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Texte à méditer :  L'histoire du monde est le tribunal du monde.
  
Schiller
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Hors des sentiers battus
Que dois-je faire ? Qu'est-ce qui est moral ?

  "Les hommes se trompent en subordonnant ce qu'il y a de mieux à ce qu'il y a de pire. En effet si vous accordez qu'on peut quelquefois faire un mal moindre pour en éviter un plus grand ; ce ne sera plus d'après les règles de la vérité, mais d'après ses passions et ses habitudes que chacun mesurera le mal ; et le plus grand pour lui ne sera pas, en réalité celui qui doit lui inspirer le plus d'aversion, mais celui qu'il redoute davantage. Et ce défaut provient de la perversité des affections. Car, comme il existe pour nous deux vies, l'une éternelle que Dieu nous promet, l'autre temporelle où nous sommes maintenant ; dès qu'on donne la préférence à celle-ci sur celle-là, on lui rapporte toutes ses actions, et les péchés qu'on regarde comme les plus graves sont ceux qui font tort à cette existence passagère, qui la privent injustement de quelques-uns de ses avantages ou la détruisent entièrement en lui donnant la mort. Aussi déteste-t-on les voleurs, les brigands, les insolents, les bourreaux, les assassins plus que les impudiques, les ivrognes, les libertins, si ceux-ci n'incommodent personne. On ne comprend pas ou l'on ne veut pas voir l'injure que ces derniers font à Dieu, non certes à son, détriment, mais pour leur grand malheur, quand ils profanent en eux des dons même temporels, et par là se rendent indignes des biens éternels."

 

Saint Augustin, Du mensonge, début du Ve siècle, Chapitre XVIII, tr. fr. Abbé Devoille, Librio, 2013, p. 43-44.



  "Dans le domaine de la philosophie qui traite des mœurs, ils discutent, tout comme nous, des biens de l'âme, des biens du corps, des biens extérieurs, se demandant si l'on peut tous les désigner comme des biens ou si ce nom revient seulement aux dons de l'esprit. Ils dissertent sur la vertu et le plaisir. Mais leur principal thème de controverse est la question de savoir en quelle chose réside le bonheur humain, si elle est une ou multiple. Sur ce sujet, ils me paraissent accorder un peu trop à la secte qui se fait l'avocate du plaisir et qui voit en lui, sinon la totalité du bonheur, du moins son élément essentiel. Et, ce qui est plus étonnant encore, c'est de la religion, chose sérieuse cependant, austère, stricte, rigide, qu'ils tirent les arguments pour une doctrine si relâchée. Jamais en effet ils ne discutent au sujet du bonheur sans confronter les principes dictés par la religion avec la sagesse résultant de la raison, estimant celle-ci incapable de découvrir le vrai bonheur sans le secours de l'autre.
  Leurs principes religieux sont les suivants. L'âme est immortelle, la bonté de Dieu l'a destinée au bonheur. Une récompense est réservée à nos vertus à nos bonnes actions, des châtiments à nos méfaits. Ces vérités sont assurément du domaine de la religion ; ils estiment néanmoins que la raison est capable de les connaître et de les admettre. Ces principes une fois abolis, déclarent-ils sans hésitation, personne ne serait assez aveugle pour ne pas s'aviser qu'il faut rechercher le plaisir à n'importe quel prix, pourvu seulement qu'un moindre plaisir ne fasse pas obstacle à un plus grand, et qu'aucune souffrance ne doive faire expier celui qu'on aura poursuivi. Car suivre la vertu, par une route escarpée, difficile, répudier toute douceur de vivre, supporter délibérément la douleur sans en espérer aucun fruit – quel fruit aurait-elle si, après la mort, rien n'attend celui qui a traversé la présente vie en en refusant les douceurs, en n'en connaissant que les misères ? – ce serait là, disent-ils, une pure folie.
  Seulement le bonheur pour eux ne réside pas dans n'importe quel plaisir, mais dans le plaisir droit et honnête vers lequel notre nature est entraînée, comme vers son bien suprême, par cette même vertu où secte opposée place le bonheur à l'exclusion de tout autre domaine. Car ils définissent la vertu comme une vie conforme à la nature, Dieu nous y ayant destiné. Celui-là vit conformément à la nature qui obéit à la raison lorsqu'elle lui conseille de désirer certaines choses et d'en éviter d'autres. La nature d'abord remplit les mortels d'un grand amour, d'une ardente vénération pour la majesté divine à laquelle nous devons, et notre être lui-même, et la possibilité d'atteindre au bonheur. Elle nous incite ensuite à mener une vie aussi exempte de tourments, aussi pleine de joies que possible, et à aider tous les autres, en vertu de la solidarité qui nous lie, à en obtenir autant. En effet, le plus sombre, le plus austère zélateur de la vertu, le plus farouche ennemi du plaisir, tout en te recommandant les travaux, les veilles et les macérations, ne manque jamais de t'ordonner en même temps d'alléger de tout ton pouvoir les privations et les ennuis des autres et il estime louable, au nom de l'humanité, l'aide et la consolation apportées par l'homme à l'homme. Si l'humanité, cette vertu qui est plus que toute autre naturelle à l'homme, consiste essentiellement à adou­cir les maux des autres, à alléger leurs peines et, par là, à donner à leur vie plus de joie, c'est-à-dire plus de plaisir, comment la nature n'inciterait-elle pas aussi un chacun à se rendre le même service à lui­-même ?
  De deux choses l'une en effet. Ou bien une vie agréable, c'est-à-dire riche en plaisirs, est mauvaise et, dans ce cas, bien loin d'aider personne à y accéder, il faut au contraire la retirer à tous comme chose nuisible et pernicieuse. Ou bien, s'il t'est non seulement permis, mais ordonné, de la procurer aux autres à titre de bien, pourquoi d'abord ne pas te l'accorder à toi-même, envers qui tu as le droit d'être aussi bienveil­lant qu'envers autrui ? La nature te recommande d'être bon pour ton prochain ; elle ne t'ordonne pas d'être cruel et impitoyable envers toi-même. La nature elle-même, disent-ils, nous prescrit une vie heureuse, c'est-à-dire le plaisir, comme la fin de toutes nos actions. Ils définissent même la vertu comme la vie orientée d'après ce principe.
  La nature invite donc tous les mortels à se donner une aide réciproque en vue d'une vie plus riante: sage conseil, personne n'étant si au-dessus du sort commun que la nature doive s'occuper de lui seul, elle qui veut le même bien à tous les êtres qu'elle a réunis en un groupe unique par leur participation à une forme commune. Cette même nature t'enjoint par conséquent de renoncer à t'assurer des profits qui se solderaient par des pertes pour autrui.
  C'est pourquoi ils estiment qu'il faut respecter les accords entre les particuliers, ainsi que les lois de l'État, en vue d'une bonne répartition des biens de la vie, qui sont la substance même du plaisir, soit qu'un bon prince les ait légalement promulguées, soit qu'un peuple libre de toute tyrannie et de toute sournoise influence les ait sanctionnées d'un commun accord. Veiller à son avantage personnel sans offenser les lois, c'est la sagesse ; travailler en plus à l'avantage de la communauté, c'est la piété. Mais voler son plaisir à autrui en poursuivant le tien, cela vraiment est une injustice, tandis que te priver de quelque chose en faveur d'autrui est vraiment un acte humain et généreux. Il comporte du reste plus de profit que de perte, étant compensé par la réciprocité, par la conscience du service rendu, par la reconnaissance et l'amitié des obligés, d'où l'âme reçoit plus de joie que le corps n'en aurait trouvé dans l'objet auquel il a renoncé. Dieu enfin – la religion en persuadera aisément un cœur qui librement s'est donné à elle – compense un plaisir court et limité par un bonheur immense et sans fin. Ainsi, tout mûrement considéré, les Utopiens estiment que toutes nos actions et les vertus que nous y mettons en œuvre tendent au plaisir qui est leur heureux accomplissement.
  Ils désignent comme plaisir tout mouvement et tout repos du corps que la nature nous fait trouver agréable. Ils insistent avec raison sur la tendance de la nature. Ce qui est agréable en soi, qu'on atteint sans en faire d'injuste, sans rien perdre de plus agréable, sans devoir le payer d'une souffrance, ce ne sont pas seulement les sens qui s'y portent, mais la droite raison. Mais il est des choses auxquelles les hommes attribuent, en vertu d'une vaine convention (comme s'il leur appartenait de changer les réalités aussi aisément qu'on change leurs noms), une douceur que la nature ne leur a pas accordée. Les Utopiens estiment que, loin de contribuer au bonheur, elles s'opposent à lui, et d'abord en s'installant dans l'esprit pour n'y plus laisser aucune place aux délices vérita­bles, car elles occupent toute l'âme par une conception erronée du plaisir.
  Bien des choses en effet ne contiennent par nature rien qui contribue au bonheur et, tout au contraire, bien des éléments d'amertume. Seule la perverse séduction du désir les fait tenir pour les plus grands plaisirs, pour les principales raisons de vivre."

 

Thomas More, L'Utopie, 1516, tr. fr. Marie Delcourt, GF, 1987, p. 172-176.



  "Rien ne peut être plus antiphilosophique que les systèmes qui affirment l'identité du vertueux et du naturel et celle du vicieux et du non-naturel. Car, au premier sens du mot, nature par opposition à miracles, le vice et la vertu sont tous deux également naturels ; au second sens, celui qui s'oppose à inhabituel, c'est peut-être la vertu qui, trouvera-t-on, est la moins naturelle. Du moins faut-il avouer que la vertu héroïque, parce qu'elle est inhabituelle, est aussi peu naturelle que la sauvagerie la plus brutale. Quant au troisième sens du mot, assurément le vice et la vertu sont tous deux également artificiels et hors de la nature. Car, même si l'on peut discuter pour savoir si la notion de mérite ou de démérite dans certaines actions est naturelle ou artificielle, évidemment les actes eux-mêmes sont artificiels ; on les accomplit avec un certain dessein et une certaine intention ; sinon on ne les aurait jamais rangés sous l'une de ces dénominations. Il est donc impossible que les caractères de naturel et de non-naturel puissent jamais, en aucun sens, marquer les frontières du vice et de la vertu."

 

 


David Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Partie III : La morale, Partie I, Section 2.


 

  "Le système le plus probable que l'on ait avancé pour expliquer la différence entre le vice et la vertu est que, soit par une constitution primitive de la nature, soit par quelque sens de l'intérêt public ou privé, certains caractères produisent un malaise, se contenterait-on de les voir et de les contempler ; tandis que d'autres, dans les mêmes conditions, suscitent du plaisir. Le malaise et la satisfaction, produits chez le spectateur, sont essentiels au vice et à la vertu. Approuver un caractère, c'est éprouver une jouissance lorsqu'il nous apparaît. Le désapprouver, c'est ressentir un malaise. Puisque la peine et le plaisir sont donc, d'une certaine façon, la source primitive du blâme et de la louange, ils doivent être aussi les causes de tous leurs effets ; et par conséquent, celles de l'orgueil et de l'humilité qui accompagnent inévitablement cette distinction.
  Mais quand bien même on n'admettrait pas cette théorie morale, il resterait évident  que le plaisir et la douleur, s'ils ne sont plus les sources des distinctions morales, ne peuvent néanmoins se séparer d'elles. D'une part, la simple considération d'un caractère noble et généreux nous remplit de satisfaction et ne manque jamais de nous charmer et de nous enchanter, ne fût-ce que par sa présence dans un poème ou dans une fable. D'autre part, la cruauté et la traîtrise déplaisent par leur nature même ; et, qu'elles se trouvent en nous-mêmes ou chez les autres, il n'est jamais possible de s'en accommoder. La vertu produit donc toujours un plaisir distinct de l'orgueil ou de la satisfaction de soi qui l'accompagne ; le vice, un malaise séparé de l'humilité ou du remords."

 

David Hume, Dissertation sur les passions, 1759, Section II, § 6, tr. fr.Jean-Pierre Cléro, GF, 2015, p. 67-68.



  "L'objet que nous nous proposons […] c'est de faire ressortir les rapports qui unissent l'intérêt au devoir dans toutes les choses de la vie. Plus on examinera attentivement ce sujet, plus l'homogénéité de l'intérêt et du devoir paraîtra évidente. Toute loi qui aura pour objet le bonheur des gouvernés, devra tendre à ce qu'ils trouvent leur intérêt à faire ce dont elle leur impose le devoir. En saine morale, le devoir d'un homme ne saurait jamais consister à faire ce qu'il est de son intérêt de ne pas faire. La morale lui enseignera à établir une juste estimation de ses intérêts et de ses devoirs ; et en les examinant, il apercevra leur coïncidence. On a coutume de dire qu'un homme doit faire à ses devoirs le sacrifice de ses intérêts. Il n'est pas rare d'entendre citer tel ou tel individu pour avoir fait ce sacrifice, et on ne manque jamais d'exprimer à ce sujet son admiration. Mais en considérant l'intérêt et le devoir dans leur acception la plus large, on se convaincra que dans les choses ordinaires de la vie, le sacrifice de l'intérêt au devoir n'est ni praticable, ni même beaucoup à désirer ; que ce sacrifice n'est pas possible, et que s'il pouvait s'effectuer, il ne contribuerait en rien au bonheur de l'humanité.
  Toutes les fois qu'il s'agit de morale, il est invariablement d'usage de parler des devoirs de l'homme exclusivement. Or, quoiqu'on ne puisse établir rigoureusement en principe, que ce qui n'est pas de l'intérêt évident d'un individu, ne constitue pas son devoir, cependant on peut affirmer positivement qu'à moins de démontrer que telle action ou telle ligne de conduite est dans l'intérêt d'un homme, ce serait peine perdue que d'essayer de lui prouver que cette action, cette ligne de conduite, sont dans son devoir. Et cependant c'est ainsi qu'ont procédé jusqu'à présent les prédicateurs de morale. « Il est de votre devoir de faire cela. Votre devoir est de vous abstenir de ceci ; » et l'on avouera que de cette manière, la tâche du moraliste n'est pas difficile. Mais pourquoi est-ce mon devoir ? Voici quelle sera à peu près la réponse à cette question : « Parce que je vous l'ai ordonné, parce que c'est mon opinion, ma volonté. - Oui, mais si je ne me conforme pas à votre volonté - Oh ! dans ce cas, vous aurez grand tort ; ce qui veut dire : Je désapprouverai votre conduite. »

  Il est certain que tout homme agit en vue de son propre intérêt ; ce n'est pas qu'il voie toujours son intérêt là où il est véritablement ; car, par-là, il obtiendrait la plus grande somme de bien-être possible ; et si chaque homme, agissant avec connaissance de cause dans son intérêt individuel, obtenait la plus grande somme de bonheur possible, alors l'humanité arriverait à la suprême félicité, et le but de toute morale, le bonheur universel serait atteint. La tâche du moraliste éclairé est de démontrer qu'un acte immoral est un faux calcul de l'intérêt personnel, et que l'homme vicieux fait une estimation erronée des plaisirs et des peines. S'il n'a fait cela, il n'a rien fait ; car, comme nous l'avons dit plus haut, il est dans la nature des choses, qu'un homme s'efforce d'obtenir ce qu'il croit devoir lui procurer la plus grande somme de jouissances."

 

Jeremy Bentham, Déontologie, ou Science de la morale, 1834, Tome 1: Théorie, Chapitre 1, tr. fr. Benjamin Laroche, Charpentier, 1834, p. 17-20.



  "Il est nécessaire que le suicide soit classé au nombre des actes immoraux ; car il nie, dans son principe essentiel, notre religion de l'humanité. L'homme qui se tue ne fait, dit-on, de tort qu'à soi-même et la société n'a pas à intervenir, en vertu du vieil axiome Volenti non fit injuria[1]. C'est une erreur. La société est lésée, parce que le sentiment sur lequel reposent aujourd'hui ses maximes morales les plus respectées et qui sert d'unique lien entre ses membres, est offensé et qu'il s'énerverait[2] si cette offense pouvait se produire en toute liberté. Comment pourrait-il garder la moindre autorité si, quand il est violé, la conscience morale ne protestait pas ? Du moment que la personne humaine est, et doit être considérée comme une chose sacrée, dont ni l'individu ni le groupe n'ont la libre disposition, tout attentat contre elle doit être proscrit."
 
Émile Durkheim, Le Suicide, 1887, PUF, Quadrige, 1995, p. 383.

[1] Volenti non fit injuria ou Scienti et volenti non fit injuria : il n'est pas porté atteinte à celui qui consent (en connaissance de cause). Principe juridique selon lequel celui qui consent volontairement et en connaissance de cause à prendre des risques (par exemple en participant à un sport dangereux), ne peut pas réclamer une compensation pour le dommage qui en résulte.
[2] S'énerver : être privé de nerf, d'énergie, s'affaiblir.

 

 
  "Si je demande : « Que dois-je faire ? » je reçois une réponse qui consiste à indiquer des fins limitées et les moyens appropriés à ces fins. Il faut gagner sa nourriture, et pour cela il faut travailler. Je dois arriver à vivre en communauté avec d'autres hommes : les règles de la sagesse pratique me donnent des indications. Chaque fois, c'est la fin qui conditionne l'emploi des moyens correspondants.
  Or le fondement même qui rend valables ces fins peut être de deux sortes. Ce peut être l'intérêt vital, l'utilité pratique. Mais vivre n'est pas en soi une fin dernière, car une question se pose encore : quelle sorte de vie ? et aussi : à quelle fin ?
  Il se peut aussi que le fondement de l'exigence soit une autorité extérieure à laquelle je dois obéir, le commandement de quelqu'un qui dit : « C'est ma volonté, » ou : « C'est écrit. » Une autorité de cette sorte n'est pas mise en question et reste par conséquent incontrôlée.
  Toutes les exigences ainsi fondées sont relatives. Elles me font dépendre d'autre chose que de moi, de fins pratiques ou d'une autorité. Les exigences absolues, par contre, ont leur origine en moi-même. Elles me font face comme des réalités déterminées auxquelles je peux conformer extérieurement ma conduite. Elles viennent du fond de moi, elles me portent intérieurement par ce qui, en moi, est plus que moi.
  L'exigence absolue vient à moi comme celle de mon moi essentiel à l'égard de ma simple réalité vitale. Je prends conscience de moi comme de ce que je suis parce que j'ai à l'être. Cette prise de conscience est obscure au commencement de l'acte absolu, elle devient claire à la fin. Lorsqu'elle s'est pleinement accomplie dans l'absolu, la certitude du sens de l'être règne, et toute question s'abolit, bien que dans le temps la question renaisse aussitôt. La situation se transforme, la certitude est toujours à reconquérir.
  Cet absolu est antérieur à toute finalité et c'est lui qui fixe les fins. L'absolu n'est pas ce qui est voulu, mais ce qui inspire le vouloir.
  L'absolu, comme fondement de l'action, n'est donc pas affaire de connaissance, mais objet d'une foi. Aussi longtemps que j'explore les motifs et les buts de mes actes, je m'en tiens au fini et au relatif. Ce n'est que si ma vie s'alimente à une source injustifiable objectivement qu'elle dérive de l'absolu."
 
Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, 1950, tr. fr. Jeanne Hersch, 10/18, 1981, p. 56-57.


    "La fourmi, l'oiseau, la marmotte et le Tchouktche [1] sauvage n'ont lu ni Kant ni les saints Pères, ni même Moïse. Et cependant, tous ont la même idée du bien et du mal. Et si vous réfléchissez un moment sur ce qu'il y a au fond de cette idée, vous verrez sur-le-champ que ce qui est réputé bon chez les fourmis, les marmottes et les moralistes chrétiens ou athées, c'est ce qui est utile pour la préservation de la race - et ce qui est réputé mauvais, c'est ce qui lui est nuisible. Non pas pour l'individu, comme disaient Bentham et Mill, mais bel et bien pour la race entière.

    L'idée du bien et du mal n'a ainsi rien à voir avec la religion ou la conscience mystérieuse ; c'est un besoin naturel de races animales. Et quand les fondateurs des religions, les philosophes et les moralistes nous parlent d'entités divines ou métaphysiques, ils ne font que ressasser ce que chaque fourmi, chaque moineau pratiquent dans leurs petites sociétés :

    - Est-ce utile à la société ? Alors c'est bon - Est-ce nuisible? Alors c'est mauvais."


Pierre Kropotkine, La Morale anarchiste, 1889, Mille et une nuits, 2006, p. 32-33.


[1] Les Tchouktches sont les habitants de la Sibérie orientale.


 

    "En général, les moralistes qui ont bâti leurs systèmes sur une opposition prétendue entre les sentiments égoïstes et les sentiments altruistes ont fait fausse route. Si cette opposition existait en réalité, si le bien de l'individu était réellement opposé à celui de la société, l'espèce humaine n'aurait pu exister ; aucune espèce animale n'aurait pu atteindre son développement actuel. Si les fourmis ne trouvaient un plaisir intense à travailler toutes, pour le bien-être de la fourmilière, la fourmilière n'existerait pas, et la fourmi ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui : l'être le plus développé parmi les insectes, un insecte dont le cerveau, à peine perceptible sous le verre grossissant, est presque aussi puissant que le cerveau moyen de l'homme. Si les oiseaux ne trouvaient pas un plaisir intense dans leurs migrations, dans les soins qu'ils donnent à élever leur progéniture, dans l'action commune pour la défense de leurs sociétés contre les oiseaux rapaces, l'oiseau n'aurait pas atteint le développement auquel il est arrivé. Le type de l'oiseau aurait rétrogradé, au lieu de progresser...

    Et quand Spencer [1] prévoit un temps où le bien de l'individu se confondra avec le bien de l'espèce, il oublie une chose : c'est que si les deux n'avaient pas toujours été identiques, l'évolution même du règne animal n'aurait pu s'accomplir.

    Ce qu'il y a eu de tout temps, c'est qu'il s'est toujours trouvé, dans le monde animal comme dans l'espèce humaine, un grand nombre d'individus qui ne comprenaient pas que le bien de l'individu et celui de l'espèce sont, au fond, identiques. Ils ne comprenaient pas que vivre d'une vie intense étant le but de chaque individu, il trouve la plus grande intensité de la vie dans la plus grande sociabilité, dans la plus parfaite identification de soi-même avec tous ceux qui l'entourent.

    Mais ceci n'était qu'un manque d'intelligence, un manque de compréhension. De tout temps il y a eu des hommes bornés ; de tout temps il y a eu des imbéciles. Mais jamais, à aucune époque de l'histoire, ni même de la géologie, le bien de l'individu n'a été opposé à celui de la société. De tout temps ils restaient identiques, et ceux qui l'ont le mieux compris ont toujours joui de la vie la plus complète."

 

Pierre Kropotkine, La Morale anarchiste, 1889, Mille et une nuits, 2006, p. 74-76.


[1] Herbert Spencer (1820-1903), philosophe anglais, théoricien du darwinisme social, auteur de L'Individu contre l'État (1884).



  "Alors que j'écris ceci, en novembre 1971, des gens meurent dans l'est du Bengale du manque de nourriture, d'abri, et de soins médicaux. La souffrance et la mort qui arrivent là‑bas maintenant ne sont pas inévitables, dans aucun sens fataliste du terme. La pauvreté constante, un cyclone, et une guerre civile ont condamné neuf millions de gens à être des réfugiés sans ressources ; néanmoins, il n'est pas hors des capacités des nations plus riches de porter suffisamment assistance pour réduire de beaucoup les souffrances à venir. Les décisions et les actions des êtres humains peuvent empêcher ce genre de souffrance. Malheureusement, les êtres humains n'ont pas pris les décisions nécessaires. Au niveau individuel, les gens n'ont pas, à quelques rares exceptions, répondu à la situation d'une façon significative. […]
  Mon prochain point est le suivant : s'il est en notre pouvoir d'éviter que des choses mauvaises arrivent, sans pour cela sacrifier quoi que ce soit d'importance morale comparable, nous devons, moralement, le faire. Par « sans pour cela sacrifier quoi que ce soit d'importance morale comparable », j'entends sans provoquer rien d'autre dont le mal soit comparable, ou faire quelque chose d'intrinsèquement mal, ou échouer à promouvoir un bien moral, comparable dans sa signification à la chose mauvaise que nous pouvons éviter. Ce principe semble presque aussi incontestable que le précédent. Il nous demande seulement d'empêcher ce qui est mauvais, et de promouvoir ce qui est bien, et il ne nous le demande que quand nous pouvons le faire sans avoir à sacrifier quoi que ce soit qui, d'un point de vue moral, est d'une importance comparable. Je pourrais même, dans l'optique de l'application de mon argument à l'urgence du Bengale, reformuler ce point de la façon suivante : s'il est en notre pouvoir d'empêcher que quelque chose de très mauvais n'arrive, sans pour cela sacrifier quoi que ce soit de moralement significatif, nous devons, moralement, le faire. Une application de ce principe pourrait être la suivante : si je marche à côté d'un étang peu profond et que je vois un enfant qui s'y noie, je dois entrer dans l'eau et en sortir l'enfant. Cela voudra dire salir mes vêtements, mais c'est insignifiant, alors que la mort d'un enfant serait sans aucun doute une très mauvaise chose.
  L'apparence consensuelle du principe énoncé est trompeuse. Si l'on agissait comme décrit ci‑dessus, même dans sa seconde formulation, nos vies, nos sociétés, et notre monde seraient fondamentalement changés. Premièrement parce que le principe ne tient pas compte de la proximité ou de la distance. Cela ne fait aucune différence morale, que la personne que je peux aider soit l'enfant du voisin qui vit à dix mètres de chez moi, ou un Bengali dont je ne connaîtrais peut‑être jamais le nom. Deuxièmement, le principe ne fait pas de distinction entre les cas où je suis la seule personne à pouvoir faire quelque chose, et les cas où je suis juste un parmi des millions dans la même situation."

 

Peter Singer, "Famine, richesse et moralité", 1972, in Philosophy and Public Affairs, vol. 1, no. 3 (Spring 1972), pp. 229-243, tr. fr. F. Verrax.

 

 

 


Date de création : 28/02/2006 @ 16:33
Dernière modification : 09/02/2023 @ 14:26
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