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Texte à méditer :  L'histoire du monde est le tribunal du monde.
  
Schiller
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Hors des sentiers battus
Assumer la responsabilité du monde

  "Normalement, c'est à l'école que l'enfant fait sa première entrée dans le monde. Or, l'école n'est en aucune façon le monde, et ne doit pas se donner pour tel ; c'est plutôt l'institution qui s'intercale entre le monde et le domaine privé que constitue le foyer pour la transition entre la famille et le monde. C'est l'État, c'est-à-dire ce qui est public, et non la famille, qui impose la scolarité, et ainsi, par rapport à l'enfant, l'école représente le monde, bien qu'elle ne le soit pas vraiment. À cette étape de l'éducation, les adultes sont une fois de plus responsables de l'enfant, mais leur responsabilité́ n'est plus tant de veiller à ce qu'il grandisse dans de bonnes conditions, que d'assurer ce qu'en général on appelle le libre épanouissement de ses qualités et de ses dons caractéristiques. D'un point de vue général et essentiel, c'est cela qui est la qualité unique qui distingue chaque être humain des autres et qui fait qu'il n'est pas seulement un étranger dans le monde, mais « quelque chose » qui n'a jamais existé auparavant.
  Dans la mesure où l'enfant ne connaît pas encore le monde, on doit l'y introduire petit à petit ; dans la mesure où il est nouveau, on doit veiller à ce que cette chose nouvelle mûrisse en s'insérant dans le monde tel qu'il est. Cependant, de toute façon, vis-à-vis des jeunes, les éducateurs font ici figure de représentants d'un monde dont, bien qu'eux-mêmes ne l'aient pas construit, ils doivent assumer la responsabilité́, même si, secrètement ou ouvertement, ils le souhaitent différent de ce qu'il est. Cette responsabilité́ n'est pas imposée arbitrairement aux éducateurs ; elle est implicite du fait que les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement. Qui refuse d'assumer cette responsabilité́ du monde ne devrait ni avoir d'enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation.
  Dans le cas de l'éducation, la responsabilité́ du monde prend la forme de l'autorité. L'autorité de l'éducateur et les compétences du professeur ne sont pas la même chose. Quoiqu'il n'y ait pas d'autorité sans une certaine compétence, celle-ci, si élevée soit-elle, ne saurait jamais engendrer d'elle-même l'autorité. La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l'enfant, c'est un peu comme s'il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : « Voici notre monde.»
  Nous savons tous ce qu'il en est aujourd'hui de l'autorité. Quelle que soit l'attitude de chacun envers ce problème, il est évident que l'autorité ne joue plus aucun rôle dans la vie publique et politique ou du moins ne joue qu'un rôle largement contesté, car la violence et la terreur en usage dans les pays totalitaires n'ont bien sûr rien à voir avec l'autorité. Cela cependant veut, au fond, simplement dire qu'on ne veut plus demander à personne de prendre ni confier à personne aucune responsabilité́, car, partout où a existé une véritable autorité, elle était liée à la responsabilité́ de la marche du monde. Si l'on retire l'autorité de la vie politique et publique, cela peut vouloir dire que désormais la responsabilité́ de la marche du monde est demandée à chacun. Mais cela peut aussi vouloir dire qu'on est en train de désavouer, consciemment ou non, les exigences du monde et son besoin d'ordre ; on est en train de rejeter toute responsabilité pour le monde : celle de donner des ordres, comme celle d'y obéir. Dans la disparition moderne de l'autorité, il n'y a pas de doute que ces deux intentions jouent chacune un rôle et qu'elles ont souvent travaillé simultanément et inextricablement.
  Dans le cas de l'éducation, au contraire, une telle ambiguïté́ en ce qui concerne l'actuelle disparition de l'autorité n'est pas possible. Les enfants ne peuvent pas rejeter l'autorité des éducateurs comme s'ils se trouvaient opprimés par une majorité composée d'adultes - même si les méthodes modernes d'éducation ont effectivement essayé de mettre en pratique cette absurdité qui consiste à traiter les enfants comme une minorité opprimée qui a besoin de se libérer. L'autorité a été́ abolie par les adultes et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d'assumer la responsabilité́ du monde dans lequel ils ont placé les enfants."

 

Hannah Arendt, "La crise de l'éducation", II, 1954, in La Crise de la culture, Folio essais, 2007, p. 242-244.


 

  "Il faudrait bien comprendre que le rôle de l'école est d'apprendre aux enfants ce qu'est le monde, et non pas leur inculquer l'art de vivre. Étant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux qu'eux, le fait d'apprendre est inévitablement tourné vers le passé, sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacrée au présent. Deuxièmement, la ligne qui sépare les enfants des adultes devrait signifier qu'on ne peut ni éduquer les adultes ni traiter les enfants comme de grandes personnes. Mais il ne faudrait jamais laisser cette ligne devenir un mur qui isole les enfants de la communauté des adultes, comme s'ils ne vivaient pas dans le même monde et comme si l'enfance était une phase autonome dans la vie d'un homme, et comme si l'enfant était un état humain autonome, capable de vivre selon des lois propres. On ne peut pas établir de règle générale qui déterminerait dans chaque cas le moment où s'efface la ligne qui sépare l'enfance de l'âge adulte ; elle varie souvent en fonction de l'âge, de pays à pays, d'une civilisation à une autre, et aussi d'individu à individu. Mais à l'éducation, dans la mesure où elle se distingue du fait d'apprendre, on doit pouvoir assigner un terme. Dans notre civilisation, ce terme coïncide probablement avec l'obtention du premier diplôme supérieur (plutôt qu'avec le diplôme de fin d'études secondaires) car la préparation à la vie professionnelle dans les universités ou les instituts techniques, bien qu'elle ait toujours quelque chose à voir avec l'éducation, n'en est pas moins une sorte de spécialisation. L'éducation ne vise plus désormais à introduire le jeune dans le monde comme tout, mais plutôt dans un secteur limité bien particulier. On ne peut éduquer sans en même temps enseigner ; et l'éducation sans enseignement est vide et dégénère donc aisément en une rhétorique émotionnelle et morale. Mais on peut très facilement enseigner sans éduquer et on peut continuer à apprendre jusqu'à la fin de ses jours sans jamais s'éduquer pour autant. Mais tout cela n'est que détails, que l'on doit vraiment abandonner aux experts et aux pédagogues.
  Ce qui nous concerne tous et que nous ne pouvons donc esquiver sous prétexte de le confier à une science spécialisée — la pédagogie — c'est la relation entre enfants et adultes en général, ou pour le dire en termes encore plus généraux et plus exacts, notre attitude envers le fait de la natalité : le fait que c'est par la naissance que nous sommes tous entrés dans le monde, et que ce monde est constamment renouvelé par la natalité. L'éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité et, de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler un monde commun.

 

Hannah Arendt, "La crise de l'éducation", 1954, tr. fr. Chantal Vezin, in La Crise de la culture, Folio essais, 2007, p. 250-252.


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Date de création : 21/03/2023 @ 10:48
Dernière modification : 21/03/2023 @ 12:27
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