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, 1932, tr. fr. Pierre Quillet, Fayard, 1983, p. 44-46.



  "La construction de l'univers corpusculaire par Newton achève la révolution des concepts que Copernic avait commencée un siècle et demi plus tôt. Dans ce nouvel univers, les problèmes soulevés par l'innovation astronomique de Copernic étaient enfin résolus, et l'astronomie copernicienne devenait, pour la première fois, plausible du point de vue de la physique et de la cosmologie. La relation de la Terre aux autres corps dans l'univers était de nouveau définie. On comprenait de nouveau pourquoi le projectile lancé vers le haut retombait à son point de départ : on comprenait de plus à présent que pour qu'il en fût ainsi le projectile ne devait pas être tiré tout à fait selon la verticale. Ce n'est que lorsque l'on put croire au copernicianisme du fait de l'extension et de l'acceptation de ce nouveau cadre de pensée que disparut la dernière opposition à la conception d'une terre planétaire. L'univers de Newton n'était pas, pourtant, un simple cadre pour la Terre planétaire de Copernic. Il fut bien davantage une nouvelle façon de regarder la nature, l'homme et Dieu, une nouvelle perspective scientifique et cosmologique qui, à diverses reprises, au XVIIIe et au XIXe siècle enrichit les sciences et remodela la philosophie religieuse et politique.
  Les mêmes principes newtoniens qui, en permettant une dérivation économique et une explication plausible des lois de Kepler, achevèrent la révolution astronomique, donnèrent aussi à l'astronomie elle-même un grand nombre de techniques de recherche nouvelles et puissantes. Ainsi, quand les techniques quantitatives perfectionnées d'observation à la lunette montrèrent que les planètes n'obéissent pas tout à fait aux lois de Kepler, la physique newtonienne rendit possible d'expliquer d'abord, et de prévoir ensuite, les écarts mineurs par rapport à leurs orbites elliptiques fondamentales. Comme l'avait montré Newton dans sa dérivation des lois de Kepler, celles-ci ne devaient s'appliquer rigoureusement que si le Soleil était seul responsable de la force d'attraction qui s'exerce sur les planètes. Mais celles-ci s'attirent également les unes les autres, en particulier quand elles se rapprochent et se dépassent, et cette attraction supplémentaire les tire en dehors de leur orbite fondamentale et modifie leur vitesse. Au cours du XVIIIe siècle, les prolongements mathéma­tiques de l'œuvre de Newton permirent aux astronomes de prévoir ces écarts avec une grande précision ; au XIXe siècle, cette technique de précision utilisée à l'envers fut à l'origine de l'un des plus grands triomphes de l'astronomie. En 1846, Le Verrier en France et Adams en Angleterre prédisaient l'existence et l'orbite d'une planète jusque-là insoupçonnée dont ils croyaient qu'elle était la cause des irrégularités inexpliquées dans l'orbite de la planète Uranus, déjà connue. Les lunettes furent dirigées vers le ciel, et la nouvelle planète, à peine visible, fut découverte à moins d'un degré de la position prévue par théorie newtonienne. On la baptisa Neptune."

 

Thomas Kuhn, La Révolution copernicienne, 1957, tr. fr. Avram Hayli, Le Livre de Poche, 1992, p. 348-350.



  "D'habitude, une théorie approfondit notre compréhension d'une autre manière encore : elle montrera que les lois empiriques qu'on avait formulées antérieurement et qui étaient censées fournir une explication ne sont pas strictes et sans exceptions, mais constituent des approximations valables à l'intérieur de certaines limites. Ainsi, la théorie de Newton, en rendant compte du mouvement des planètes, montre que les lois de Kepler sont seulement approchées, et explique pourquoi il en est ainsi : les principes de Newton impliquent que, si une planète se mouvait autour du Soleil sous la seule influence gravitationnelle de ce dernier, son orbite serait, certes, une ellipse ; mais ils impliquent aussi que l'attraction exercée sur elle par les autres planètes la conduit à s'écarter d'une trajectoire rigoureusement elliptique. La théorie rend compte de façon chiffrée des perturbations dues aux autres corps célestes, en fonction de leur masse et de leur distribution dans l'espace. De même, la théorie newtonienne rend compte de la loi de Galilée sur la chute des corps en la traitant comme simple cas particulier des lois fondamentales du mouvement sous l'effet de l'attraction gravitationnelle ; mais, ce faisant, elle montre aussi que la loi (même si on l'applique à la chute libre dans le vide) n'est qu'une approximation. L'une des raisons en est que, dans la formule de Galilée, l'accélération de la chute libre apparaît comme une constante (deux fois le facteur 4,9 dans la formule s = 4,9 t2) alors que, dans la loi de Newton, où l'attraction est inversement proportionnelle au carré de la distance, la force qui agit sur le corps qui tombe augmente quand sa distance au centre de la Terre diminue ; par conséquent, en vertu de la seconde loi newtonienne du mouvement, son accélération, elle aussi, augmente au cours de la chute. On pourrait faire des remarques analogues sur les lois de l'optique géométrique, quand on se place au point de vue de la théorie ondulatoire. Ainsi, même dans un milieu homogène, la lumière ne se propage pas strictement en ligne droite ; elle peut contourner un obstacle. Et, en optique géométrique, les lois de la réflexion dans les miroirs courbes et celles de la formation des images à travers les lentilles ne valent que de façon approchée et à l'intérieur de certaines limites.
  Dès lors, on peut être tenté de dire que, souvent, les théories n'expliquent pas les lois antérieurement établies, mais les réfutent. Mais ce serait là présenter une image déformée de ce que nous fait voir une théorie. Après tout, une théorie ne réfute pas simplement les généralisations précédentes qui relèvent de son domaine ; elle montre plutôt qu'à l'intérieur de certaines limites définies par des conditions de validité, ces généralisations sont vraies avec une très bonne approximation. Les lois de Kepler ne couvrent que les cas où les masses des autres planètes qui perturbent la trajectoire de la planète considérée sont faibles en comparaison de celle du Soleil, ou bien les cas où les distances de ces planètes perturbatrices à la planète donnée sont grandes en comparaison de la distance de cette dernière au Soleil. De même, la théorie montre que la loi de Galilée a une valeur approchée pour la chute libre quand on dépasse les courtes distances."

 

Carl Hempel, Éléments d'épistémologie, 1966, Chapitre 6, tr. fr. Bertrand Saint-Sernin, Armand Colin, 1996, p. 118-119.

 

 

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Date de création : 18/10/2022 @ 07:25
Dernière modification : 18/10/2022 @ 07:31
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