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Texte à méditer :   Le progrès consiste à rétrograder, à comprendre [...] qu'il n'y avait rien à comprendre, qu'il y avait peut-être à agir.   Paul Valéry
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Hors des sentiers battus
Penser le concept de monde

  "Nous renoncerions volontiers à la prétention de voir nos questions dogmatiquement résolues, si nous comprenions bien d'avance que, quelle que fût la réponse, elle ne ferait qu'augmenter notre ignorance et nous précipiter d'une incompréhensibilité dans une autre, d'une obscurité dans une plus grande encore et peut-être même dans des contradictions. Si notre question réclame uniquement une affirmation où une négation, c'est agir avec prudence — que de laisser là provisoirement les raisons apparentes de la solution, et de considérer d'abord ce que l'on gagnerait, si la réponse était dans un sens ou dans un autre.
  Or, s'il se trouve que dans les deux cas on aboutit à un pur non sens, nous avons alors un juste motif d'examiner notre question même au point de vue critique, et de voir si elle ne reposerait pas sur une supposition dénuée de fondement et si elle ne jouerait pas avec une idée qui montre mieux sa fausseté dans, son application et dans ses conséquences que dans sa forme abstraite. Telle est la grande utilité qui résulte de la manière sceptique de traiter les questions que la raison pure adresse à la raison pure ; on peut ainsi se débarrasser à peu de frais d'un grand fatras dogmatique, en y substituant une critique modeste, qui, comme un véritable cathartique, fera disparaître la présomption et sa suite, une vaine polymathie.

  Si donc je pouvais savoir d'avance d'une idée cosmologique que, de quelque côté qu'elle se tournât dans l'inconditionnel de la synthèse régressive des phénomènes, elle serait ou trop grande ou trop petite pour chaque concept de l'entendement, je comprendrais que, cette idée n'ayant affaire qu'à un objet de l'expérience, laquelle doit être appropriée à un concept possible de l'entendement, il faut qu'elle soit entièrement vide et dénuée de sens, puisque l'objet ne s'y adapte pas, de quelque manière que j'essaie de l'y approprier. Et tel est réellement le cas de tous les concepts cosmologiques ; aussi jettent-ils la raison, qui s'y attache, dans une inévitable antinomie. En effet supposez :
  1° Que le monde n'ait pas de commencement, il est alors trop grand pour votre concept ; car celui-ci, consistant dans une régression successive, ne saurait jamais atteindre toute l'éternité écoulée. Supposez au contraire qu'il ait un commencement, il est alors trop petit pour votre concept de l'entendement dans la régression empirique nécessaire. En effet, puisque le commencement présuppose toujours un temps antérieur, il n'est pas encore lui-même inconditionnel ; la loi qui règle l'usage empirique de l'entendement vous force à remonter à une condition de temps plus élevée encore, et par conséquent le monde est évidemment trop petit pour cette loi. Il en est de même de la double réponse faite à la question qui concerne la grandeur du monde quant à l'espace.
   En effet, est-il infini ou illimité, il est alors trop grand pour tout concept empirique possible. Est-il fini ou limité, on demande encore à bon droit : qu'est-ce qui détermine cette limite ? L'espace vide n'est pas un corrélatif des choses existant par lui-même, et il ne saurait être une condition à laquelle vous puissiez vous arrêter, encore moins une condition empirique constituant une partie d'une expérience possible (car qui peut avoir une expérience du vide absolu ?). Mais l'absolue totalité de la synthèse empirique exige toujours que l'inconditionnel soit un concept expérimental. Un monde limité est donc trop petit pour votre concept. [...]
  Nous avons dit dans tous ces cas que l'idée du monde est ou trop grande ou trop petite pour la régression empirique, et par conséquent pour tout concept possible de l'entendement. Pourquoi n'avons-nous pas renversé cet ordre et n'avons-nous pas dit que dans le premier cas le concept empirique était toujours trop petit pour l'idée, et qu'il était trop grand dans le second ; et pourquoi par conséquent n'avons-nous pas en quelque sorte rejeté la faute sur la régression empirique ; au lieu d'accuser l'idée cosmologique de s'écarter par excès ou par insuffisance de son but, c'est-à-dire de l'expérience possible ? En voici la raison. L'expérience possible est ce qui peut seul donner de la réalité à nos concepts ; sans elle, tout concept n'est qu'une idée, sans vérité et sans rapport à un objet. Le concept empirique possible était donc la mesure d'après laquelle il fallait juger l'idée, pour savoir si elle était une simple idée et un être de raison, ou si elle avait son objet dans le monde.
  En effet, on ne dit d'une chose qu'elle est trop grande ou trop petite par rapport à une autre, que quand on ne l'admet que pour celle-ci et qu'on la règle uniquement d'après elle. C'était une sorte de jeu dans les anciennes écoles dialectiques que cette question : si une boule ne peut passer par un trou, faut-il dire que c'est la boule qui est trop grande, ou le trou qui est trop petit ? Il est indifférent dans ce cas de s'exprimer d'une manière ou de l'autre ; car on ne sait pas laquelle des deux choses existe pour l'autre. Mais vous ne direz pas qu'un homme est trop grand pour son habit ; vous direz au contraire que l'habit est trop petit pour l'homme."

 

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 1781, II, D.2 Dialectique transcendantale, L.2, Ch. 2, 5e Section, tr. fr. Jules Barni, Germer-Baillière, 1869, p. 94-95.

 

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Date de création : 16/03/2023 @ 09:27
Dernière modification : 16/03/2023 @ 09:27
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