De tous les sens, la vue est le plus précieux, car elle semble nous donner directement accès à la réalité : quand j'ouvre les yeux, le monde paraît se donner tel qu'il est. De là cette formule de bon sens, principe parfois de scepticisme : "je ne crois que ce que je vois", par lequel on préfère fonder son opinion sur la vue, ou le toucher, plutôt que sur de simples témoignages, hypothèses, récits, etc. Certes, il est probable qu'une telle attitude est souvent justifiée pour éviter une trop grande naïveté ou crédulité. Elle représente certainement un progrès dans la lutte contre la superstition. Mais peut-on en rester à ce jugement ? A vouloir l'appliquer systématiquement, ne risque-t-on pas de tomber dans une naïveté plus grande encore que celle qu'on voulait éviter ? Sur le plan théorique, nos connaissances, en particulier scientifiques, existeraient-elles aujourd'hui si les hommes n'avaient appliqué que cette maxime ? Sur le plan moral, notre vie de tous les jours ne requiert-elle pas que l'on dépasse sans cesse le monde visible pour donner des buts à nos actions, des idéaux à nos projets ? De manière générale, les sens constituent-ils de bons critères pour accéder à la réalité ? Si tel n'est pas le cas, quels autres principes mieux adaptés pourrait-on substituer au témoignage de nos sens ?