"Mais la famille des hommes qui ne vivent pas dans la foi poursuit une paix toute terrestre dans les biens et les avantages de cette vie temporelle. La famille des hommes vivant de la foi attend au contraire ces biens à venir que l'éternité lui promet, n'usant des biens de la terre et du temps que comme étrangère, non pour se laisser prendre par eux et détourner du but où elle tend. Dieu même, mais afin d'y trouver un appui qui, loin d'aggraver, allège le fardeau de ce corps périssable dont l'âme est appesantie.
C'est pourquoi l'usage des choses nécessaires à cette vie mortelle est commun aux fidèles et aux infidèles, à l'une et à l'autre famille ; mais, dans l'usage, la fin propre à chacune est différente. Ainsi, la cité terrestre, qui ne vit pas de la foi, aspire à la paix terrestre ; et c'est là le but qu'elle assigne à l'union de l'autorité et de la soumission entre citoyens, qu'il y ait, quant aux intérêts de cette vie mortelle, un certain concert des volontés humaines.
Mais la cité céleste, ou plutôt cette partie d'elle-même qui, dans la mortalité, voyage et vit de la foi, n'use aussi de cette paix intérieure que par nécessité, en attendant que la mortalité passe à qui une telle paix est nécessaire. Aussi, tant qu'elle prolonge, au sein de la cité terrestre, la vie captive, pour ainsi dire, de son pèlerinage, où toutefois elle a déjà reçu la promesse de la rédemption et le don spirituel en gage de cette promesse ; soumise aux lois de la terre qui disposent des intérêts temporels, elle obéit sans hésiter, et, comme la mortalité leur est commune, elle veut maintenir entre elle et sa rivale la bonne intelligence en ce qui touche leurs mortelles destinées.
Mais la cité de la terre ayant eu certains sages, réprouvés par la parole divine, qui, sur la foi de leurs conjectures, ou cédant aux artifices des démons, ont cru qu'il fanait assurer à l'humanité le protection d'un grand nombre de dieux auxquels s'attribuent diverses fonctions ; l'un présidant au corps, l'autre à l'âme ; dans le corps, l'un à la tête, l'autre au col, etc. ; dans l'âme, l'un à l'esprit, l'autre à la science, celui-ci à la colère, celui-là à l'amour ; quant aux besoins de la vie, l'un présidant aux troupeaux, l'autre aux richesses ; l'un à la navigation, l'autre à la guerre et à la victoire; l'un au mariage, l'autre à l'enfantement et à la fécondité, etc. ; tandis que la cité céleste ne reconnaissant qu'un seul Dieu, et dans sa pieuse fidélité, réservant à ce Dieu l'hommage de servitude, ce culte nommé Latrie en grec, dû à lui seul, il est arrivé qu'elle n'a pu entrer avec la cité de la terre en communauté de la loi religieuse ; qu'à cet égard les dissentiments ont dû s'élever entre elle et sa rivale, et la haine de ceux qui professent des opinions contraires, s'acharner sur la cité céleste, dont la constance serait incessamment en butte à la fureur et aux assauts des persécutions, si la crainte que parfois inspire la multitude des fidèles qu'elle rallie et l'assurance divine qui ne lui manque jamais ne la protégeaient contre l'animosité de ses ennemis.
Ainsi, pendant son pèlerinage sur la terre, cette céleste cité recrute ces citoyens chez toutes les nations, elle rassemble, malgré la pluralité des idiomes, une société voyageuse comme elle : différence de mœurs, de lois, d'institutions, toutes choses lui servent à obtenir ou maintenir la paix terrestre, peu lui importe ; elle n'en retranche rien, elle n'en détruit rien ; que dis-je ? Elle les conserve et les suit. Car toutes, nonobstant leurs diversités, selon la diversité des peuples, tendent à une seule et même fin, la paix d'ici-bas. Si toutefois elles laissent à la religion la liberté l'enseigner le culte du seul et vrai Dieu.
La cité du ciel use donc, en ce pèlerinage, de la paix de la terre, et, en ce qui touche aux intérêts de la nature mortelle, autant que la pitié est sauve et que la religion lui permet, elle protège et encourage l'union des volontés humaines, rapportant la paix d'ici-bas à la paix céleste ; véritable paix, la seule dont puisse jouir, la seule qui puisse appeler de ce nom la créature raisonnable ; ordre et concorde suprême dans la jouissance de Dieu, dans la jouissance mutuelle de tous en Dieu. Là, il n'y aura plus vie mortelle, mais pleine et certaine vitalité ; il n'y aura plus corps animal, dont le fardeau corruptible appesantit l'âme; mais corps spirituel sans aucune indulgence, et dans toutes ses parties soumis à la volonté. Voyageuse dans la foi, elle possède ici-bas cette paix, et elle vit de la foi avec justice, quand elle rapporte à l'acquisition de cette paix tout ce qu'elle fait d'œuvres bonnes envers Dieu et le prochain ; car la vie de la cité est une vie sociale."
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre XIX, chapitre 17, tr. fr. Louis Moreau revue par Jean-Claude Eslin, Points Sagesses, 1994, tome III, p. 128-130.
"Il est vrai que le monde visible serait plus parfait, si les terres et les mers faisaient des figures plus justes : si, étant plus petit, il pouvait entretenir autant d'hommes : si les pluies étaient plus régulières et les terres plus fécondes : en un mot, s'il n'y avait point tant de monstres et de désordres. Mais Dieu voulait nous apprendre que c'est le monde futur qui sera proprement son ouvrage ou l'objet de sa complaisance et le sujet de sa gloire.
Le monde présent est un ouvrage négligé. C'est la demeure des pécheurs, il fallait que le désordre s'y rencontrât. L'homme n'est point tel que Dieu l'a fait ; il fallait donc qu'il habitât des ruines, et que la terre qu'il cultive ne fût que le débris d'un monde plus parfait. Ces pointes de rochers au milieu des mers, et ces côtes escarpées qui les environnent marquent assez que maintenant l'Océan inonde des terres écroulées. Il a fallu que l'irrégularité des saisons abrégeât la vie de ceux qui ne pensaient plus qu'au mal ; et que la terre ruinée et submergée par les eaux portât jusqu'à la fin des siècles des marques sensibles de la vengeance divine. Ainsi le monde présent, considéré en lui-même, n'est point un ouvrage où la sagesse de Dieu paraisse telle qu'elle est. Mais le monde présent, considéré par rapport à la simplicité des voies par lesquelles Dieu le conserve, considéré par rapport aux pécheurs qu'il punit et aux justes qu'il exerce et qu'il éprouve en mille manières, considéré par rapport au monde futur, dont il est la figure expresse par les événements les plus considérables ; en un mot le monde présent, considéré par rapport à toutes ses circonstances, est tel qu'il n'y a qu'une sagesse infinie qui en puisse comprendre toutes les beautés."
Malebranche, Méditations chrétiennes, 1683, 7e méditation, § 11-12, Œuvres de Malebranche, Charpentier, 1842, p. 316.
Retour au menu sur le monde