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Texte à méditer :   Le progrès consiste à rétrograder, à comprendre [...] qu'il n'y avait rien à comprendre, qu'il y avait peut-être à agir.   Paul Valéry
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Hors des sentiers battus
La peur comme source du religieux

 

 "De même assurément, tous les châtiments que la tradition place dans les profondeurs de l'Achéron, tous, quels qu'ils soient, c'est dans notre vie qu'on les trouve. Il n'est point, contrairement à ce que dit la fable, de malheureux Tantale craignant sans cesse l'énorme rocher suspendu sur sa tête, et paralysé d'une terreur sans objet ; mais c'est plutôt la vaine crainte des dieux qui tourmente la vie des mortels, et la peur des coups dont le destin menace chacun de nous.
 Il n'y a pas non plus de Tityos gisant dans l'Achéron, déchiré par des oiseaux ; et ceux-ci, d'ailleurs, dans sa vaste poitrine, ne sauraient trouver de quoi fouiller pendant l'éternité. [...] Mais pour nous Tityos est sur terre : c'est l'homme vautré dans l'amour, que les vautours de la jalousie déchirent, que dévore une angoisse anxieuse, ou dont le coeur se fend dans les peines de quelque autre passion.
 Sisyphe lui aussi existe dans la vie ; nous l'avons sous nos yeux, qui s'acharne à briguer auprès du peuple les faisceaux et les haches redoutables, et qui, toujours, se retire vaincu et plein d'affliction. Car solliciter un pouvoir qui n'est qu'illusion et n'est jamais donné, et, dans cette recherche, supporter sans cesse de dures fatigues, c'est bien pousser avec effort sur la pente d'une montagne un rocher qui, à peine au sommet, retombe et va aussitôt rouler en bas dans la plaine.
 De même repaître sans cesse les désirs de notre âme ingrate, la combler de biens sans pouvoir la rassasier jamais. [...] c'est là, je pense, ce que symbolisent ces jeunes filles[1] dans la fleur de l'âge, que l'on dit occupées à verser de l'eau dans un vase sans fond, que nul effort ne saurait jamais remplir.
 Cerbère, et les Furies encore, et le manque de lumière, le Tartare dont les gorges vomissent d'effroyables flammes, qui n'existent nulle part et ne peuvent en effet exister. Mais il y a dans la vie, pour d'insignes méfaits, une crainte insigne des châtiments, et pour le crime, l'expiation : prison, effroyable chute du haut de la roche, verges, bourreaux, carcan, poix, lame rougie, torches ; et même en l'absence de ces punitions, l'âme consciente de ses crimes et prise de terreur à leur pensée s'applique à elle-même l'aiguillon, se donne la brûlure du fouet, sans voir cependant quel peut être le terme de ses maux, quelle serait à jamais la fin de ses peines, et craignant au contraire que les uns et les autres ne s'aggravent dans la mort. C'est ici-bas que la vie des sots devient un véritable enfer."
 
Lucrèce, De la nature, 1er s. av. J.-C., livre III, trad. A. Ernout, Les Belles Lettres, p. 139.

[1] Les Danaïdes.


    "Et Critias, un de ceux qui furent tyrans à Athènes, semble appartenir au groupe des athées : il déclare que les anciens législateurs ont fabriqué la fiction de Dieu, défini comme une puissance qui porterait son regard sur les actions justes et les fautes des hommes, afin que personne ne portât tort en cachette à son prochain, ayant toujours à se garder du châtiment des dieux. Voici comment il formule cette idée :

 

    « En ces temps-là, jadis, l'homme traînait une vie sans ordre, bestiale et soumise à la force, et jamais aucun prix ne revenait aux bons, ni jamais aux méchants aucune punition. Plus tard, les hommes ont, pour punir, inventé les lois, pour que régnât le droit et que la démesure fut maintenue asservie. Alors on put châtier ceux qui avaient fauté.

    Mais, puisque par les lois ils étaient empêchés par la force, au grand jour, d'accomplir leurs forfaits, mais qu'ils les commettaient à l'abri de la nuit, alors un homme à la pensée astucieuse et sage inventa pour les mortels la crainte des dieux, afin que les méchants ne cessassent de craindre d'avoir des comptes à rendre de ce qu'ils auraient fait, dit, ou encore pensé, même dans le secret. Ainsi introduit-il la pensée du divin.

    C'était, leur disait-il, comme un démon vivant d'une vie éternelle. Son intelligence entend et voit en tout lieu. Il dirige les choses par sa volonté. Sa nature est divine. Par elle, il entendra toute parole d'homme, et par elle il verra tout ce qui se commet. Et si dans le secret, tu médites encore quelque mauvaise action, cela n'échappe point aux dieux, car c'est en eux qu'est logée la pensée. »

    Et c'est par ces discours qu'il donna son crédit à cet enseignement paré du plus grand charme. Quant à la vérité, ainsi enveloppée, elle se réduisait à un discours menteur. Il racontait ainsi que les dieux habitaient un céleste séjour qui, par tous ses aspects, ne pouvait qu'effrayer les malheureux mortels. Car il savait fort bien d'où vient pour les humains la crainte, et ce qui peut secourir dans le malheur. Maux et biens provenaient de la sphère céleste, de cette voûte immense où brillent les éclairs, où éclatent les bruits effrayants du tonnerre ; mais où se trouvent aussi la figure étoilée de la voûte céleste, et la fresque sublime, le chef d'oeuvre du Temps, architecte savant, où l'astre de lumière, incandescent, s'avance, et d'où tombent les pluies sur la terre assoiffée.

    Voilà les craintes dont il entoura les hommes, par lesquelles il sut, par l'art de la parole, fonder au mieux l'idée de Divinité ; et ainsi abolir, avec les lois, le temps de l'illégalité.

    Puis, peu après, il conclut :

    « C'est ainsi, je le crois, que quelqu'un, le premier, persuada les mortels de former la pensée qu'il existe des dieux. »"


Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, IX, 54, in : Les Présocratiques, p. 1145, La Pléïade, Gallimard.


 

    "Si les hommes avaient le pouvoir d'organiser les circonstances de leur vie au gré de leurs intentions, ou si le hasard leur était toujours favorable, ils ne seraient pas en proie à la superstition. Mais on les voit souvent acculés à une situation si difficile, qu'ils ne savent plus quelle résolution prendre ; en outre, comme leur désir immodéré des faveurs capricieuses du sort les ballotte misérablement entre l'espoir et la crainte, ils sont en général très enclins à la crédulité. Lorsqu'ils se trouvent dans le doute, surtout concernant l'issue d'un événement qui leur tient à cœur, la moindre impulsion les entraîne tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ; en revanche, dès qu'ils se sentent sûrs d’eux-mêmes, ils sont vantards et gonflés de vanité.

    [...] D'infimes motifs suffisent à réveiller en eux soit l'espoir, soit la crainte. Si, par exemple, pendant que la frayeur les domine, un incident quelconque leur rappelle un bon ou mauvais souvenir, ils y voient le signe d'une issue heureuse ou malheureuse; pour cette raison, et bien que l'expérience leur en ait donné cent fois le démenti, ils parlent d'un présage soit heureux, soit funeste.

    [...] Ayant forgé d'innombrables fictions, ils interprètent la nature en termes extravagants, comme si elle délirait avec eux."

 

Spinoza, Traité des Autorités Théologiques et Politiques, 1670, Préface, Pléiade, p. 606-607, GF, p. 19.

 

  "Si les hommes avaient le pouvoir d'organiser les circonstances de leur vie au gré de leurs intentions, ou si le hasard leur était toujours favorable, ils ne seraient pas en proie à la superstition. Mais on les voit souvent acculés à une situation si difficile, qu'ils ne savent plus quelle résolution prendre ; en outre, comme leur désir immodéré des faveurs capricieuses du sort les ballotte misérablement entre l'espoir et la crainte, ils sont en général très enclins à la crédulité. Lorsqu'ils se trouvent dans le doute, surtout concernant l'issue d'un événement qui leur tient à coeur, la moindre impulsion les entraîne tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ; en revanche, dès qu'ils se sentent sûrs d'eux-mêmes, ils sont vantards et gonflés de vanité. Ces aspects de la conduite humaine sont, je crois, fort connus, bien que la plupart des hommes ne se les appliquent pas […] En effet, pour peu qu'on ait la moindre expérience de ceux-ci, on a observé qu'en période de prospérité, les plus incapables débordent communément de sagesse, au point qu'on leur ferait injure en leur proposant un avis. Mais la situation devient-elle difficile ? Tout change : ils ne savent plus à qui s'en remettre, supplient le premier venu de les conseiller, tout prêts à suivre la suggestion la plus déplacée, la plus absurde ou la plus illusoire ! D'autre part, d'infimes motifs suffisent à réveiller en eux soit l'espoir, soit la crainte. Si, par exemple, pendant que la frayeur les domine, un incident quelconque leur rappelle un bon ou mauvais souvenir, ils y voient le signe d'une issue heureuse ou malheureuse ; pour cette raison, et bien que l'expérience leur en ait donné cent fois le démenti, ils parlent d'un présage soit heureux, soit funeste."

 

Spinoza, Traité des Autorités Théologiques et Politiques,1670, Préface, Pléiade, p. 606-607.

 

  "Si les hommes avaient le pouvoir d'organiser les circonstances de leur vie au gré de leurs intentions, ou si le hasard leur était toujours favorable, ils ne seraient pas en proie à la superstition. Mais on les voit souvent acculés à une situation si difficile, qu'ils ne savent plus quelle résolution prendre ; en outre, comme leur désir immodéré des faveurs capricieuses du sort les ballotte misérablement entre l'espoir et la crainte, ils sont en général très enclins à la crédulité. Lorsqu'ils se trouvent dans le doute, surtout concernant l'issue d'un événement qui leur tient à coeur, la moindre impulsion les entraîne tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ; en revanche, dès qu'ils se sentent sûrs d'eux-mêmes, ils sont vantards et gonflés de vanité. Ces aspects de la conduite humaine sont, je crois, fort connus, bien que la plupart des hommes ne se les appliquent pas […]
  En effet, pour peu qu'on ait la moindre expérience de ceux-ci, on a observé qu'en période de prospérité, les plus incapables débordent communément de sagesse, au point qu'on leur ferait injure en leur proposant un avis. Mais la situation devient-elle difficile ? Tout change : ils ne savent plus à qui s'en remettre, supplient le premier venu de les conseiller, tout prêts à suivre la suggestion la plus déplacée, la plus absurde ou la plus illusoire ! D'autre part, d'infimes motifs suffisent à réveiller en eux soit l'espoir, soit la crainte. Si, par exemple, pendant que la frayeur les domine, un incident quelconque leur rappelle un bon ou mauvais souvenir, ils y voient le signe d'une issue heureuse ou malheureuse […]
  La foi ne consiste plus qu'en crédulité, en préjugés ; et quels préjugés, vraiment ! De ceux qui réduisent les hommes raisonnables à l'état des bêtes, puisqu'ils empêchent, avec l'exercice libre du jugement, la distinction du vrai et du faux, puisqu'ils semblent inventés tout exprès afin d'éteindre la lumière de l'intelligence. La ferveur des croyants, ô Dieu ! et la religion sont identifiées à d'absurdes ésotérismes ; c'est à l'intensité de leur mépris de la raison, de leur éloignement de l’intelligence , dont ils disent la nature corrompue , que l'on distingue les hommes éclairés de la nature divine. Or, s'ils avaient seulement recueilli une étincelle de cette lumière, ils ne seraient pas si orgueilleux de leur démence, mais ils apprendraient à honorer Dieu avec plus de sagesse ; ils l'emporteraient sur leur prochain, non comme ils font à présent par la haine, mais par l'amour. Ils ne poursuivraient pas d'une telle hostilité ceux qui ne pensent pas comme eux, mais ils auraient pitié d'eux ! Si, du moins, c'est bien du salut d'autrui qu'ils s'inquiètent et non de leur propre sort temporel !"
 
Spinoza, Traité des Autorités Théologiques et Politiques, 1670, Préface, trad. M. Francès, in Œuvres complètes, coll. La Pléiade, p. 606-607.

 

  "Quelle dut être la frayeur de l'homme, qui dans tous les pays vit la nature entière armée contre lui, et menaçant de détruire sa demeure ! Quelles furent les inquiétudes des peuples pris au dépourvu, quand ils virent une nature si cruellement travaillée, un monde prêt à écrouler, une terre déchirée qui servit de tombeau à des villes, à des provinces, à des nations entières ! Quelles idées des mortels écrasés par la terreur durent-ils se former de la cause irrésistible qui produisait des effets si étendus ! Ils ne purent, sans doute, les attribuer à la nature ; ils ne la soupçonnèrent point d'être auteur ou complice du désordre qu'elle éprouvait elle-même ; ils ne virent pas que ces révolutions et ces désordres étaient des effets nécessaires de ses lois immuables, et contribuaient à l'ordre qui la fait subsister.
  Ce fut dans ces circonstances fatales que les nations, ne voyant point sur la terre d'agents assez puissants pour opérer les effets qui la troublaient d'une façon si marquée, portèrent leurs regards inquiets et leurs yeux baignés de larmes vers le ciel, où elles supposèrent que devaient résider des agents inconnus dont l’inimitié détruisait ici bas leur félicité.
  Ce fut dans le sein de l'ignorance, des alarmes et des calamités que les hommes ont toujours puisé leurs premières notions sur la divinité. D'où l'on voit qu'elles durent être ou suspectes ou fausses, et toujours affligeantes. En effet sur quelque partie de notre globe que nous portions nos regards, dans les climats glacés du nord, dans les régions brûlantes du midi, sous les zones les plus tempérées, nous voyons que partout les peuples ont tremblé, et que c'est en conséquence de leurs craintes et de leurs malheurs qu'ils se sont fait des dieux nationaux, ou qu'ils ont adopté ceux qu'on leur apportait d'ailleurs. L'idée de ces agents si puissants fut toujours associée à celle de la terreur : leur nom rappela toujours à l'homme ses propres calamités ou celles de ses pères ; nous tremblons aujourd'hui parce que nos aïeux ont tremblé il y a des milliers d'années. L'idée de la divinité réveille toujours en nous des idées affligeantes : si nous remontions à la source de nos craintes actuelles, et des pensées lugubres qui s'élèvent dans notre esprit toutes les fois que nous entendons prononcer son nom, nous la trouverions dans les déluges, les révolutions et les désastres qui ont détruit une partie du genre humain, et consterné les malheureux échappés de la destruction de la terre ; ceux-ci nous ont transmis jusqu'à ce jour leurs frayeurs et les idées noires qu'ils se sont faites des causes ou des dieux qui les avaient alarmés."

 

Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 2e partie, Chapitre I, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 393.


 

  "Mon opinion est que tout homme sent, en quelque façon, la vérité de la religion dans son propre coeur ; et que par le sentiment intime de sa faiblesse et de sa misère plutôt que par aucun raisonnement, il est conduit à recourir à la perfection de cet être, dont il dépend, ainsi que toute la nature. Les plus brillantes scènes de la vie sont obscurcies par les nuages de tant d'inquiétudes et d'ennuis, que l'avenir est toujours l'objet de nos craintes et de nos espérances. Nous regardons devant nous et nous tâchons, à force de prières, d'hommages et de sacrifices, d'apaiser ces puissances inconnues que nous savons, par expérience, être si fort en état de nous affliger et de nous accabler. Pauvres créatures que nous sommes! Quelle ressource aurions-nous au milieu des maux innombrables de la vie, si la religion ne nous fournissait quelques moyens expiatoires et ne calmait ces terreurs qui nous troublent et nous tourmentent sans cesse ?"

 

David Hume, Dialogues sur la religion naturelle, 1779, X, tr. anonyme du XVIIIe siècle.


 

  "Les hommes ont fait trois grandes tentatives religieuses pour se libérer de la persécution des morts, de la malfaisance de l'au-delà et des angoisses de la magie. Séparés par l'intervalle approximatif d'un demi millénaire, ils ont conçu successivement le bouddhisme, le christianisme et l'Islam : et il est frappant que chaque étape loin de marquer un progrès sur la précédente, témoigne plutôt d'un recul. Il n'y a pas d'au-delà pour le bouddhisme ; tout s'y réduit à une critique radicale, comme l'humanité ne devait plus jamais s'en montrer capable, au terme de laquelle le sage débouche dans un refus du sens des choses et des êtres : discipline abolissant l'univers et qui s'abolit elle-même comme religion. Cédant de nouveau à la peur, le christianisme rétablit l'autre monde, ses espoirs, ses menaces et son dernier jugement. Il ne reste plus à l'Islam qu'à lui enchaîner celui-ci : le monde temporel et le monde spirituel se trouvent rassemblés. L'ordre social se pare des prestiges de l'ordre surnaturel, la politique devient théologie. En fin de compte, on a remplacé des esprits et des fantômes auxquels la superstition n'arrivait tout de même pas à donner la vie, par des maîtres déjà trop réels, auxquels on permet en surplus de monopoliser un au-delà qui ajoute son poids au poids déjà écrasant de l'ici-bas."

 

Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955, Pocket, p. 489.


 

  "La religion se vit d'abord comme angoisse. Elle n'est pas inventée mais essentiellement structurée par la caste sacerdotale organisant le rôle d'intermédiaire entre ces êtres redoutables et le peuple, fondant ainsi son hégémonie. Souvent le chef, le monarque, ou une classe privilégiée, selon les éléments de leur puissance et pour sauvegarder leur souveraineté temporelle s'associent les fonctions sacerdotales. Ou bien, entre la caste politique dominante et la caste sacerdotale, s'établit une communauté d'intérêts.

  Les sentiments sociaux constituent la deuxième cause des fantasmes religieux. Car le père, la mère ou le chef d'immenses groupes humains, tous enfin sont faillibles et mortels. Alors la passion du pouvoir, de l'amour et de la forme incite à imaginer un concept moral ou social de Dieu. Dieu-Providence, il préside au destin, il secourt, il récompense et punit. Selon l'imaginaire humain, ce Dieu-Providence aime et favorise la tribu, l'humanité, la vie, il console de l'adversité et de l'échec, il protège les âmes des morts. Voilà le sens de la religion vécue selon le concept social ou moral de Dieu."

 

 

Albert Einstein, Comment je vois le monde, 1934, tr. Fr. Maurice Solovine et Régis Hanrion, Champs Flammarion, p. 16-17.


 
 "L'Homme, dit-on, a un sentiment religieux inné : mais on peut interpréter celui-ci comme étant originellement de la peur, ou la recherche obscure d'une causalité téléologique ; jeté par le hasard dans un monde hostile qui n'a pas été fait pour lui, craignant les fauves, le tonnerre, la tempête, la faim, il a senti le besoin d'un protecteur très puissant auquel il puisse recourir, soit en le contraignant par des opérations magiques soit en se le conciliant par des sacrifices et la prière."
 
Lucien Cuénot, Invention et finalité en biologie, 1940, Paris, Flammarion, p. 118. 

 

  "[…] l'affirmation religieuse la plus caractéristique est bien celle de l'éternité. Cela se marque déjà dans les religions primitives : celles-ci enfreignent moins les règles de la logique que les lois du temps. Chez certains primitifs, les pierres sacrées du clan sont les ancêtres, et il s'agit avant tout de croire que le temps où ceux-ci ont vécu subsiste en nous. La participation au totem est toujours participation au passé, dont est par là affirmée la permanence. De même, les mythes sont toujours localisés dans le passé, et conservent pourtant une valeur présente : comme celui des mythes philosophiques, le sens des mythes héroïques est éternel. Chacun se reconnaît dans le héros du mythe, et croit vaincre par son intermédiaire les difficultés de sa propre vie.
  Le désir qu'a le moi de ne pas disparaître s'affirme davantage dans les superstitions. On sait quelle place occupe, parmi celles-ci, la croyance aux revenants et aux fantômes, signifiant avant tout qu'il est encore une présence des absents. Et l'on ne saurait nier que les formes les plus évoluées de la religion n'aient, aux yeux de beaucoup, pour essentielle fonction de nous donner l'espoir de retrouver les morts, en un séjour où nous-mêmes serons soustraits au devenir, et aux risques d'anéantissement qu'il comporte. Le ressort psychologique de telles affirmations semble donc bien être le désir de nier la durée, en tant que son expérience est celle de la mort des êtres aimés, et de notre propre marche vers le néant. C'est en cela surtout que la religion console, nous persuadant que le temps que nous vivons n'est qu'un mauvais rêve, qu'il sera dissipé par le lumineux réveil de la vie éternelle, où nous sera rendu tout ce que le temps nous a ravi et peut nous ravir. Mais, en un sens plus élevé, la religion console en affirmant la permanence des valeurs et l'impossibilité de leur anéantissement par le cours de la Nature. L'éternité qu'elle invoque est alors celle de Dieu. Comment donc fixer ici des frontières ? L'assertion de l'éternité de Dieu et celle de l'immortalité de l'âme sont inséparables, dans la mesure où la disparition du moi individuel apparaît elle-même comme une injustice. Ainsi, il sera toujours permis de se demander quelle part revient, dans la croyance religieuse, aux exigences du moi et à celles de l'esprit.
  On voit, par cet exemple, la difficulté qu'éprouve un chercheur sans prévention à tracer les limites de l'éternité. Tant qu'il s'agit d'affirmations portant sur la seule Nature, il est aisé de distinguer les cas où le refus du temps nous oriente vers le néant et ceux où il nous met en présence de réalités qui demeurent en effet : une existence concrète ne subsiste pas en ce monde, une loi abstraite s'y retrouve toujours. Mais des qu'il s'agit de jugements portant sur ce qui transcende l'expérience, la preuve intuitive de l'absence ou de la présence nous est refusée : dès lors, comment choisir ? Faisant appel à la foi, les religions semblent reconnaître elles-mêmes que l'extension qu'elles accordent au domaine de l'éternel en y comprenant le moi n'est pas du ressort de la pure rationalité. Encore cette extension n'est-elle pas, dans les religions même, aussi complète qu'on pourrait le croire d'abord, et il semble que l'on retrouve ici le double mouvement du moi et de l'Esprit. Il faut, d'une part, reconnaître, en tout désir religieux, le désir qu'éprouve le moi de s'agréger à l'éternel et de sauver ainsi son individualité fragile, que menacent le temps et la mort."

 

Ferdinand Alquié, Le Désir d'Éternité, 1943, PUF, 1987, p. 120-122.



  "Dieu fabriqué par les mortels à leur image hypostasiée n'existe que pour rendre possible la vie quotidienne malgré le trajet de tout un chacun vers le néant. Tant que les hommes auront à mourir, une partie d'entre eux ne pourra soutenir cette idée et inventera des subterfuges. On n'assassine pas un subterfuge, on ne le tue pas. Ce serait même plutôt lui qui nous tue - car Dieu met à mort tout ce qui lui résiste. En premier lieu la Raison, l'Intelligence, l'Esprit Critique. Le reste suit par réaction en chaîne...
  Le dernier dieu disparaîtra avec le dernier des hommes. Et avec lui la crainte, la peur, l'angoisse, ces machines à créer des divinités. La terreur devant le néant, l'incapacité à intégrer la mort comme un processus naturel, inévitable, avec lequel il faut composer, devant quoi seule l'intelligence peut produire des effets, mais également le déni, l'absence de sens en dehors de celui qu'on donne, l'absurdité a priori, voilà les faisceaux généalogiques du divin. Dieu mort supposerait le néant apprivoisé.
  [...] la névrose conduisant à forger des dieux résulte du mouvement habituel des psychismes et des inconscients. La génération du divin coexiste avec le sentiment angoissé devant le vide d'une vie qui s'arrête. Dieu naît des raideurs, rigidités et immobilités cadavériques des membres de la tribu. Au spectacle du corps mort, les songes et fumées dont se nourrissent les dieux prennent de plus en plus consistance. Quand s'effondre une âme devant la froideur d'un être aimé, le déni prend le relais et transforme cette fin en commencement, cet aboutissement en début d'une aventure. Dieu, le ciel, les esprits mènent la danse pour éviter la douleur et la violence du pire."

 

Michel Onfray, Traité d'athéologie, Livre de Poche, 2006, p. 41-42 et p. 42-43.

 


Date de création : 28/02/2006 @ 12:46
Dernière modification : 24/06/2024 @ 08:57
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