"Le sens du monde doit se trouver en dehors du monde. Dans le monde toutes choses sont comme elles sont et se produisent comme elles se produisent : il n'y a pas en lui de valeur – et s'il y en avait une, elle n'aurait pas de valeur.
S'il existe une valeur qui ait de la valeur, il faut qu'elle soit hors de tout évènement et de tout être-tel. (So-sein.) Car tout évènement et être-tel ne sont qu'accidentels.
Ce qui les rend non-accidentels ne peut se trouver dans le monde, car autrement, cela aussi serait accidentel.
Il faut que cela réside hors du monde."
Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 1921, tr. fr. Pierre Klossowski, Gallimard tel, 1999, p. 103.
"Le Platon du Timée répond de façon très positive aux deux questions de la valeur et de l'intérêt du monde : le monde est ce qu'il y a de meilleur, et sa connaissance est souverainement intéressante, puisqu'elle, et elle seule, nous permet d'accéder à la plénitude de notre propre humanité. Pour Épicure, le monde tel qu'il est n'est pas mauvais, mais il n'a pas plus de valeur que n'importe quel autre arrangement d'atomes ; sa connaissance, en droit, n'est pas indispensable, mais elle est utile en fait, puisqu'elle permet de se rassurer. Pour qui se réclame d'Abraham, le monde est bon, et même « très bon », puisqu'il est l'œuvre d'un Dieu bon ; sa connaissance est également utile puisqu'elle achemine à celle du Créateur. Pour la gnose[1], le monde, œuvre d'un démiurge maladroit ou pervers, est mauvais.
La valeur du monde dans le platonisme, en tout cas celui du Timée, est plus grande que selon « Abraham ». Pour le premier, ce qui transcende le monde reste flou ; pour le, second, le Créateur est « le seul (vraiment) bon ». À l'inverse, le monde épicurien est meilleur que celui qu'imagine la gnose ; il n'est en effet pas franchement mauvais, mais plutôt moralement indifférent. Le monde selon les gnostiques est au contraire le comble du mal, un piège et une prison.
L'intérêt du monde, dans le platonisme, là aussi si on se limite à celui du Timée, est considérable, puisque sa connaissance constitue la seule voie vers l'excellence de la conduite humaine. Il subsiste pour qui suit Abraham : le monde est un chemin tout à fait légitime et praticable vers Dieu ; il n'est donc pas sans intérêt, mais le détour par lui n'est pas indispensable, la révélation fournissant au croyant, de façon immédiate, un savoir plus précis et des directives d'action plus nettes. En revanche, l'épicurisme considère la « physiologie » comme n'ayant qu'une valeur négative, indirecte ; reste qu'elle est indispensable, car, sans elle, la sagesse resterait hors d'atteinte. Pour la gnose, la connaissance du monde est inutile, la seule connaissance libératrice est bien plutôt celle qui permet d'en sortir."
Rémi Brague, La Sagesse du monde, 1999, Chapitre VI, Le Livre de Poche, 2002, p. 104-105.
[1] De façon très générale, la gnose est une doctrine philosophico-religieuse selon laquelle le salut de l'âme passe par une connaissance (expérience ou révélation) directe de la divinité, et donc par une connaissance de soi.
"Les exemples de « crimes » de la nature (volcans, tremblements de terre, raz de marées, etc.) étaient connus depuis toujours. Mais un gouffre sépare les Anciens des Modernes : les Anciens pouvaient faire appel et renvoyer au supralunaire pour montrer que, dans l'écrasante majorité des cas, la nature est gouvernée par le Bien. Pour nous, en revanche, ce chemin est devenu une impasse. Nous ne connaissons plus la distinction entre les domaines sublunaire et supralunaire. Pour nous, l'univers est une totalité, une tunique sans couture. Nous ne sommes plus en droit de faire la différence entre des niveaux du monde qui auraient une plus ou moins grande valeur. C'est ce qu'a perçu un moraliste anglais de la fin du siècle dernier. Au cours d'une argumentation qui vise à restreindre la qualité de « bon » ou de « mauvais » à l'humain, Henry Sidgwick écrit : « Il ne fait nul doute qu'il y ait un point de vue, qui parfois a été adopté avec le plus grand sérieux, et à partir duquel l'ensemble de l'univers, et pas uniquement une certaine condition des êtres raisonnables ou sentants, a été considéré comme très bon, exactement comme le considère le Créateur, tel que le décrit la Genèse. Mais on ne peut guère développer une telle façon de voir pour en faire une méthode d'éthique. À des fins pratiques, nous avons besoin de concevoir certaines parties de l'univers comme n'étant, au moins, pas aussi bonnes qu'elles pourraient l'être. Et il ne semble pas que nous ayons aucune raison de pratiquer une distinction de ce genre entre différentes parties l'univers non sentant, si nous les considérons en elles-mêmes et abstraction faite de leur relation avec des êtres conscients ou sentants.» Ce qui, pour Sidgwick, était une évidence qu'il n'était pas nécessaire de fonder, à savoir la conviction, exprimée à la fin du texte, qu'aucune partie du monde n'est « meilleure» qu'une autre, aurait été un scandale pour l'Antiquité et le Moyen Âge. Dans le même esprit, Wittgenstein écrit vers la fin du Tractatus logico-philosophicus : « Le sens du monde doit se trouver en dehors de celui-ci. Dans le monde, tout est comme il est et se passe comme il se passe. Il n'y a en lui aucune valeur, et s'il y en avait une, elle n'aurait aucune valeur. » La formule est préfigurée par une note de guerre : « L'éthique ne traite pas du monde. ». Et dans un entretien, il confie : « Dans une description exhaustive du monde, il n'y a pas une seule phrase d'éthique. » Le monde est a-moral. Le monde est le domaine de ce qui est, dans lequel « tout est comme il est », rien de plus. On notera la phrase : s'il y avait une valeur dans le monde elle n'aurait aucune valeur. Pour le dire dans le vocabulaire de Nietzsche, le monde est la dévalorisation même des valeurs. Le monde est, de soi, nihiliste. C'est pourquoi l'éthique doit se situer en dehors du monde. Pour arriver à cette prétendue évidence, il a fallu les efforts des savants pour détruire l'évidence précédente, qui était contraire. Il en est ainsi à la suite d'un mouvement enclenché dès l'aube des Temps modernes."
Rémi Brague, La Sagesse du monde, 1999, Chapitre VI, Le Livre de Poche, 2002, p. 289-290.
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Date de création : 22/12/2022 @ 11:01
Dernière modification : 09/02/2023 @ 09:07
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