"Pourtant, il y a quelque chose dont Newton doit être tenu responsable ou, pour mieux dire, pas seulement Newton, mais la science moderne en général : c'est la division de notre monde en deux. J'ai dit que la science moderne avait renversé les Cieux et la Terre, qu'elle unit et unifia l'Univers. Cela est vrai. Mais, je l'ai dit aussi, elle le fit en substituant à notre monde de qualités et de perceptions sensibles, monde dans lequel nous vivons, aimons et mourons, un autre monde : le monde de la quantité, de la géométrie déifiée, monde dans lequel, bien qu'il y ait place pour toute chose, il n'y en a pas pour l'homme. Ainsi le monde de la science –le monde réel- s'éloigna et se sépara entièrement du monde de la vie, que la science a été incapable d'expliquer – même par une explication dissolvante qui en ferait une apparence « subjective ».
En vérité ces deux mondes sont tous les jours – et de plus en plus- unis par la praxis. Mais pour la theoria ils sont séparés par un abîme.
Deux mondes : ce qui veut dire deux vérités. Ou pas de vérité du tout.
C'est en cela que consiste la tragédie de l'esprit moderne qui « résolut l'énigme de l'Univers », mais seulement pour la remplacer par une autre : l'énigme de lui-même."
Alexandre Koyré, Études newtoniennes, 1968, Gallimard nrf, p. 42-43.
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