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Texte à méditer :  Aucune philosophie n'a jamais pu mettre fin à la philosophie et pourtant c'est là le voeu secret de toute philosophie.   Georges Gusdorf
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Manières de faire des mondes selon Nelson Goodman

  "Lié au titre équivoque de William James Un Univ­ers pluraliste, le choix entre le monisme et le plura­lisme tend à s'évanouir sous l'analyse. S'il n'existe qu'un seul monde, il doit embrasser une multipli­cité d'aspects contrastés ; s'il y a plusieurs mondes, leur regroupement est un. Le monde unique peut être appréhendé comme multiple, ou les mondes pluriels comme un ; l'un et le multiple dépendent de la manière d'appréhender.
  Pourquoi alors Cassirer insiste-t-il sur la multipli­cité des mondes ? En quel sens important et souvent négligé existe-t-il plusieurs mondes ? Une chose est claire : la question ici traitée n'est pas celle des mondes possibles que forgent et manipulent beauc­oup de mes contemporains, surtout quand ils habitent près de Disneyland. Nous ne sommes pas en train de parler des multiples solutions possibles de remplacement d'un unique monde réel, mais de la multiplicité des mondes réels. Comment interpréter des termes tels que « réel », « irréel », « fictif », « possible » ? Il s'agit là d'une question ultérieure.
  Considérons pour commencer les énoncés « Le Soleil se meut toujours » et « Le Soleil ne se meut jamais ». Bien qu'également vrais, ils vont difficilement l'un avec l'autre. Dirons-nous alors qu'ils décrivent des mondes différents et qu'il y a véritablement autant de mondes différents que de vérités mutuellement exclusives ? Ou bien plutôt sommes-nous enclins à considérer les deux chaînes de mots comme des énoncés complets possédant en propre une valeur de vérité, mais à caractère elliptique valant pour les énoncés suivants qui peuvent être tous deux vrais du même monde : « Dans le cadre référence A, le Soleil se meut toujours » et « Dans cadre de référence B, le Soleil ne se meut jamais » ?
  Cependant, les cadres de référence semblent appartenir moins à ce qui est décrit qu'aux systèmes de description : chacun des deux énoncés renvoie ce qu'il décrit à un tel système. Si je veux me renseigner sur le monde, vous pouvez proposer de me raconter comment il est selon un ou plusieurs cadres de référence ; mais si j'insiste pour que vous me racontiez comment est le monde indépendamment de tout cadre, que pourrez-vous dire alors ? Quoi qu'on ait à décrire, on est limité par les manières de décrire. À proprement parler, notre univers consiste en ces manières plutôt qu'en un monde ou des mondes.
  Les descriptions rivales du mouvement utilisent toutes plus ou moins les mêmes termes et se transforment canoniquement les unes dans les autres. Elles ne fournissent donc qu'un exemple mineur assez décoloré de la diversité des manières de prendre le monde en compte. Beaucoup plus frappante est la grande variété des versions et visions que permettent les nombreuses sciences, les travaux des différents peintres et écrivains, nos perceptions qui en sont nourries autant que des circonstances, de nos propres intuitions, intérêts et expériences pas­sées. Même dans les versions rejetées parce qu'illu­soires, fausses ou douteuses, il subsiste et s'exhibe de nouvelles dimensions de la disparité. Ici les cadres de référence ne forment pas un ensemble net, nous ne disposons pas non plus de règles toutes prêtes pour transformer physique, biologie ou psychologie l'une en l'autre, ni d'aucune façon de transformer l'une en la vision de Van Gogh, ou la vision de Van Gogh en celle de Canaletto. De telles versions, qui sont des dépictions plutôt que des descriptions, n'ont au sens littéral aucune valeur de vérité, et ne peuvent être composées par la conjonction. À la différence entre juxtaposer et conjoindre deux énoncés, on ne trouve aucun correspondant évident quand il s'agit de deux images, ou d'une image et d'un énoncé. On peut bien sûr relativiser les versions spectaculaire­ment opposées du monde : chacune est correcte dans un système donné – pour une science donnée, un artiste donné, ou un sujet percevant donné et une situation. Ici encore nous passons de la description ou dépiction « du monde » au langage des descript­ions et dépictions, mais maintenant sans même la consolation d'une intertraductibilité ou d'une organisation évidente des nombreux systèmes en question.
  Malgré tout, une version correcte ne diffère-t-elle pas d'une incorrecte uniquement dans sa manière de s'appliquer au monde, de sorte que la correction elle-même dépend de et implique un monde ? Nous ferions mieux de dire que « le monde » dépend de la correction. Nous ne pouvons tester une version en la comparant avec un monde qui n'est pas décrit, ni dépeint, ni perçu, mais seulement en utilisant d'autres moyens que je discuterai plus loin. Pour autant qu'on peut parler de déterminer comme correctes ­les versions qui « nous apprennent quelque chose sur le monde » – « le monde » étant, suppose-t-on celui que toutes les versions correctes décrivent – tout ce que nous apprenons du monde est contenu dans les versions correctes élaborées à son sujet ; et pour autant que le monde sous-jacent, dépouillé de ces versions, n'a pas besoin d'être nié pour ceux qui l'aiment, il est peut-être après tout un monde bien perdu. À certains égards, nous pourrions vouloir définir une relation qui classerait les versions en des groupes tels que chacun constituerait un monde et dont les éléments seraient des versions de ce monde mais à de nombreux égards aussi, les descriptions correctes du monde, les dépictions du monde, les perceptions du monde, les-manières-dont-le-monde est, ou seulement les versions, peuvent être traitées comme nos mondes.
  Faisons le point : le fait qu'il existe plusieurs versions différentes du monde apparaît difficilement discutable ; la question semble virtuellement vide de savoir combien il existe de mondes-en-eux-mêmes s'il y en a. En quel sens non trivial alors existe-t­-il plusieurs mondes, ainsi qu'y insistent Cassirer et d'autres pluralistes de même espèce ? Juste en celui-ci, je pense : que les nombreuses versions différentes du monde sont d'intérêt et d'importance indépendants, et ne requièrent ni ne présupposent d'être réduites à un unique fondement. Le pluraliste, loin d'être anti-scientifique, accepte les sciences dans leur pleine valeur. Son adversaire-type est le matérialiste ou le physicaliste monopolistique qui soutient qu'un système, la physique, est prééminent et inclut tous les autres, de telle façon que chaque autre ver­sion doit finalement être réduite à ce système, ou rejetée comme fausse ou dépourvue de signification. Si l'on pouvait trouver une quelconque façon de réduire toutes les versions correctes à une et une seule version, celle-ci devrait, avec un certain semblant de plausibilité, être considérée comme l'unique vé­rité sur l'unique monde. Il est peu probable qu'on trouve une telle réductibilité ; sans seulement parler de sa prétention qui est obscure, puisque la physique elle-même est fragmentaire et instable, et que res­tent vagues le moyen autant que les conséquences de la réduction envisagée. (Comment allez-vous ré­duire la vision du monde de Constable ou de James Joyce à la physique ?) Je suis la dernière personne susceptible de sous-estimer construction et réduc­tion. Réduire un système à un autre peut constituer une contribution authentique à l'effort de comprendre les interrelations entre versions du monde ; mais il est difficile de construire une réduction dans aucun sens raisonnablement précis, elle est presque tou­jours partielle et rarement – si jamais – unique. Exiger une pleine et exclusive réductibilité à la phy­sique ou à quelque autre version unique, c'est renon­cer à presque toutes les autres versions. Accepter, comme le font les pluralistes, des versions autres que la physique, n'implique nullement d'avoir une conception atténuée de la rigueur ; mais cela impliq­ue de reconnaître que les différents standards, non moins exigeants que ceux appliqués en science, sont appropriés pour estimer ce qu'apportent les versions perceptuelles, picturales ou littéraires.
  Aussi longtemps qu'on préserve la diversité et les contrastes des versions qui sont correctes sans être toutes réductibles à une unique, il faut rechercher l'unité, non dans un quelque chose ambivalent et neutre gisant au-dessous des différentes versions mais dans une organisation générale qui les embrasse. Cassirer entreprend sa recherche en conduisant une étude sur la manière dont le mythe, la religion, le langage, l'art, la science, se développent dans le croisement des différentes cultures. Mon approche consiste plutôt en une étude analytique sur les types et fonctions des symboles et systèmes de symboles. En aucun cas, il ne faut s'attendre à un résultat unique ; les univers de mondes aussi bien que les mondes eux-mêmes peuvent être construits de bien des manières."

 

Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, 1977, chapitre I, tr. fr. Marie-Dominique Popelard, Folio essais, 2010, p. 16-21.


 

  "Toute cette folle prolifération de mondes ne nous invite-t-elle pas maintenant à revenir à des jugements plus sains ? Ne devrions-nous pas arrêter de parler de versions correctes comme si chacune était, ou avait, son propre monde, et ne devrions-nous pas plutôt les reconnaître toutes comme versions d'un seul et même monde neutre et sous-jacent ? On le remarquait plus haut, le monde ainsi reconquis n'a plus ni genres, ni ordre, ni mouvement, ni repos, ni structure – c'est un monde qui ne mérite pas plus qu'on lutte pour que contre lui.
  Nous pourrions pourtant considérer le monde réel comme l'une (parmi les autres en concurrence) des versions correctes (ou groupes d'entre elles re­liées ensemble par un principe de réductibilité ou de traductibilité), les autres étant alors des versions de ce même monde telles qu'on pourrait rendre compte de leurs différences par rapport à la version stan­dard. Le physicien tient son monde pour réel, il attr­ibue les suppressions, additions, irrégularités et acc­entuations des autres versions aux imperfections de la perception, aux urgences de la pratique, ou à la licence poétique. Le phénoménaliste tient le monde de la perception pour fondamental, et les suppres­sions, abstractions, simplifications et distorsions des autres versions résultent d'intérêts scientifiques, pra­tiques ou artistiques. Pour l'homme de la rue, les versions des sciences, de l'art et de la perception, s'écartent de manières multiples du monde familier et commode qu'il s'est construit de bric et de broc avec des morceaux de tradition scientifique et artist­ique, et où il lutte pour sa propre survie. Le plus souvent, c'est ce monde qu'on juge réel ; car la réali­té dans un monde, comme le réalisme dans une peinture, est en grande partie affaire d'habitude.

  Curieusement, notre passion pour un monde est alors satisfaite de multiples manières différentes, à différents moments et pour des buts différents. Il n'y a pas que le mouvement, la dérivation, la pondération ou l'ordre, qui soient relatifs ; la réalité l'est aussi. Que les versions correctes et les mondes réels soient multiples n'oblitère pas la distinction entre versions correctes et incorrectes, ne permet pas d'admettre comme simplement possibles les mondes qui répondent à des versions incorrectes, et n'implique pas que toutes les solutions de rechange, correctes soient également bonnes pour tout dessein, ou juste pour certains. Pas même une mouche ne saurait prendre une extrémité de ses ailes pour un point fixe ; nous n'accueillons pas les molécules et les phénomènes concrets à titre d'éléments dans notre monde quotidien ; nous ne mélangeons pas les tomates, les triangles et les machines à écrire, les tyrans et les tornades dans un seul genre ; le physicien ne prendra rien de tout cela parmi ses particules élémentaires; le peintre qui voit les choses comme lui, voit l'homme de la rue aura un succès plus populaire qu'artistique. Et le même philosophe qui ici contemple métaphilosophiquement une vaste variété de mondes trouve que seules les versions qui font face aux réquisits d'un nominalisme obstiné et déflationniste respectent son projet de construction de systèmes philosophiques.
  Ce n'est pas tout. Alors qu'admettre des mondes rivaux est si facile que cela peut être libérateur et suggérer de nouvelles voies à explorer, le consentement à accueillir tous les mondes ne construit rien. Reconnaître simplement les nombreux cadres de référence valables ne nous fournit aucune carte des mouvements des corps célestes ; accepter que des fondations différentes puissent être choisies ne produit aucune théorie scientifique, ni aucun système philosophique ; être avisé des diverses manières de voir ne peint aucun tableau. La largesse d'esprit ne saurait se substituer au dur labeur."

 

Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, 1977, tr. fr. Marie-Dominique Popelard, Folio essais, 2010, p. 39-42.


 

  "Qu'on veuille bien accepter d'innombrables versions concurrentes du monde, vraies ou correctes, ne veut pas dire que tout va bien, que les longs récits valent mieux que les courts, qu'on ne distingue plus les vérités des faussetés, mais seulement que la vérité doit être conçue autrement que comme correspondance avec un monde déjà fait. Bien que nous fassions des mondes en faisant des versions, nous ne faisons pas plus un monde en as­sociant des symboles au hasard qu'un charpentier ne fait une chaise en assemblant au hasard des mor­ceaux de bois. Les multiples mondes que j'autorise correspondent exactement aux mondes réels faits par, et répondant à, des versions vraies ou correctes­. Les mondes possibles, ou impossibles censés répondre à des versions fausses, n'ont pas de place dans ma philosophie.
  Savoir exactement quels mondes on doit reconnaître comme réels est tout à fait une autre question. Encore que certains aspects d'une position philosophique aient une portée, même des perspectives paraissant sévèrement restrictives peuvent admettre d'innombrables versions comme également correctes. […]

  Parler des mondes comme construits par le moyen de versions choque souvent, à la fois par son pluralisme implicite et par l'atteinte ainsi portée à ce que j'ai appelé « quelque chose d'impassible sur quoi s'appuyer ». Mais permettez-moi d'apporter le réconfort que je peux. Alors que j'insiste sur la multiplicité des versions correctes du monde, je ne souligne aucunement qu'il existe plusieurs mondes – ou effectivement au moins un ; car, je l'ai déjà suggéré la question de savoir si deux versions concernent un même monde accepte autant de bonnes réponses qu'il y a de bonnes interprétations des mots « versions du même monde ». Le moniste peut toujours prétendre que les deux versions ont seulement be­soin d'être correctes pour compter comme versions du même monde. Le pluraliste peut toujours répli­quer en demandant à quoi ressemble le monde qui serait indépendant de toute version. Peut-être la meilleure réponse est-elle celle donnée par le profes­seur Woody Allen quand il écrit :

 

Pouvons-nous vraiment « connaître » l'univers ? Mon Dieu, c'est déjà assez difficile de trouver son chemin dans Chinatown. Cependant, la question est de savoir : y a-t-il quelque chose dehors ? Et pourquoi ? Et faut-il qu’ils soient aussi bruyants ? Finalement, il ne peut y avoir aucun doute sur le fait qu'une des caractéristiques de la « réalité » est qu'elle manque d'essence. Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'a pas d'essence, mais que simple­ment elle en manque. (La réalité dont je parle ici est la même que celle décrite par Hobbes, mais un peu plus petite.)

 

  Le message que j'en tire est simplement celui-ci : on n'a pas idée des idées, l'essence n'est pas essen­tielle, et l'important n'est pas ce qui importe. Nous ferions mieux de nous concentrer sur les versions que sur les mondes. Bien sûr, nous voudrions dist­inguer entre les versions qui réfèrent effectivement et celles qui ne le font pas, et parler des choses et des mondes, s'il y en a, auxquels il est fait référence ; mais ces choses et ces mondes, et même la subs­tance dont ils sont faits – de matière, d'antimatière, d'esprit, d'énergie, ou de machin chose – sont eux-mêmes façonnés par et suivant les versions. Les faits, comme dit Norwood Hanson, sont chargés de théories ; ils sont aussi chargés de théorie que nous espérons nos théories chargées de faits. Ou, en d'autres termes, les faits sont de petites théories, et les théories vraies sont de gros faits. Ceci ne veut pas dire, je dois le répéter, qu'il est possible de tomber par hasard sur des versions correctes, ou qu'on construit les mondes « comme ça ». En toute occasion, on commence avec une vieille version (ou avec un vieux monde) qu'on a sous la main, et on s'y attache jusqu'à ce qu'on ait la détermination et le talent de la refondre en une nouvelle. Pour une part, lorsqu'on ressent quelque obstination de la part d'un fait, c'est l'empreinte de l'habitude ; notre fondation solide est effectivement impassible. La construction du monde commence avec une version et finit avec une autre."

 

Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, 1977, chapitre VI, tr. fr. Marie-Dominique Popelard, Folio essais, 2010, p. 135-136 et p. 137-139.

 

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Date de création : 24/01/2023 @ 13:41
Dernière modification : 30/01/2023 @ 10:49
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