"Oui, puisque l'univers s'étend à l'infini hors des remparts du monde, la raison se demande ce qui existe en ce lieu que l'esprit voudrait voir, où la pensée se projette en son libre essor. Et d'abord, pour nous, d'aucun côté, d'aucun sens, gauche ni droite, haut ni bas, dans l'univers il n'est de limite, je l'ai dit, la chose est criante et la nature du vide en est la preuve éclatante. Quand de toutes parts s'ouvre un espace infini, quand les atomes en nombre innombrable et sans borne voltigent en tous sens d'un mouvement éternel, il n'est nullement vraisemblable de penser que seuls notre terre et notre ciel furent créés et qu'au-dehors tant de corps premiers ne font rien. D'autant plus que ce monde est l'œuvre de la nature et que les atomes d'eux-mêmes et spontanément au gré des rencontres, après toutes sortes d'unions, vagues, stériles et vaines, se groupèrent enfin en ces combinaisons qui toujours forment aussitôt les origines des grandes choses, la terre et la mer, le ciel et tout le genre des êtres animés. Ainsi, je le répète, tu es forcé d'admettre qu'il existe ailleurs d'autres assemblages de matière, semblables à celui qu'étreint jalousement notre ciel. Et quand la matière se présente en abondance, quand s'offre l'espace, quand rien, nulle raison ne s'oppose, un monde doit se faire et se parfaire. Si donc il existe une foule d'atomes si grande qu'une génération de vivants ne saurait les compter et s'il reste un pouvoir, une nature identiques pour jeter et grouper les atomes en tous lieux de la même façon qu'ils furent ici précipités, il faut admettre qu'il existe ailleurs d'autres terres, diverses races d'hommes et de bêtes sauvages. Enfin, dans la somme des choses, il ne s'en trouve aucune qui soit seule et unique à naître, seule à grandir, qui ne s'inscrive avec beaucoup d'autres en quelque espèce tu le découvriras en observant les êtres vivants : ainsi en est-il du genre sylvestre des fauves, ainsi de l'engeance des hommes, des troupes muettes de porte-écailles, ainsi de tous les volatiles. De semblable manière, il faut donc admettre que le ciel, la terre, le soleil, la lune, la mer et tout ce qui existe, loin d'être uniques, forment un nombre infini puisque à leur vie un terme immuable est fixé et qu'ils ont un corps soumis à la naissance, comme les autres espèces de notre monde qui présentent toujours des spécimens nombreux."
Lucrèce, De la nature, II, vers 1044-1089, tr. fr. José Kany-Turpin, GF, 1997, p. 173-175.
"Notre monde vient d'en trouver un autre (et qui nous garantit que c'est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles et nous, avons ignoré celui-ci jusqu'à cette heure ?) non moins grand, plein et membru que lui ; toutefois si nouveau et si enfant, qu'on lui apprend encore son a, b, c : il n'y a pas cinquante ans qu'il ne savait ni lettre, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni céréales, ni vignes. Il était encore tout nu, au giron et ne vivait que par les moyens de sa mère nourrice. Si nous concluons bien de notre fin, et ce poète de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera qu'entrer dans la lumière quand le nôtre en sortira. L'univers tombera en paralysie ; l'un des deux membres sera perclus, l'autre en vigueur.
Bien crains-je que nous aurons bien fort hâté sa déclinaison et sa ruine par notre contagion et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C'était un monde enfant ; si ne l'avons-nous pas fouetté et soumis à notre discipline par l'avantage de notre valeur et de nos forces naturelles, ni ne l'avons pratiqué par notre justice et bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux témoignent qu'ils ne nous devaient rien en clarté d'esprit naturelle et pertinence. L'épouvantable magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce Roi, où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un jardin, étaient excellemment formées en or, comme, en son cabinet, tous les animaux qui naissaient en son État et en ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages en pierreries, en plume, en coton, en la peinture, montrent qu'ils ne nous cédaient non plus en l'industrie. Mais, quant à la dévotion, l'observance des lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise, il nous a bien servi de n'en avoir pas autant qu'eux ; ils se sont perdus par cet avantage, et vendus et trahis eux-mêmes. […]
Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance et inexpérience à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, cupidité et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté, à l'exemple et sur le modèle de nos mœurs. Qui mit jamais à tel prix le service du commerce et du trafic ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre ! Mécaniques victoires ! Jamais l'ambition, jamais les inimités publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à des hostilités aussi horribles et à d'aussi misérables calamités. "
Michel de Montaigne, Les Essais, 1580-1588, III, 6, "Des coches", orthographe modernisée par Claude Pinganaud, Arléa, 2002.
"La Marquise sentit une vraie impatience de savoir ce que les étoiles fixes deviendraient. Seront-elles habitées comme les planètes ? me dit-elle. Ne le seront-elles pas ? Enfin qu'en ferons-nous ? Vous le devineriez peut-être, si vous en aviez bien envie, répondis-je. Les étoiles fixes ne sauraient être moins éloignées de la Terre que de vingt sept mille six cent soixante fois la distance d'ici au Soleil, qui est de trente-trois millions de lieues et, si vous fâchiez un astronome, il les mettrait encore plus loin. La distance du Soleil à Saturne, qui est la planète la plus éloignée, n'est que trois cent trente millions de lieues ; ce n'est rien par rapport à la distance du Soleil ou la Terre aux étoiles fixes, et on ne prend pas la peine de la compter. Leur lumière, comme vous voyez, est assez vive et assez éclatante. Si elles la recevaient du Soleil, il faudrait qu'elles la reçussent déjà bien faible après un si épouvantable trajet ; il faudrait que, par une réflexion qui l'affaiblirait encore beaucoup, elles nous la renvoyassent à cette même distance. Il serait impossible qu'une lumière, qui aurait essuyé une réflexion et fait deux fois un semblable chemin, eût cette force et cette vivacité qu'a celle des étoiles fixes. Les voilà donc lumineuses par elles-mêmes, et toutes, en un mot, autant de Soleils.
Ne me trompai-je point, s'écria la Marquise, ou si je vois où vous me voulez mener ? M'allez-vous dire : Les étoiles fixes sont autant de Soleils, notre Soleil est le centre d'un tourbillon qui tourne autour de lui ; pourquoi chaque étoile fixe ne sera-t-elle pas aussi le centre d'un tourbillon qui aura un mouvement autour d'elle ? Notre Soleil a des planètes qu'il éclaire, pourquoi chaque étoile fixe n'en aura-t-elle pas aussi qu'elle éclairera ? Je n'ai à vous répondre, lui dis- je, que ce que répondit Phèdre à Enone : C'est toi qui l'as nommé.
Mais, reprit-elle, voilà l'univers si grand que je m'y perds, je ne sais plus où je suis, je ne suis plus rien. Quoi, tout sera divisé en tourbillons jetés confusément les uns parmi les autres ? Chaque étoile sera le centre d'un tourbillon, peut-être aussi grand que celui où nous sommes ? Tout cet espace immense qui comprend notre Soleil et nos planètes, ne sera qu'une petite parcelle de l'univers ? Autant d'espaces pareils que d'étoiles fixes ? Cela me confond, me trouble, m'épouvante. Et moi, répondis-je, cela me met à mon aise. Quand le ciel n'était que cette voûte bleue, où les étoiles étaient clouées, l'univers me paraissait petit et étroit, je m'y sentais comme oppressé ; présentement qu'on a donné infiniment plus d'étendue et de profondeur à cette voûte en la partageant en mille et mille tourbillons, il me semble que je respire avec plus de liberté, et que je suis dans un plus grand air, et assurément l'univers a toute une autre magnificence. La nature n'a rien épargné en le produisant, elle a fait une profusion de richesses tout à fait digne d'elle. Rien n'est si beau à se représenter que ce nombre prodigieux de tourbillons, dont le milieu est occupé par un Soleil qui fait tourner des planètes autour de lui. Les habitants d'une planète d'un de ces tourbillons infinis voient de tous côtés les Soleils des tourbillons dont ils sont environnés, mais ils n'ont garde d'en voir les planètes qui, n'ayant qu'une lumière faible, empruntée de leur Soleil, ne la poussent point au-delà de leur monde.
Vous m'offrez, dit-elle, une espèce de perspective si longue, que la vue n'en peut attraper le bout. Je vois clairement les habitants de la Terre, ensuite vous me faites voir ceux de la Lune et des autres planètes de notre tourbillon, assez clairement à la vérité, mais moins que ceux de la Terre ; après eux viennent les habitants des planètes des autres tourbillons. Je vous avoue qu'ils sont tout à fait dans l'enfoncement, et que, quelque effort que je fasse pour les voir, je ne les aperçois presque point. Et, en effet, ne sont-ils pas presque anéantis par l'expression même dont vous êtes obligé de vous servir en parlant d'eux ? Il faut que vous les appeliez les habitants d'une des planètes de l'un de ces tourbillons dont le nombre est infini. Nous mêmes, à qui la même expression convient, avouez que vous ne sauriez presque plus nous démêler au milieu de tant de mondes. Pour moi, je commence à voir la Terre si effroyablement petite, que je ne crois pas avoir désormais d'empressement pour aucune chose. Assurément, si on a tant d'ardeur de s'agrandir, si on fait desseins sur desseins, si on se donne tant de peine, c'est que l'on ne connaît pas les tourbillons. Je prétends bien que ma paresse profite de mes nouvelles lumières, et quand on me reprochera mon indolence, je répondrai : Ah ! si vous saviez ce que c'est que les étoiles fixes ! Il faut qu'Alexandre ne l'ait pas su, répliquai-je, car un certain auteur qui tient que la Lune est habitée, dit fort sérieusement qu'il n'était pas possible qu'Aristote ne fût dans une opinion si raisonnable (comment une vérité eût-elle échappé à Aristote ?), mais qu'il n'en voulut jamais rien dire, de peur de fâcher Alexandre, qui eût été au désespoir de voir un monde qu'il n'eût pas pu conquérir."
Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686, Cinquième soir, GF, 1998, p. 141-143.
"Une […] proposition, initiée en 1957 Hugli Everett […], refuse d'admettre l'effondrement de la fonction d'onde[1]. Au lieu de cela, elle stipule que chacune de toutes les éventualités que réunit la fonction d'onde voit le jour, mais dans des univers distincts. Cette proposition, dite « interprétation des mondes multiples » généralise le concept « d'univers » pour inclure d’innombrables « univers parallèles » (autant de versions différentes du nôtre) : si la mécanique quantique prédit l'occurrence d'un événement, même avec une probabilité minuscule, alors celui-ci aura effectivement lieu, dans l'une au moins de ces multiples copies de notre univers. Si la fonction d'onde indique que l'électron peut être ici, là et tout là-bas, alors, dans un premier univers, une version de nous-même le trouvera ici ; dans un autre univers, une autre version de nous-même le trouvera là ; et, dans un troisième univers, une troisième copie de nous-même le trouvera tout là-bas. La succession de ce que chacun de nous observe d'une seconde à la suivante est donc le reflet d'une réalité qui se déroule dans une part seulement de ce réseau infini d'univers, chacun d'eux étant peuplé de copies de vous et moi et de quiconque est en vie dans un univers où certaines observations ont donné certains résultats. Dans l'un de ces univers, vous êtes en train de lire ces lignes, dans un autre, vous êtes en train de surfer sur Internet, et, dans un troisième, vous attendez anxieusement le lever de rideau pour votre première à l'Opéra. C'est un peu comme s'il n'y avait pas un unique bloc d'espace-temps […] mais un nombre infini, chacun d'entre eux réalisant un déroulement possible des événements. Ainsi, dans l'interprétation des mondes multiples, parmi toutes les possibilités, aucune ne demeure au stade de l'éventualité. Il n'y a pas d'effondrement de la fonction d'onde. Toute issue possible a lieu, dans l'un ou l'autre des univers parallèles."
Brian Greene, La Magie du cosmos, 2004, tr. fr. Céline Laroche, Folio Essais, 2007, p. 349-350.
[1] L’effondrement de la fonction d’onde ou réduction du paquet d'onde est un concept de la mécanique quantique selon lequel, après une mesure, un système physique voit son état entièrement réduit à celui qui a été mesuré.
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