"La terre se meurt ; Herschell dit que c'est de froid ; qui donc tient dans sa main cette goutte de vapeurs condensées, et la regarde s'y dessécher, comme un pêcheur un peu d'eau de mer, pour en avoir un grain de sel ? Cette grande loi d'attraction qui suspend le monde à sa place, l'use et le ronge dans un désir sans fin ; chaque planète charrie ses misères en gémissant sur son essieu ; elles s'appellent d'un bout du ciel à l'autre, et, inquiètes du repos, cherchent qui s'arrêtera la première. Dieu les retient ; elles accomplissent assidûment et éternellement leur labeur vide et inutile ; elles tournent, elles souffrent, elles brûlent, elles s'éteignent et s'allument, elles descendent et remontent, elles se suivent et s'évitent, elles s'enlacent comme des anneaux ; elles portent à leur surface des milliers d'êtres renouvelés sans cesse ; ces êtres s'agitent, se croisent aussi, se serrent une heure les uns contre les autres, puis tombent, et d'autres se lèvent ; là où la vie manque, elle accourt ; là où l'air sent le vide, il se précipite ; pas un désordre, tout est réglé, marqué, écrit en lignes d'or et en paraboles de feu ; tout marche au son de la musique céleste sur des sentiers impitoyables, et pour toujours ; et tout cela n'est rien ! Et nous, pauvres rêves sans nom, pâles et douloureuses apparences, imperceptibles éphémères, nous qu'on anime d'un souffle d'une seconde pour que la mort puisse exister, nous nous épuisons de fatigue pour nous prouver que nous jouons un rôle et que je ne sais quoi s'aperçoit de nous."
Alfred de Musset, Confession d'un enfant du siècle, 1836, Charpentier, 1840, p. 296.
"Le progrès scientifique est un fragment, le plus important il est vrai, de ce processus d'intellectualisation auquel nous sommes soumis depuis des millénaires et à l'égard duquel certaines personnes adoptent de nos jours une position étrangement négative.
Essayons d'abord de voir clairement ce que signifie en pratique cette rationalisation intellectualiste que nous devons à la science et à la technique scientifique. Signifierait-elle par hasard que tous ceux qui sont assis dans cette salle possèdent sur leurs conditions de vie une connaissance 'supérieure à celle qu'un Indien ou un Hottentot peut avoir des siennes ? Cela est peu probable. Celui d'entre nous qui prend le tramway n'a aucune notion du mécanisme qui permet à la voiture de se mettre en marche - à moins d'être un physicien de métier. Nous n'avons d'ailleurs pas besoin de le savoir. Il nous suffit de pouvoir « compter » sur le tramway et d'orienter en conséquence notre comportement ; mais nous ne savons pas comment on construit une telle machine en état de rouler. Le sauvage au contraire connaît incomparablement mieux ses outils. Lorsqu'aujourd'hui nous dépensons une somme d'argent, je parierais que chacun ou presque de mes collègues économistes, s'ils sont présents dans cette salle, donnerait une réponse différente à la question : comment se fait-il qu'avec la même somme d'argent on peut acheter une quantité de choses tantôt considérable tantôt minime ? Mais le sauvage sait parfaitement comment s'y prendre pour se procurer sa nourriture quotidienne et il sait quelles sont les institutions qui l'y aident. L'intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu'à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu'il n'existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s'agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l'existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision. Telle est la signification essentielle de l'intellectualisation."
Max Weber, "Le métier et la vocation de savant", 1919, tr. fr. Julien Freund, in Le Savant et le politique, 10/18, 2005, p. 89-90.
"Le monde-de-la-vie comme le fondement de sens oublié de la science de la nature
Dès Galilée commence la substitution d'une nature idéalisée à la nature pré-scientifique donnée dans l'intuition.
Là est la raison pour laquelle tout retour réflexif – qu'il soit d'occasion, ou qu'il soit philosophique –, qui veut remonter du travail méthodique à son sens propre, s'arrête toujours à la nature idéalisée sans que la réflexion soit reconduite radicalement jusqu'au but ultime que devait servir, à son commencement, la nouvelle science de la nature, avec lu géométrie qui en est inséparable, dans sa croissance sur le sol de la vie pré-scientifique avec son monde ambiant, but qui pourtant devait lui-même se trouver dans cette vie et être lié au monde qui est celui de la vie. L'homme qui vit dans ce monde, et par conséquent aussi le chercheur-de-la-nature, ne pouvait situer que dans ce monde de la vie toutes ces questions pratiques et théoriques, il ne pouvait rencontrer théorétiquement que lui dans l'infinité ouverte de ses horizons inconnus. Toute connaissance de lois ne pouvait être que la connaissance des anticipations (à saisir dans leur légalité) portant sur le déroulement des phénomènes-d'expérience réels ou possibles, anticipations qui s'ébauchent pour le chercheur grâce à l'élargissement de l'expérience que produisent les observations et les expérimentations en pénétrant systématiquement les horizons inconnus, et qui ainsi se consolident sous la forme d'inductions. Certes l'on est passé ainsi de l'induction quotidienne à l'induction qui suit une méthode scientifique, mais cela ne change rien à la signification essentielle du monde pré-donné en tant qu'horizon de toute induction qui ait un sens. C'est ce monde que nous trouvons en tant que monde de toutes les réalités connues et inconnues. C'est à lui – le monde de l'intuition qui « éprouve » effectivement – qu'appartient la forme spatio-temporelle avec toutes les figures corporelles qui s'inscrivent en elle, c'est en lui que nous-mêmes nous vivons, conformément à notre mode d'être, c'est-à-dire dans toute la chair de notre personne. Mais ici nous ne trouvons rien des idéalités géométriques, ni l'espace géométrique, ni le temps mathématique avec toutes ses formes.
C'est là une remarque importante, bien que fort triviale. Car c'est précisément cette trivialité qui est masquée par la science exacte (et ce depuis la géométrie antique déjà) – masquée, donc par cette substitution d'une activité méthodiquement idéalisante à ce qui est donné immédiatement comme la réalité (que présuppose toute idéalisation), et donné avec une force, une persistance, une vérité, dont la nature est unique et insurmontable. Ce monde réellement donné dans l'intuition, réellement éprouvé et éprouvable, dans lequel toute notre vie se déroule pratiquement, demeure comme le monde qu'il est, inchangé dans sa structure essentielle propre, inchangé dans son style causal concret propre, quelle que puisse être notre action, méthodique ou non. Il ne se trouvera donc pas changé non plus parce que nous aurons inventé une méthode particulière, la méthode géométrique et galiléenne, qui porte le nom de physique. Qu'opérons-nous réellement dans ce monde de la vie ? Précisément une anticipation étendue à l'infini. C'est sur l'anticipation – nous pourrions dire à la place : sur l'induction – que repose toute vie. De la façon la plus primitive, la certitude-de-l'être qui est celle de toute expérience simple est déjà une induction. Les choses « vues » sont toujours-déjà « plus » que ce que nous voyons d'elles « réellement et à proprement parler ». Voir, percevoir, c'est par essence « avoir la chose même » comme un seul et même acte avec « pré-avoir » la chose, l'avoir-en-vue, l'anti-ciper. Toute praxis avec ses anticipations implique des inductions, avec cette particularité que les connaissances inductives (les anticipations) habituelles, y compris celles qui sont explicitement formulées et « confirmées », sont « sans art », par opposition aux inductions « méthodiques » pleines d'art qui sont celles de la méthode de la physique galiléenne et dont la capacité opérationnelle doit augmenter à l'infini.
Ainsi dans la mathématisation géométrique et physique ajoutons-nous au monde de la vie – à celui qui dans notre vivre-au-monde concret est toujours pour nous donné comme réel – un vêtements d'idées taillé dans l'infinité ouverte des expériences possibles, et qui lui va bien, celui des vérités qu'on appelle « objectivement scientifiques » ; c'est-à-dire que nous construisons, dans une méthode qu'il est loisible de déployer effectivement (ainsi que nous le souhaitons) et jusque dans les cas singuliers, et qui se confirme constamment, tout d'abord certaines inductions numériques pour les remplissements sensibles réels et possibles des formes concrètement-intuitives du monde de la vie, et que par-là même nous acquérons les moyens d'anticiper les événements concrets du monde qui ne sont plus ou qui ne sont pas encore réellement donnés (entendons : les événements du monde de l'intuition et de la vie), et cette anticipation-là dépasse infiniment tout ce dont est capable l'anticipation quotidienne.
Le vêtement d'idées : « Mathématique et science mathématique de la nature », ou encore le vêtement de symboles, de théories mathématico-symboliques, comprend tout ce qui, pour les savants et les hommes cultivés, se substitue (en tant que nature « objectivement réelle et vraie ») au monde de la vie et le travestit. C'est le vêtement d'idées qui fait que nous prenons pour l'Être vrai ce qui est Méthode – une méthode qui est là pour corriger, dans une progression à l'infini, par des anticipations « scientifiques » les anticipations grossières qui sont originellement les seules possibles à l'intérieur de l'effectivement-éprouvé (réel et possible) du monde-de-la-vie. C'est le vêtement d'idées qui fait que le sens authentique de la méthode, des formules, des théories est resté incompréhensible et que, dans la naïveté de la méthode à sa naissance, il ne fut jamais compris […]
Galilée, qui découvrit – ou, pour rendre justice à ses prédécesseurs, qui acheva de découvrir – la physique, et donc la nature au sens de la physique, est un génie, à la fois dé-couvrant et re-couvrant. Il découvre la nature mathématique, l'idée méthodique, il fraie la voie à l'infinité des découvreurs et des découvertes en physique. Il découvre, par opposition à la causalité universelle du monde sensible (en tant que forme invariante de celui-ci), ce qui depuis lors est appelé sans plus « la loi de causalité », la « forme a priori » du monde « vrai » (idéalisé et mathématisé), la « loi de la légalité exacte », d'après laquelle tout événement de la « nature » (celle qui est idéalisée) doit obéir à des lois exactes. Tout cela est une dé-couverte et une re-couverte, que nous avons pris jusqu'à aujourd'hui pour la pure vérité toute simple. Rien n'est changé en effet dans le domaine des principes par la prétendue révolution philosophique que constituerait la critique de « la loi classique de causalité » du côté de la nouvelle physique atomique. Car dans route cette nouveauté, à mon avis, demeure ce qui est essentiel sur le plan des principes, à savoir : la nature mathématique en soi, la nature donnée dans des formules et à interpréter seulement à partir de formules.
Je n'en continue pas moins, naturellement, et tout à fait sérieusement, à voir dans Galilée le plus grand découvreur de la modernité, et de même j'admire tout à fait sérieusement les grandes découvertes de la physique classique et post-classique – considérant leur œuvre comme n'étant rien moins que mécanique, mais bien en réalité œuvre de la pensée, étonnante au plus haut point. Celle-ci ne se trouve nullement rabaissée par l'explication que nous en avons donnée et où elle apparaît comme technè, ni par la critique-de-principe qui montre que le sens authentique, le véritable sens-d'origine de ces théories restait caché aux physiciens, y compris aux grands et même aux plus grands, et devait leur rester caché. Il ne s'agit pas d'un sens que nous aurions introduit en elles comme un secret métaphysique, ni d'un reflet en elles de la spéculation, mais du sens qui est, avec l'évidence la plus contraignante, leur sens propre, leur seul sens réel, par opposition avec le sens méthodologique, lequel trouve sa compréhensibilité propre dans l'usage opératoire des formules et dans leur application pratique, la technique."
Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1935, II, tel Gallimard, 1976, p. 57-62.
"La physique occidentale n'a pas seulement désenchanté l'univers, elle l'a désolé. Plus de génies, plus d'esprits, plus d'âmes, plus d'âme ; plus de dieux ; un Dieu, à la rigueur, mais ailleurs ; plus d'êtres, plus d'existants, à l'exception des êtres vivants, qui habitent certes dans l'univers physique, mais relèvent d'une autre sphère. La physique en fait peut se définir privativement : ce qui n'a pas de vie. La Nature est renvoyée aux poètes ! La physis est renvoyée, avec le cosmos, chez les Grecs.
L'aventure de la physique classique peut et doit être vue sous l'angle de son admirable ambition : isoler les phénomènes, leurs causes, leurs effets ; arracher à la Nature ses secrets ; expérimenter pour substituer à l'affirmation et à la rationalisation la preuve et la vérification. Mais en cours de route, des glissement et permutations de finalités se sont opérés : le moyen – la manipulation – est devenu aussi fin et, en manipulant pour expérimenter on a expérimenté pour manipuler ; les sous-produits du développement scientifique – les techniques – sont devenus les produits socialement principaux. En arrachant à la Nature ses secrets, la physique a dénaturé l'univers. La réduction et la simplification nécessaires aux analyses, sont devenues les moteurs fondamentaux de la recherche et de l'explication, occultant tout ce qui n'était pas simplifiable, c'est-à-dire tout ce qui est désordre et organisation.
Le principe de simplification a régné sur l'univers. Les choses ont été totalement et par principe isolées de leur environnement et de leur observateur, privés l'un et l'autre de toute existence, sinon perturbante. La concordance des observations élimina l'observateur, et l'isolement expérimental élimina l'environnement perturbateur. Les choses devinrent objectives : des objets inertes, figés, inorganisés, des corps mus toujours par des lois extérieures. De tels objets, privés de formes d'organisation, de singularité sont, à ce degré d'abstraction, terriblement irréels ; mais on a prise sur eux, par la mesure et l'expérience, et terriblement réelle.
La simplification progressa par réductions multiples et successives ; l'idée de corps se réduisit à l'idée de matière, qui devint la substance du monde physique, alors qu'il s'agit d'un aspect, d'un moment réifié de la physis, toujours lié à de l'organisation (les particules isolées n'étant qu'à peine matérielles). La matière fut enfin réduite à l'unité réputée élémentaire, ultime, insécable : l'atome. À la fin du XIXe siècle, l'univers physique est homogénéisé, atomisé, anonymisé.
Cet univers a perdu sa réalité, mais cette physique est réaliste dans ses mesures, opérations, manipulations. La poïesis a été renvoyée à la poésie, mais la physique peut se passer de générativité depuis qu'elle a enfin, en tout élément matériel isolé, dégagé et manipulé sa générativité : l'énergie. Dès lors la nouvelle générativité de l'univers physique devient la manipulation anthropo-sociale. La science et la technique génèrent et gèrent, en dieux, un monde d'objets.
Les concepts de la physique ne décrivent plus les formes, les êtres, les existences, mais ils sont devenus totalement préhensifs, becs-griffes (Begriff[1]), permettant précisément de tout manipuler en objets. Ils ne sont pas anthropomorphes, mais ils sont anthropocentriques, puisqu'ils permettent la domination de l'homme sur l'univers. La science est totalement inconsciente du caractère praxique, métaphysique, anthropocentrique de sa vision de la sphère physique. Le docteur Jekyll ignore qu'il est Mr. Hyde.
Or aujourd'hui cet univers émietté est en crise. Cet univers objectif a perdu ses objets premiers, qui se sont dilués dans le chaos micro-physique ; cet univers homogène a perdu son unité, il dérive en trois continents, sans aucune communication conceptuelle, l'univers mégaphysique d'une part, l'univers micro physique de l'autre, et entre les deux, comme sur un tapis volant, privé désormais de toutes bases, la « bande moyenne » à l'échelle de nos perceptions et observations Cet univers matériel a perdu son fondement. Ainsi la science reine n'a pas seulement désintégré et la Nature, et la physis, elle a désintégré son propre terrain elle ne connaît que des formules mathématiques. Mais elle continue à progresser dans la manipulation. Aussi la crise énorme de la vision du monde est occultée par la réussite énorme de la praxis scientifique."
Edgar Morin, La Méthode : 1. La nature de la nature, 1977, Seuil, p. 365-367.
"La science à ses débuts a posé avec succès des questions qui impliquent une nature morte et passive ; l'homme du XVIIe siècle n'a réussi à communiquer avec la nature que pour découvrir la terrifiante stupidité de son interlocuteur. Beaucoup, donc, se sont crus forcés d'assumer ce paradoxe. Voyant dans les premiers succès de la science moderne le prix couronnant une démarche enfin rationnelle, ils ont vu la solitude « découverte » par cette science comme le prix à payer pour cette rationalité. La science moderne interprétée du point de vue de ces premiers succès, c'est-à-dire la science classique, semblait donc imposer un choix entre la vision d'un homme foncièrement étranger au monde et le refus du seul mode fécond de dialogue avec la nature.
C'était là un dilemme désastreux. La science moderne a figé d'effroi ses adversaires qui y voyaient une entreprise inacceptable et menaçante, et ses partisans, qui s'engageaient dans une recherche si héroïque qu'il faut une décision tragique pour l'assumer. Nous pensons que ce dilemme est solidaire des illusoires certitudes et refus de la science classique. Et l'enjeu de notre livre est de contribuer à mettre fin à cette illusion.
La science moderne a commencé par nier les visions anciennes et la légitimité des questions posées par les hommes à propos de leur rapport à la nature. Elle a engagé le dialogue expérimental, mais à partir d'une série de présupposés et d'affirmations dogmatiques qui vouaient les résultats de cette interrogation (et surtout la « conception du monde » qui les accompagnait) à se poser comme inacceptables pour les autres univers culturels, y compris celui qui les a produits. La science moderne s'est constituée comme produit d'une culture, contre certaines conceptions dominantes de cette culture (l'aristotélisme en particulier, mais aussi la magie et l'alchimie). On pourrait même dire qu'elle s'est constituée contre la nature puisqu'elle en niait la complexité et le devenir au nom d'un monde éternel et connaissable régi par un petit nombre de lois simples et immuables
Cette idée d'une « nature automate », dont le comportement aurait pour clef des lois accessibles à l'homme par les moyens finis de la mécanique rationnelle, était certes un pari audacieux. Elle suscita un enthousiasme et un rejet également passionnés. Elle établit aussi, fait désormais incontournable, que des lois mathématiques peuvent effectivement être découvertes. La science newtonienne a bel et bien découvert une loi universelle, à laquelle obéissent les corps célestes et le monde sublunaire. C'est la même loi qui fait tomber les cailloux vers le sol et tourner les planètes autour du soleil. Ce premier succès ne s'est pas démenti depuis. Un grand nombre de phénomènes obéissent à des lois simples et mathématisables. Mais dès lors, la science semblait montrer que la nature n'est qu'un automate soumis. Une hypothèse fascinante et téméraire était devenue la « triste » vérité. Désormais chaque progrès de la science allait renforcer l'angoisse et le sentiment d'aliénation de ceux là mêmes qui lui accordent leur confiance et tentent de fonder sur elle une conception cohérente de la nature. La science semblait conclure à la stupidité de la nature."
Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle alliance, 1978, I, 4, Folio essais, 1986, p. 34-36.
"La science moderne est née de la rupture d'une alliance animiste avec la nature : au sein du monde aristotélicien, l'homme semblait trouver sa place, à la fois comme être vivant et comme être connaissant ; le monde était à sa mesure ; la connaissance intellectuelle atteignait le principe même des choses, la cause et la raison finale de leur devenir, le but qui les habite et les organise. Le premier dialogue expérimental reçut quant à lui partie de sa justification sociale et philosophique d'une autre alliance, cette fois avec le Dieu créateur et rationnel des chrétiens. Dans la mesure où la dynamique est devenue et est restée la science modèle, certaines implications de cette « alliance », bien vite rompue pourtant, ont subsisté, et d'abord la méconnaissance de l'alliance expérimentale qui, en fait, s'était nouée avec la nature.
La science, devenue laïque, est restée l'annonce prophétique d'un monde décrit tel qu'il est contemplé d'un point de vue divin, ou démoniaque : science de Newton, ce nouveau Moïse à qui se découvrit la vérité du monde, c'est une science révélée, définitive, étrangère au contexte social et historique qui l'identifie comme activité d'une communauté humaine. Ce type de discours prophétique, inspiré, nous le retrouvons tout au long de l'histoire de la physique, il accompagna chaque innovation conceptuelle, chaque fois que la physique semblait s'unifier et que ce triomphe amenait les physiciens à abandonner le masque prudent du positivisme. Chaque fois, ils ont répété, dans le langage de l'époque, ce qu'écrivait le fils d'Ampère : ce mot – attraction, énergie, théorie des champs, particules subatomiques – c'est le mot de la création. Chaque fois que les physiciens annoncent, comme à l'époque de Laplace, ou à la fin du XIXe siècle, que la physique est un sujet clos proche de l'être puisque l'on peut dès à présent désigner le dernier point où la nature résiste encore, le point qui, lorsqu'il cédera, la livrera tout entière et sens défense à la connaissance –, ils répètent sans le savoir les gestes de l'ancienne foi, ils attendent le nouveau Moïse, la répétition du triomphe newtonien.
Qu'importe, dira-t-on, cette prétention prophétique injustifiable, qu'importe cet enthousiasme naïf. Le dialogue avec la nature ne s'est-il pas poursuivi, la recherche de nouveaux langages théoriques, de nouvelles questions, de nouvelles possibilités de réponse ? Certes, mais l'interprétation globale n'est pas sans influence sur les recherches locales. L'interprétation globale s'appuie sur le travail effectif des scientifiques, mais, inversement, elle l'oriente : c'est elle qui privilégie certaines directions de recherche, fixe les rapports entre les différentes régions du savoir et le front avancé de l'interrogation. C'est elle qui en définit la stratégie, et, surtout, la définit comme stratégie : cerner la nature, l'acculer à avouer la loi à laquelle elle est soumise, le langage qu'elle parle.
Quel que soit le langage que, jusqu'ici, la physique ait prêté à la nature, toujours ce langage a défini un monde naturel d'où l'homme est exclu. Ce qui, bien sûr, s'explique aisément. Le dialogue expérimental, à ses débuts, ne pouvait poser que des questions élémentaires ; les objets de référence dont la physique a réussi à mathématiser la description, et qui guident son exploration, tels le mouvement des astres et le fonctionnement des machines simples idéalisées, sont d'une simplicité toute particulière, et ce sont eux qui sont à la base du monde newtonien annoncé par Laplace. L'homme, quoi qu'il soit, est le produit de processus physico-chimiques extrêmement complexes et aussi, indissociablement, le produit d'une histoire, celle de son propre développement mais aussi celle de son espèce, de ses sociétés parmi les autres sociétés naturelles animales et végétales. Complexité et histoire, ces deux dimensions sont également absentes du monde que contemple le démon de Laplace. La nature que suppose la dynamique classique est une nature à la fois amnésique, dépourvue d'histoire, et entièrement déterminée par son passé ; c'est une nature indifférente, pour laquelle tout état est équivalent, une nature sans relief, plate et homogène, le cauchemar d'une insignifiance universelle. Le temps de cette physique est le temps du déploiement progressif d'une loi éternelle, donnée une fois pour toutes, et totalement exprimée par n'importe quel état du monde.
La forme systématique que s'est donnée la physique classique, sa prétention à constituer une description du monde close, cohérente, complète, expulse l'homme du monde qu'il décrit en tant qu'habitant, mais aussi, nous l'avons dit, en tant qu'il le décrit."
Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle alliance, 1978, II, 4, Folio essais, 1986, p. 128-130.
"Ce qui caractérise la modernité, c'est l'affirmation par l'homme de son autonomie, de sa capacité de maîtriser son propre monde et la nature qui l'environne, de sa capacité de créer lui-même le cadre matériel et social dans lequel il vit. L'avancée de la science et de la technique permet à l'homme moderne de rationaliser le monde : il en découvre les lois et les rouages, et il agit sur ces rouages pour orienter sa propre histoire. Dans ce processus, à l'œuvre en Occident depuis des siècles, l'homme se découvre comme conscience et comme liberté (comme « sujet ») : il échappe à la soumission à ces puissances surnaturelles qu'il croyait voir se manifester mystérieusement à travers les phénomènes naturels. Il entend fixer lui-même les lois et les normes auxquelles il accepte de se référer. […]
En se plaçant ainsi lui-même au centre de ce monde dont il se rend le maître, l'homme moderne le vide de son mystère : il le « désenchante ». Bien sûr, l'homme moderne ignore encore beaucoup de choses, mais l'avancée de la science doit, en droit, résorber ce qui est encore incompréhensible ou inconnu. Bien sûr, il ne contrôle pas encore tout à fait la nature, mais, en droit, la technique devrait lui permettre de s'en rendre de plus en plus complètement maître : la modernité se développe à partir de ces deux grandes idées motrices. Les hommes modernes s'approprient (ou projettent de s'approprier) les qualités des dieux du passé : l'omniscience et la toute-puissance. Cette « divinisation » de l'homme qui se passe désormais des dieux fait écho à ce que le sociologue allemand Max Weber appelait le « désenchantement » du monde.
Tout est-il dit alors de la religion ? [...] L'attente du Royaume de Dieu qui orientait la vie des hommes du passé en Occident s'est-elle entièrement résorbée dans la gestion du monde, ici et maintenant, et dans la confiance, purement séculière, dans les avancées prochaines du progrès ? Les choses ne sont pas tout à fait aussi simples. Car ces avancées du progrès ne comblent pas entièrement les attentes humaines. Chaque pas en avant fait surgir de nouvelles questions, de nouveaux possibles, et donc de nouvelles attentes. [...] Bien sûr, les hommes modernes, dans leur immense majorité, ne fondent plus leur espoir sur la certitude de la venue du Messie à la fin des temps. Mais, sur un mode qui n'est plus « religieux », ils continuent à vivre dans l'attente."
Danièle Hervieu-Léger, "Religion et modernité", in La religion au lycée – Conférences au lycée Buffon, 1989-1990, éd. Du Cerf, 19902, p. 20-24.
"Les débuts de la révolution copernicienne consistèrent donc à remplacer un modèle de cosmos organique par un autre. Elle provoqua cependant rapidement la prise de conscience du fait que le cosmos n'était pas un système fermé doté d'un centre, mais bien un univers parfaitement dépourvu de centre, les étoiles étant elles-mêmes des soleils et l'espace s'étirant en tous sens jusqu'à l'infini. On venait d'éventrer l'organisme cosmique. Ensuite, par le biais de la révolution mécaniste, le vieux modèle du cosmos vivant fit place à l'idée de l'univers machine. Dans cette nouvelle théorie, la nature ne possédait plus aucune vie propre : elle était dénuée d'âme, dépourvue de la moindre volonté, liberté ou créativité. La Mère Nature n'était rien d'autre que de la matière morte, se mouvant dans l'obéissance infaillible aux lois mathématiques prescrites par Dieu.
C'est le 10 novembre 1619, en Allemagne, à Neuburg, sur les bords du Danube, que cette nouvelle conception du monde prit forme pour la première fois, au cours de l'expérience visionnaire vécue par le jeune Descartes, alors âgé de 23 ans. Pendant cette nuit, il fut empli d'enthousiasme et découvrit « les fondements d'une science admirable ». Convaincu que cette vision mystique lui avait été inspirée par la Mère de Dieu, il fit voeu d'entreprendre un pèlerinage d'actions de grâces au sanctuaire de Notre-Dame-de-Lorette, en Italie, une promesse qu'il tint trois ans plus tard.
L'univers cartésien est un vaste système mathématique de matière en mouvement. La matière, matrice universelle, emplit tout l'espace. Elle tournoie de façon subtile et forme des tourbillons ; c'est ainsi, selon Descartes, que la Terre et les autres planètes sont emportées autour du Soleil, dans une sorte de remous. Dans cet univers matériel, tout fonctionne tout à fait mécaniquement, suivant des contraintes mathématiques. Avec une ambition intellectuelle sans bornes, Descartes appliqua ce nouveau type de réflexion mécaniste à toutes choses, et ce, y compris aux végétaux, aux animaux et à l'homme. Et même si les détails de son système furent rapidement supplantés par la conception newtonienne de l'univers composé de matière atomique évoluant dans le vide, c'est bien à Descartes qu'on doit les fondements de la vision mécaniste du monde, en physique comme en biologie.
La philosophie cartésienne faisait disparaître l'âme de l'ensemble du monde naturel, la nature tout entière étant inanimée, dépourvue d'âme, plutôt morte que vivante. L'âme se retirait aussi du corps humain, vu comme un automate mécanique, de sorte que l'âme rationnelle, l'esprit conscient n'avait plus qu'à se retrancher dans une minuscule région du cerveau, la glande pinéale. Depuis lors, ce domaine d'élection s'est quelque peu déplacé, pour investir le cortex cérébral, mais le principe demeure inchangé en soi. L'esprit interagit d'une façon ou d'une autre avec la machinerie cérébrale, même si le processus de cette interaction demeure un mystère impénétrable."
Rupert Sheldrake, L'Âme de la Nature, 1991, tr. fr. Paul Couturiau, Albin Michel, 2001, p. 62-63.
[1] Begriff : mot allemand qui signifie "concept".
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