"La notion de Dieu la plus reçue et la plus significative que nous ayons, est assez bien exprimée en ces termes que Dieu est un être absolument parfait, mais on n'en considère pas assez les suites ; et pour y entrer plus avant, il est à propos de remarquer qu'il y a dans la nature plusieurs perfections toutes différentes, que Dieu les possède toutes ensemble, et que chacune lui appartient au plus souverain degré. Il faut connaître aussi ce que c'est que perfection, dont voici une marque assez sûre, savoir que les formes ou natures qui ne sont pas susceptibles du dernier degré, ne sont pas des perfections, comme par exemple la nature du nombre ou de la figure. Car le nombre le plus grand de tous (ou bien le nombre de tous les nombres), aussi bien que la plus grande de toutes les figures, impliquent contradiction, mais la plus grande science et la toute-puissance n'enferment point d'impossibilité. Par conséquent la puissance et la science sont des perfections, et, en tant qu'elles appartiennent à Dieu, elles n'ont point de bornes. D'où il s'ensuit que Dieu possédant la sagesse suprême et infinie agit de la manière la plus parfaite, non seulement au sens métaphysique, mais encore moralement parlant, et qu'on peut exprimer ainsi à notre égard que plus on sera éclairé et informé des ouvrages de Dieu, plus on sera disposé à les trouver excellents et entièrement satisfaisant à tout ce qu'on aurait pu souhaiter."
Leibniz, Discours de métaphysique, 1686, § 1, Félix Alcan, 1907, p. 25.
"Ainsi nous trouvons la raison dernière de la réalité, tant des essences que des existences, dans un être unique qui est nécessairement et sans conteste plus grand que le monde, supérieur et antérieur au monde, puisque c'est à lui que non seulement les existences renfermées dans ce monde, mais encore les possibles doivent leur réalité. Cette raison ne peut être cherchée que dans une seule source, à cause de la liaison de toutes ces choses entre elles. Il est manifeste que les choses existantes, jaillissent continuellement de cette source, qu'elles ont été et sont produites par elle, car on ne voit pas pourquoi un état du monde s'en écoulerait plutôt qu'un autre, l'état d'aujourd'hui plutôt que celui d'hier. On voit clairement aussi, comment Dieu agit, non pas seulement physiquement, mais encore librement, qu'en lui n'est pas seulement la cause efficiente, mais aussi la fin des choses, et qu'il ne manifeste pas seulement sa grandeur ou puissance dans la machine de l'univers déjà construite, mais aussi sa bonté ou sagesse dans le plan de la construction. Et afin qu'on ne puisse croire que je confonde ici la perfection morale ou bonté avec la perfection métaphysique ou grandeur, pour qu'on ne puisse, tout en admettant celle-ci, nier celle-là, il faut prendre garde à cette conséquence de ce qui a été dit, à savoir que le monde n'est pas seulement le plus parfait physiquement ou bien, si 1'on préfère, métaphysiquement, parce qu'il contient la série des choses qui présente le maximum de réalité en acte, mais qu'il est encore le plus parfait possible moralement, parce que la perfection morale est en effet, pour les esprits eux-mêmes, une perfection physique. D'où il suit que le monde est non seulement une machine très admirable, mais encore qu'il est, en tant que composé d'esprits, la meilleure des républiques, celle qui leur dispense le plus de bonheur ou de joie possible, la perfection physique des esprits consistant en cette félicité.
Mais, dira-t-on, c'est le contraire que nous constatons dans le monde ; c'est pour les meilleurs, bien souvent, que les choses vont le plus mal, ce ne sont pas seulement des bêtes innocentes, mais encore des hommes innocents qui sont accablés de maux, tués parfois même avec une extrême cruauté, si bien que le monde, surtout si l'on considère le gouvernement du genre humain, ressemble plutôt à un chaos confus qu'à l'œuvre bien ordonnée d'une sagesse suprême. Que telle soit la première apparence, je l'accorde. Mais dès qu'on examine les choses de plus près, 1'opinion contraire s'impose. Il est a priori certain, par les arguments mêmes qui ont été exposés, que toutes choses et à plus forte raison les esprits reçoivent la plus grande perfection possible.
Il est en effet injuste, comme disent les juristes, de juger avant d'avoir examiné la loi tout entière. Nous ne connaissons qu'une partie infime de l'éternité qui se prolonge dans l'immensité ; car les quelques milliers d'années dont l'histoire nous a conservé la mémoire sont très peu de chose. Et cependant c'est d'après cette expérience minime que nous jugeons témérairement de l'immensité et de l'éternité semblables à des hommes qui, nés et élevés dans une prison ou, si l'on veut, dans les salines souterraines des Sarmates, croiraient qu'il n'y a pas dans le monde d'autre lumière que la méchante lampe, à peine suffisante pour diriger leur pas.
Regardons un très beau tableau, et couvrons-le ensuite de manière à n'en apercevoir qu'une minuscule partie : que verrons-nous dans celle-ci, même en l'examinant de très près et surtout même quand nous nous en approchons de plus en plus, sinon un certain amas confus de couleurs, fait sans choix et sans art ? Et cependant, en écartant le voile et en regardant le tableau tout entier de la distance convenable, on comprendra que ce qui avait l'air d'une tache faite au hasard sur la toile, est l'effet de l'art consommé du peintre. […]
Ce que nous avons dit, que le désordre dans une partie peut se concilier avec l'harmonie du tout, ne doit pas être entendu en ce sens, qu'il ne serait tenu aucun compte des parties, comme s'il suffisait que le monde, considéré dans son ensemble fût parfait, alors que le genre humain pourrait être misérable, ou comme s'il n'y avait, dans l'univers, aucun souci de la justice ou de notre propre sort, ainsi que le pensent quelques-uns qui ne jugent pas assez sainement de l'ensemble des choses. Car il faut savoir que, de même que dans une république bien organisée on a soin que chacun ait autant de bonheur que possible, de même l'univers ne serait pas assez parfait si l'intérêt de chacun n'était pris en considération, autant du moins que l'harmonie universelle le permet. Il n'y a pas, à cet égard, de meilleure mesure que la loi même de la justice, ordonnant que chacun ait sa part de la perfection de l'univers, que sa félicité soit proportionnelle à sa vertu et à son zèle pour le bien commun, zèle auquel se ramène ce que nous appelons charité ou amour de Dieu. […]
En ce qui concerne particulièrement les afflictions des gens de bien, on peut tenir pour certain qu'elles tourneront à leur avantage. Ce n'est pas vrai seulement du point de vue théologique, mais encore du point de vue physique, de même que le grain jeté dans la terre souffre avant de porter des fruits. Et l'on peut dire en général que les afflictions sont, pour un temps, des maux, mais que leur résultat est un bien, puisqu'elles sont des voies abrégées vers la plus grande perfection. Tout comme, dans les choses physiques, les liquides qui fermentent lentement s'améliorent aussi plus lentement, tandis que ceux dont l'imagination est plus violente, rejettent certains éléments au dehors avec plus de force, et se clarifient ainsi plus rapidement. On pourrait dire à propos de ces maux qu'on recule pour mieux sauter. Ce que je viens de dire n'est pas seulement agréable et réconfortant, c'est la vérité même. Et j'estime en général, que dans l'univers il n'y a rien de plus vrai que le bonheur, ni rien de plus agréable et de plus doux que la vérité.
Pour que la beauté et la perfection universelles des œuvres de Dieu atteignent leur plus haut degré, tout l'univers, il faut le reconnaître, progresse perpétuellement et avec une liberté entière, de sorte qu'il s'avance toujours vers une civilisation supérieure. De même, de nos jours, une grande partie de notre terre est cultivée, et cette partie deviendra de plus en plus étendue. Et bien qu'on ne puisse nier que de temps en temps certaines parties redeviennent sauvages et sont détruites ou ravagées, cela doit être entendu comme nous venons d'interpréter les afflictions des hommes, à savoir, que la destruction et le ravage mêmes favorisent la conquête future d'un plus grand bien, de façon que nous profitions en quelque manière du préjudice.
Objectera-t-on, qu'à ce compte, il y a longtemps que le monde devrait être un paradis ? La réponse est facile. Bien que beaucoup de substances aient déjà atteint une grande perfection, la divisibilité du continu à l'infini fait que toujours demeurent dans l'insondable profondeur des choses des éléments qui sommeillent, qu'il faut encore réveiller, développer, améliorer et, si je puis dire, promouvoir à un degré supérieur de culture. C'est pourquoi le progrès ne sera jamais achevé."
Leibniz, "De la production originelle des choses", 1697, tr. fr. Paul Schreker, in Opuscules philosophiques choisis, Vrin, 2001, p. 183-191.
"Dieu est la première raison des choses : car celles qui sont bornées, comme tout ce que nous voyons et expérimentons, sont contingentes et n'ont rien en elles qui rende leur existence nécessaire, étant manifeste que le temps, l'espace et la matière, unies et uniformes en elles-mêmes et indifférentes à tout, pouvaient recevoir de tout autres mouvements et figures, et dans un autre ordre. Il faut donc chercher la raison de l'existence du monde, qui est l'assemblage entier des choses contingentes, et il faut la chercher dans la substance qui porte la raison de son existence avec elle, et laquelle par conséquent est nécessaire et éternelle. Il faut aussi que cette cause soit intelligente ; car ce monde qui existe étant contingent, et une infinité d'autres mondes étant également possibles et également prétendant à l'existence, pour ainsi dire, aussi bien que lui, il faut que la cause du monde ait eu égard ou relation à tous ces mondes possibles, pour en déterminer un. Et cet égard ou rapport d'une substance existante à de simples possibilités ne peut être autre que l'entendement qui en a les idées ; et en déterminer une, ne peut être autre chose que l'acte de la volonté qui choisit. Et c'est la puissance de cette substance qui en rend la volonté efficace. La puissance va à l'être, la sagesse ou l'entendement au vrai, et la volonté au bien. Et cette cause intelligente doit être infinie de toutes les manières et absolument parfaite en puissance, en sagesse et en bonté puisqu'elle va à tout ce qui est possible. Et comme tout est lié, il n'y a pas lieu d'en admettre plus d'une. Son entendement est la source, des essences et sa volonté est l'origine des existences. Voilà en pou de mots la preuve d'un Dieu unique avec ses perfections, et par lui, l'origine des choses.
Or cette suprême sagesse [de Dieu], jointe à une bonté qui n'est pas moins infinie qu'elle, n'a pu manquer de choisir le meilleur. Car comme un moindre mal est une espèce de bien, de même un moindre bien est une espèce de mal, s'il fait obstacle à un bien plus grand : il y aurait quelque chose à corriger dans les actions de Dieu, s'il y avait moyen de mieux faire. Et comme dans les Mathématiques, quand il n'y a point de maximum ni de minimum, rien enfin de distingué, tout se fait également ; ou quand cela ne se peut, il ne se fait rien du tout : on peut dire de même en matière de parfaite sagesse, qui n'est pas moins réglée que les Mathématiques, que s'il n'y avait pas le meilleur (optimum) parmi tous les Mondes possibles, Dieu n'en aurait produit aucun. J'appelle Monde toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes, afin qu'on ne dise point que plusieurs Mondes pouvaient exister en différents temps et différents lieux. Car il faudrait les compter tous ensemble pour un Monde, ou si vous voulez pour un Univers. Et quand on remplirait tous les temps et tous les lieux, il demeure toujours vrai qu'on les aurait pu remplir d'une infinité de manières, et qu'il y a une infinité de Mondes possibles, dont il faut que Dieu ait choisi le meilleur, puisqu'il ne fait rien fans agir suivant la suprême Raison.
Quelque adversaire ne pouvant répondre à cet argument, répondra peut-être à la conclusion par un argument contraire, en disant que le Monde aurait pu être sans le péché et sans les souffrances : mais je nie qu'alors il aurait été meilleur. Car il faut savoir que tout est lié dans chacun des Mondes possibles : l'Univers, quel qu'il puisse être, est tout d'une pièce, comme un Océan ; le moindre mouvement y étend son effet à quelque distance que ce soit, quoique cet effet devienne moins sensible à proportion de la distance ; de sorte que Dieu y a tout réglé par avance une fois pour toutes , aient prévu les prières, les bonnes et les mauvaises actions, et tout le reste ; et chaque chose a contribué idéalement avant son existence à la résolution qui a été prise sur l'existence de toutes les choses. De sorte que rien ne peut être changé dans l'Univers (non plus que dans un nombre) sauf son essence, ou si vous voulez, sauf son individualité numérique. Ainsi, si le moindre mal qui arrive dans le Monde y manquait, ce ne serait plus ce Monde ; qui tout compté, tout rabattu, a été trouvé le meilleur par le Créateur qui l'a choisi."
Leibniz, Essais de Théodicée, 1710, Première partie, GF, 1969, p. 107-109.
"Mais l'on dira que les maux sont grands et en grand nombre, en comparaison des biens : l'on se trompe. Ce n'est que le défaut d'attention qui diminue nos biens, et il faut que cette attention nous soit donnée par quelque mélange de maux. Si nous étions ordinairement malades et rarement en bonne santé, nous sentirions merveilleusement ce grand bien et nous sentirions moins nos maux ; mais ne vaut-il pas mieux néanmoins que la santé soit ordinaire, et la maladie rare ? Suppléons donc par notre réflexion à ce qui manque à notre perception, afin de nous rendre le bien de la santé plus sensible. Si nous n'avions point la connaissance de la vie future, je crois qu'il se trouverait peu de personnes qui ne fussent contentes, à l'article de la mort, de reprendre la vie à condition de repasser par la même valeur des biens et des maux, pourvu surtout que ce ne fût point par la même espèce. On se contenterait de varier, sans exiger une meilleure condition que celle où l'on avait été."
Leibniz, Essais de Théodicée, 1710, Première partie, GF, 1969, p. 110-111.
"« Homme, prends patience », me disent Pope et Leibniz. « Tes maux sont un effet nécessaire de ta nature, et de la constitution de cet univers. [...] S'il (l'Être éternel) n'a pas mieux fait, c'est qu'il ne pouvait mieux faire. »
Que me dit maintenant votre poème[1] ? « Souffre à jamais, malheureux. S'il est un Dieu qui t'ait créé, sans doute il est tout-puissant ; il pouvait prévenir tous tes maux : n'espère donc jamais qu'ils finissent ; car on ne saurait voir pourquoi tu existes, si ce n'est pour souffrir et mourir. » Je ne sais ce qu'une pareille doctrine peut avoir de plus consolant que l'optimisme et que la fatalité. [...]
Je ne vois pas qu'on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l'homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et, quant aux maux physiques [...], ils sont inévitables dans tout système dont l'homme fait partie ; [...] la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que, si la nature n'avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. [...] Combien de malheureux ont péri dans ce désastre, pour vouloir prendre l'un ses habits, l'autre ses papiers, l'autre son argent ? [...]
Pour revenir, Monsieur, au système que vous attaquez, je crois qu'on ne peut l'examiner convenablement, sans distinguer avec soin le mal particulier, dont aucun philosophe n'a jamais nié l'existence, du mal général que nie l'optimiste. Il n'est pas question de savoir si chacun de nous souffre, ou non ; mais s'il était bon que l'univers fût, et si nos maux étaient inévitables dans la constitution de l'univers [...], et au lieu de Tout est bien, il vaudrait peut-être mieux dire : Le tout est bien, ou Tout est bien pour le tout. Alors il est très évident qu'aucun homme ne saurait donner des preuves directes ni pour ni contre. [...] Si je ramène ces questions diverses à leur principe commun, il me semble qu'elles se rapportent toutes à celle de l'existence de Dieu. Si Dieu existe, il est parfait ; s'il est parfait, il est sage, puissant et juste ; s'il est juste et puissant, mon âme est immortelle ; si mon âme est immortelle, trente ans de vie ne sont rien pour moi, et sont peut-être nécessaires au maintien de l'univers. Si l'on m'accorde la première proposition, jamais on n'ébranlera les suivantes ; si on la nie, il ne faut point disputer sur ses conséquences. [...] Toutes les subtilités de la métaphysique ne me feront pas douter un moment de l'immortalité de l'âme, et d'une Providence bienfaisante."
Jean-Jacques Rousseau, Lettre sur la Providence, 18 août 1756.
[1] Rousseau s'adresse ici à Voltaire, auteur du Poème sur le désastre de Lisbonne.
Retour au menu sur le monde