"Une définition plus fine [de la violence] se présenterait de la manière suivante. Elle devrait partir du fait que la violence se produit dans des situations d'interaction comportant deux ou plusieurs acteurs dont l'un porte atteinte à l'autre. Il faudrait noter d'ailleurs que ces acteurs peuvent être quelquefois des machines, c'est-à-dire des systèmes d'éléments juxtaposés et articulés en vue d'une fin (la machine judiciaire, l'appareil policier), afin de ne pas privilégier un modèle romantique de la violence où s'affrontent directement des sujets, et de prendre en considération le double phénomène contemporain de démultiplication de l'efficacité et de dissolution de la responsabilité dans l'administration de la violence.
Il faudrait ensuite spécifier les différentes sortes d'atteintes qui peuvent être infligées : atteintes corporelles plus ou moins sélectives et plus ou moins réversibles, atteintes à l'intégrité morale (privation sensorielle, injection de drogues, matraquage audio-visuel, torture psychologique, isolement, chantages divers, en un mot toute la gamme de la « torture propre »), atteintes aux biens, aux capacités de subsistance, aux proches, aux œuvres, atteintes enfin aux appartenances symboliques et culturelles (foi, coutumes, langues, culture).
Il faudrait, en outre, faire intervenir les modalités d'administration de la violence : présence de plus ou moins d'intermédiaires dans le processus et temporalité différentielle. En effet, la violence peut être directe ou indirecte, selon la distance instrumentale entre les acteurs (tuer de sa main ou donner l'ordre de bombarder, par exemple). À cet égard, le « progrès » va dans le sens d'une administration à distance d'une violence propre et la capacité de destruction est inversement proportionnelle à l'implication corporelle ; ce qui conduit à souligner l'importance de ce qu'on pourrait appeler les entreprises de violence, où la complexité technique conduit à une division du travail telle qu'un très grand nombre de personnes participent à la production de la violence sans que la plupart soit en contact direct avec elle, telle aussi que la participation se dissout dans l'accomplissement consciencieux de tâches professionnelles.
Elle peut être aussi massée ou distribuée selon le temps qui s'écoule. On peut agir d'un coup, ou de manière étalée, continue ou discontinue : tuer ou laisser mourir de faim. La littérature sur les camps, la question, la préparation des procès et des épurations est assez connue pour qu'on se dispense d'exemples. C'est cette temporalité différentielle qui rendrait compte de la distinction entre actes et états de violence. Il faudrait ajouter que l'introduction d'un timing dans l'administration de la violence a aujourd'hui deux fonctions : assurer la fiabilité des interventions reposant sur des processus instrumentaux sophistiqués, produire un cérémonial de la violence qui est souvent aussi efficace que ses effets proprement dits.
Ces diverses considérations mèneraient à une définition de la violence ayant la forme suivante : il y a violence quand, dans une situation d'interaction, un ou plusieurs acteurs agissent de manière directe ou indirecte, massée ou distribuée, en portant atteinte à un ou plusieurs autres à des degrés variables soit dans leur intégrité physique, soit dans leur intégrité morale, soit dans leurs possessions, soit dans leurs participations symboliques et culturelles. On disposerait ainsi d'une définition susceptible de rendre compte de tout ce qui est considéré comme violence, sur la base de critères à peu près positifs. Hormis la satisfaction intellectuelle qu'elle pourrait procurer, elle n'apporterait néanmoins rien de plus que les autres".
Yves Michaud, Violence et politique, 1978, Introduction, Gallimard nrf, p. 19-20.
"La violence au sens strict, la seule violence mesurable et incontestable est la violence physique. C'est l'atteinte directe, corporelle, contre les personnes ; elle revêt un triple caractère : brutal, extérieur et douloureux. Ce qui la définit est l'usage matériel de la force, la rudesse volontairement commise aux dépens de quelqu'un. Dans la statistique judiciaire (ou policière), la notion la plus proche est celle de « crimes contre les personnes ». Il y a donc, à notre sens, quelque abus de langage à parler de violence contre les biens (tant que celle-ci ne s’accompagne pas de menace à l'intégrité corporelle des individus). La criminologie anglo-saxonne, d'ailleurs, ne s'y trompe pas, pas plus que la statistique sanitaire de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), qui qualifie de violente toute mort brutale liée à un processus exogène, extra-organique. Autrement dit, la caractéristique principale de la violence est la gravité du risque qu'elle fait courir pour la victime. C'est la vie, la santé, l'intégrité corporelle ou la liberté individuelle qui est en jeu ; la violence implique parfois la mort, plus souvent des blessures, et ce sont ces conséquences-là qui permettent de l'identifier de manière incontestable, car la police et la justice alors interviennent."
Jean-Claude Chesnais, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours, 1981, Introduction, Hachette Pluriel, 1982, p. 32-33.
"La plupart des controverses sur la violence tiennent à un mauvais usage des mots. Si les notions de criminalité et de délinquance ont un contenu juridique et pénal précis, celles de violence et, a fortiori, de « sentiment d'insécurité », encore plus souvent utilisées, surtout dans le langage public et politique actuel n'en ont guère, voire aucun. C'est pourtant sur une prétendue « montée de la violence » que l'on se fonde pour mettre en place de nouvelles dispositions répressives ou retarder une réorientation en profondeur de la politique criminelle.
Dans le discours contemporain, on peut distinguer trois définitions implicites de la violence, en interférence constante. Partant de la plus spécialisée pour aller à la plus générale, nous avons ainsi :
- Au centre, le noyau dur, le premier cercle : la violence physique, de loin la plus grave, car elle peut donner lieu à mort d'homme. C'est l'atteinte directe, corporelle, contre les personnes, dont la vie, la santé, l'intégrité corporelle ou la liberté individuelle est en jeu. Brutale, cruelle, sauvage, cette violence-là est de tout temps. Sa définition est opératoire, car, dans toute collectivité organisée, elle fait intervenir le policier, le juge et le médecin : elle met en cause l'ordre social, à travers ses règles élémentaires, dans ce qu'il a de plus vital; elle touche l'homme en tant qu'homme. Il n'est, dès lors, pas surprenant que dans les nomenclatures d'Interpol ou de l'Organisation Mondiale de la Santé (à travers la Classification internationale des maladies, traumatismes et causes de décès), la violence soit prise dans cette acception. Pour Interpol, par exemple, dont nous avons repris la classification dans cet ouvrage, la notion de violence criminelle regroupe, dans l'ordre décroissant de gravité, les quatre rubriques suivantes :
1. Homicides volontaires (ou tentatives).
2. Viols (ou tentatives).
3. Coups et blessures volontaires graves.
4. Vols à main armée ou avec violence.
Il y a donc, non pas une violence, mais des violences, qui doivent être hiérarchisées, selon leur coût social, selon l'atteinte qu'elles portent au capital-vie ou au capital-santé d'un pays. Sans pondération, toute statistique est trompeuse et aveugle.
- Autour de ce premier cercle, un second, plus extensible : la violence économique, qui concerne toutes les atteintes aux biens, dans leur croissante et quasi infinie diversité. Cette notion se différencie nettement de la violence physique, mais la distinction est, en Occident, de moins en moins perçue par l'opinion publique, surtout en France. Depuis des siècles notre pays est un pays de petits propriétaires ; nous avons aujourd'hui un taux de résidences secondaires unique au monde. Le Français a, pour la propriété, une si secrète affection que, de plus en plus, il ne parvient guère à séparer ce qu'il est et ce qu'il a ; il s'identifie si fort à son patrimoine, à ses biens, qu'il réagit parfois aussi vivement s'il était touché dans ses biens que dans son corps. D'où cette tendance, sans cesse plus fréquente, à donner à la violence un contenu économique, autrement dit à la confondre avec la délinquance. Ce que donc craignent nos concitoyens est moins l'agression que le cambriolage, moins la violence à proprement parler que la délinquance, ou la criminalité contre les biens. Or les délits, (voire les crimes) contre les biens ne peuvent aucunement être qualifiés de violence ; en effet, aux termes d'une commission d'experts pénalistes, « selon la lettre du Code pénal, la violence s'adresse indéniablement à un être humain. De nombreux textes réservent en effet le terme de violence aux atteinte portées à l'intégrité physique d'une personne et usent, lorsqu l'objet de l'infraction est une chose, des termes de dégradation (art. 257, 314, 445), de destruction (art. 257, 314, 435, 43t 439, 451), de détérioration (art. 443), de dévastation (art. 444)... Et en opposant les « violences ou voies de fait commise contre les personnes » aux « destructions ou dégradation causées aux biens », l'article 314, alinéa 1er, du Code pénal confirme, s'il en était besoin, cette idée. De la sorte, la, violence, selon le Code pénal, peut être définie comme l'atteinte opérée volontairement et brutalement par une personne à l'autonomie physique d'une autre personnel ».
- Enfin, le troisième et dernier cercle, qui confine à l'infini, la violence morale (ou symbolique). Notion à la mode dont le contenu est hautement subjectif et se réfère, en fait, platement au vieux concept d'autorité. Parler de violence dans ce sens est un abus de langage propre à certains intellectuels occidentaux, trop confortablement installés dans la vie pour connaître le monde obscur de la misère et du crime. Dès que deux individus X et Y sont en présence, l'un peut chercher à miner l'autre par la séduction ou la conviction, et l'on pourrait parler de violence, mais c'est confondre vie et violence par là, implicitement se fixer comme univers de référence un monde totalement aseptisé d'où l'on aurait extirpé toute angoisse, toute incertitude et peut-être aussi tout changement (parce qu'anxiogène). Parler de violence des conditions de vie modernes, c'est aussi confondre, en toute ambiguïté, réglementation et oppression, organisation et agression.
C'est donc la première définition qui, seule, nous a paru devoir retenir l'attention. […] Ainsi, la violence n’a pas la signification que lui prête le sens commun et elle se place, indiscutablement, au sommet de la hiérarchie des infractions contre les personnes, car elle les menace dans ce qu'elles sont de plus précieux : la vie, la santé, la liberté."
Jean-Claude Chesnais, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours, 1981, Préface, Hachette Pluriel, 1982, p. 12-14.
"Il semble que l'on peut établir provisoirement au moins huit distinctions parmi les formes de violence humaine, à savoir :
1. Si la violence est véritable ou symbolique, c'est-à-dire si elle constitue une agression physique directe ou bien se limite à des gestes verbaux et/ou non verbaux.
2. Si la violence est « jeu » ou « simulacre », ou bien si elle est « sérieuse » et « réelle ». On distinguera aussi la violence « rituelle » de la violence « non rituelle » ; toutefois, il convient de signaler que […] le rituel et le ludique peuvent tous deux avoir un contenu violent.
3. S'il y a utilisation d'une arme ou de plusieurs armes.
4. Dans le cas où des armes sont employées, si les assaillants entrent en contact direct.
5. Si la violence est intentionnelle ou bien si elle est la conséquence accidentelle d'une séquence d'actions qui n'était pas intentionnellement violente au départ.
6. Si la violence n'a pas été provoquée ou bien s'il s'agit de représailles exercées en réponse à un acte de violence intentionnel ou non intentionnel.
7. Si la violence est légitime en ce qu'elle s'accorde avec un ensemble de règles et de valeurs prescrites par la société, ou bien si elle est non conforme, illégitime, en ce qu'elle contrevient aux normes sociales.
8. Si la violence est « rationnelle » ou bien « affective », c'est-à-dire si elle est un moyen rationnel de parvenir à un but donné, ou une « fin en soi » qui satisfait à un besoin émotionnel ou à un plaisir. Autrement dit, on distinguera la violence dans sa forme « instrumentale » et la violence dans sa forme « expressive ».
Si, pour certains sociologues, ces distinctions constituent des « types idéaux », il me semble préférable de les penser comme des polarités et des équilibres liés les uns aux autres."
Eric Dunning, "Lien social et violence dans le sport", 1983, tr. fr Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, in Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Fayard, 1994, p. 311-312.
"Violence » vient du latin violentia qui signifie violence, caractère violent ou farouche, force. Le verbe violare signifie traiter avec violence, profaner, transgresser, avec une insistance sur l'infraction et l'outrage. Ces termes renvoient à vis qui veut dire force, vigueur, puissance, violence, emploi de la force physique, mais aussi quantité, abondance, essence ou caractère essentiel d'une chose. Plus profondément, vis signifie la force en action, la ressource d'un corps pour exercer sa force, et donc la puissance, la valeur, la force vitale.
Au vis latin correspond l'is homérique qui signifie force, vigueur et se rattache à Bia qui veut dire la force vitale, la force du corps, la vigueur et, en conséquence, l'emploi de la force, la violence. Les linguistes rattachent ces termes au sanskrit j(i)ya qui veut dire prédominance, puissance, domination qui prévaut.
Au cœur de la notion de violence, il y a ainsi l'idée d'une force, d'une puissance naturelle dont l'exercice contre quelque chose ou contre quelqu'un fait le caractère violent. Au fur et à mesure que l'on se rapproche du noyau de la signification s'estompent les évaluations pour laisser place à la force en elle-même, non qualifiée.
Cette force, vertu d'une chose ou d'un être, est ce qu'elle est sans considération de valeur. Elle est violence lorsqu'elle dépasse La mesure ou perturbe un ordre.
Au sens le plus immédiat, la violence renvoie donc à une gamme de comportements et d'actions physiques. Elle consiste dans l'emploi de la force contre quelqu'un avec les dommages physiques que cela entraîne. Cette force prend sa qualification de violence en fonction de normes définies. Ces normes, ou en tout cas certaines d'entre elles, varient historiquement et culturellement. S'il y a des faits que nous nous accordons tous pour considérer comme violents (la torture, l'exécution, les coups), d'autres formes de violence dépendent pour leur appréhension des normes en vigueur – normes qui peuvent varier. La violence domestique, envers les femmes ou les enfants, a été pendant longtemps considérée comme normale. Ce n'est plus le cas."
Yves Michaud, La Violence, 5e édition, 1999, PUF, Que-Sais-Je ?, p. 4-5.
"La violence est « puissance corrompue ou déchaînée, ou parfois poussée volontairement à l'outrance. Non que la force serait innocente puisqu'il n'y a pas de puissance sans force, mais elle se laisse réglementer et discipliner par des formes, c'est-à-dire qu'elle s'exerce en général dans le respect des normes et conventions de la légalité. La violence, par contre, instinctive et passionnelle par nature, épouvante, massacre, égorge, supplicie et bouleverse tout dans la confusion. Une armée disciplinée est l'image typique de la force, une masse soulevée et tumultueuse est celle de la violence »[1]. Une telle définition identifie violence et déchaînement de la puissance et insiste sur la transgression des règles, en particulier celles de la légalité. Elle prend donc le parti de la légalité : la violence, c'est le désordre. D'autres, au contraire, cherchent une définition objective donnant le primat aux faits sur les normes, de manière à ne pas privilégier le point de vue de la légalité, et à pouvoir appréhender toutes les formes de violence quelles qu'elles soient et quel que soit le jugement porté sur elles. Ainsi le sociologue H. L. Nieburg définit la violence comme « une action directe ou indirecte, destinée à limiter, blesser ou détruire les personnes ou les biens »[2]. Selon les sociologues H. D. Graham et T. R. Gurr, pionniers dans le domaine, « la violence est définie au sens étroit comme un comportement visant à causer des blessures aux personnes ou des dommages aux biens. Collectivement ou individuellement, nous pouvons considérer tels actes de violence comme bons, mauvais ou ni l'un ni l'autre selon qui commence contre qui »[3]. En France, J.-C. Chesnais, au seuil d'une étude quantitative de la violence, restreint son enquête à la violence physique : « La violence au sens strict, la seule violence mesurable et incontestable, est la violence physique. C'est l'atteinte corporelle directe contre les personnes. Elle revêt un triple caractère, brutal, extérieur et douloureux. Ce qui la définit est l'usage matériel de la force, la rudesse volontairement commise aux dépens de quelqu'un. Dans la statistique judiciaire (ou policière), la notion la plus proche est celle de "crimes contre les personnes". »[4]
Ces définitions appellent cependant une remarque : il n'est pas certain qu'elles soient libres de référence à des normes. Les sociologues américains prennent implicitement comme norme l'intégrité de la personne et de ses biens, tandis que le statisticien français s'en tient à l'intégrité physique de la personne. Le fait est que, selon les sociétés ou les catégories sociales, les individus ressentent ou non l'atteinte à leurs biens comme une violation d'eux-mêmes. En fait, les définitions précédentes recoupent pour l'essentiel les distinctions juridiques tout en cherchant à mettre tous les acteurs sociaux sur le même pied. L'ordre juridique distingue en effet entre le licite et le prohibé. Ainsi, l'emploi de la force publique, juridiquement défini et contrôlé, ne tombe pas sous le coup de la loi. Celui qui bat son voisin commet une violence, pas le CRS qui disperse une manifestation ni le boxeur qui, dans un combat régulier, rend aveugle son adversaire. Les définitions objectives s'efforcent, au contraire, d'appréhender tous les cas sans faire de différence.
D'autre part, de telles définitions considèrent des actes de violence aux contours et aux effets définis sans égard pour des situations ou états de violence. Comment pourrait-on définir ces états ?
Nous avons essayé […] de donner une définition qui y parvienne : « Il y a violence quand, dans une situation d'interaction, un ou plusieurs acteurs agissent de manière directe ou indirecte, massée ou distribuée, en portant atteinte à un ou plusieurs autres, à des degrés variables soit dans leur intégrité physique, soit dans leur intégrité morale, soit dans leurs possessions, soit dans leurs participations symboliques et culturelles. »[5]
Cette définition est destinée à rendre compte de plusieurs choses :
-
d'abord du caractère complexe des situations de violence, où peuvent intervenir de multiples acteurs, voire des machines administratives (la machine judiciaire ou policière, l'organisation bureaucratique des camps dans les régimes totalitaires) qui diluent les responsabilités en multipliant les participants. La violence alors n'est plus seulement l'affrontement ouvert de deux adversaires, mais l'effet d'une entreprise anonyme de terreur dont tout le monde élude la responsabilité puisque chacun n'est qu'un rouage. Les grands génocides du XXe siècle (camps soviétiques ou nazis) en sont les cas les plus connus ;
-
ensuite, des modalités plus ou moins directes de production de la violence selon les instruments utilisés. Ce n'est pas la même chose de tuer à coups de pelle, de fusiller, de signer un ordre d'exécution, de bombarder ou de signer l'ordre de bombardement. Les progrès technologiques sont allés dans le sens d'une violence produite indirectement avec des moyens de plus en plus « propres» qui suppriment le contact direct en multipliant le nombre d'intermédiaires au sein d'organisations complexes ;
-
de la distribution temporelle de la violence. Celle-ci peut être délivrée d'un coup (massée), ou graduellement, voire insensiblement (distribuée). On peut tuer, laisser mourir de faim ou favoriser des conditions de sous-nutrition. On peut faire disparaître un adversaire ou l'écarter progressivement de la vie sociale et politique par une série d'interdictions professionnelles el administratives. Ici apparaît clairement la distinction entre états et actes de violence. Ce que l'on gagne en généralité, on le perd néanmoins en rigueur. La famine, la sous-nutrition, l'absence de soins constituent des faits identifiables (grâce à des indicateurs économiques et démographiques et en fonction des normes nutritionnelles médicales), mais ils s'inscrivent dans des situations de domination qui concernent tous les aspects de la vie sociale et politique. La dénutrition dépendra d'un rationnement organisé, ou bien d'un régime inégal de la propriété, ou encore des échanges internationaux. De fil en aiguille, état de violence devient synonyme de domination et d'oppression ;
-
enfin, des différentes sortes d'atteintes qui peuvent être infligées : atteintes physiques plus ou moins graves, atteintes psychiques et morales plus difficiles à circonscrire mais réelles, atteintes aux biens qui peuvent mettre en danger les capacités de survie, atteintes aux proches ou aux appartenances culturelles. Ici encore, la situation devient vite inextricable. Les dégâts matériels et physiques sont visibles, mais des persécutions morales et psychologiques, l'intimidation répétée, des atteintes sacrilèges aux croyances et aux coutumes peuvent être aussi graves. La question à l'arrière-plan est celle des contours exacts de la personne. Celle-ci ne se limite pas à la seule individualité physique ; en tout cas, l'évaluation a varié et varie avec les cultures. II est toutefois plus facile de constater ces variations que de dire ce qu'il faut retenir, et l'on risque d'en venir à penser que toute atteinte à la personne et à ses valeurs sacrées constitue un cas de violence. L'effort d'objectivité risque d'aboutir à une banalité : que tout est violence.
Pour autant, les définitions objectives sont indispensables : elles ramènent aux faits en relativisant les appels indignés au sacré social et aux valeurs. La privation de liberté, les conditions de la vie carcérale, les lenteurs judiciaires apparentent la prison à une violence infligée au détenu. Ce n'est pas une raison pour ne voir dans les prisonniers que des victimes de la société, mais c'est un redressement de perspective par rapport à la conviction répandue que les prisons sont toujours trop confortables."
Yves Michaud, La Violence, 5e édition, 1999, PUF, Que-Sais-Je ?, p. 8-11.
[1] J. Freund, L'Essence du politique, Sirey, 1965, p. 513-514.
[2] H. L. Nieburg, "Uses of violence", Journal of Conflict Resolution, mars 1963, vol. VII-1, p. 43.
[3] H. D. Graham et T. R. Gurr, The History of Violence in America, Bantam Books, 1969, introd., p. XXX.
[4] J.-C. Chesnais, Histoire de la violence, Robert Laffont, Pluriel, 1981, p. 32.
[5] Y. Michaud, Violence et politique, Gallimard, coll. «Les Essais», 1978, p. 20.
"Quelle que soit la relativité de la perception de la violence selon les idées (et la sensibilité) que l'on a de la brutalité, de l'intolérable et du dommage, il est clair que la violence a toujours à voir avec des atteintes destructrices qui font peur, qui font mal et qui causent des dommages. La violence fait peur et mal – tels sont les ressorts de sa force « persuasive ». On se soumet à elle parce qu'on a peur ou parce qu'on ne peut physiquement pas faire autrement. Le fait que tout le monde ne soit pas accessible aux mêmes peurs ni aux mêmes menace ne change rien : dans la violence il y a atteinte, dommage et tout ceci fait des dégâts.
Cette « violence» de la violence fait qu'elle est perturbante et que ses effets sont peu prévisibles. Dans les années 1970, à l'époque de la dissuasion nucléaire et des entreprises terroristes, à l'époque d'un usage calculé de la violence, beaucoup de discours sur la banalisation de la violence, sur sa gestion, sur les stratégies pour l'employer, pas mal de ses images dans la fiction littéraire ou cinématographique, ont eu tendance à occulter ces éléments de perturbation et d'imprévisibilité. La violence, pensait-on, pouvait se soumettre au calcul et être rationalisée. C'est vrai jusqu'à un certain point seulement. On ne peut en effet éluder l'évidence banale : les hommes soumis à la violence, ceux qui la subissent comme ceux qui la pratiquent, sont stressés, perturbés et apeurés – il y a un traumatisme de la violence – et, quelles que soient les précautions prises pour lui résister, s'entraîner à elle, prévoir ses effets, on ne sait jamais ce qu'elle va provoquer. Même les terroristes professionnels et les surhommes ont peur. Dans les années récentes, on a heureusement redécouvert ces évidences, que ce soit dans des films comme Il faut sauver le soldat Ryan, dans des récits de guerre comme Putain de mort de Michael Herr ou dans le journalisme de guerre (par exemple le livre de Mark Bowden Night Hawk Down qui retrace la bataille de Mogadiscio du 3 octobre 1993 qui entraîna la fin de l'intervention américaine en Somalie et a marqué depuis lors toute la stratégie américaine de refus des engagements au sol). Les soldats les mieux entraînés craquent, leurs automatismes se dérèglent, les pilotes s'envoient des whiskys avant de partir en mission et les éros comme les victimes font des cauchemars.
Imprévisibilité et caractère traumatique font de la violence un instrument à la fois efficace et difficile à contrôler car même s'il y a asymétrie dans la décision d'emploi, une fois qu'on s'y est engagé, tous les participants sont vulnérables.
Un autre aspect de la violence, lié au premier, doit être pris en compte : la violence peut être soit une réaction face aux situations soit un comportement instrumental réfléchi. Il y a une violence de la rage, de la fureur, de la peur, peu prévisible aussi bien dans son déclenchement que dans ses effets, y compris pour l'agent violent lui-même, et il y en a une autre qui est moyen, un moyen qui se prépare, auquel on s'entraîne et dont l'emploi peut être calculé. Avec cette restriction déjà indiquée qu'une fois engagée, l'action violente retrouve tout ou partie de son imprévisibilité : c'est alors que se commettent les bavures, que les ratés se produisent, que les choses échappent. Tout aurait dû bien se passer mais...
À tous ces égards, la violence est un comportement à la fois humain, efficace et très difficile à contrôler. On le contrôle jusqu'au moment où on ne la contrôle plus, que ce soit comme acteur ou comme victime."
Yves Michaud, "Violence et douceur du commerce", Faut-il s'accommoder de la violence ?, 2000, Éditions Complexe, p. 23-25.
"La violence est plus aisée à reconnaître et à identifier qu'à définir avec précision. Proposons tout de suite une première distinction entre la violence qui, d'un côté, est une action destinée à porter atteinte à une personne ou à la détruire, soit dans son intégrité physique ou psychique, soit dans ses biens, soit dans ses participations symboliques, et, de l'autre, la violence qui est inhérente au changement, au bousculement des habitudes, à la transformation des cadres familiers.
Cette dernière peut entraîner un ressenti désagréable et être vécue comme une souffrance, mais elle reste, en dernière instance, une violence constructive. Il y a de la violence dans l'effort et dans le travail, mais celle-ci reste productive. Il y en a aussi dans le désir. Qu'elle détruise ou qu'elle construise, voilà une partition essentielle. En général, on réserve ce terme de violence au sens de violence destructrice.
La violence, ensuite, est largement dépendante de la norme sociale qui l'encadre. Certaines de ses formes sont considérées, dans une société donnée, comme légitimes socialement là où d'autres sont non seulement hors normes mais en plus condamnées par la loi. L'homicide lors d'un duel pour une question d'honneur n'a par exemple été complètement criminalisé que depuis la fin du XIXe siècle. Tuer légalement quelqu'un parce qu'il a commis un crime est encore une norme dans de nombreux pays, dont plusieurs États des États-Unis. Il y a donc bien une violence qui est légitime et une qui ne l'est pas.
Une autre distinction importante est celle qui sépare la violence « sans raison » de la violence comme modalité de l'action. La première est certes plus rare qu'on ne se le représente parfois, mais elle a une place dans notre tableau. C'est celle, souvent, qui est le plus loin de la parole. Elle est la plus spectaculaire et celle qui frappe le plus les imaginations.
Deux figures incarnent le point limite de cette violence sans raison, celle du tueur en série et celle de l'Amok. Le tueur en série, hélas, est connu comme celui qui met en œuvre une violence telle qu'elle conduit à instrumentaliser totalement les personnes qui lui sont soumises. La victime est totalement déshumanisée aux yeux de l'assassin et la parole n'a plus aucune place dans le dispositif du meurtre, d'ailleurs souvent silencieux. Le tueur en série pourrait même être décrit, d'une certaine façon, comme celui qui a purgé sa parole de toutes ses potentialités de pacification et de transposition de la violence en mots. Il est dans un au-delà de la parole et donc de l'humanité.
Amok est un mot indonésien qui désigne l'état de celui qui est pris subitement d'une crise de folie se traduisant par un brusque accès de violence meurtrière. Une personne peut ainsi basculer sans raison dans cet état et se jeter sur les autres. Dans ce cas, la norme, d'ailleurs légale, veut que ceux qui sont présents essayent de le tuer le plus rapidement possible pour faire cesser son action. Nous ne sommes pas loin, finalement, des folies meurtrières des héros que nous décrit Homère, ou de la figure du Berserker dans les anciennes traditions nordiques, […]
Mais, la plupart du temps, la violence a de « bonnes » raisons d'être. Elle vise à obtenir de l'autre quelque chose ou bien un comportement, ou encore à le détruire parce qu'il est gênant. Elle est une modalité de 1'action humaine. Elle est le prolongement des comportements pacifiques et suppose une gradation de moyens où il n'est pas du tout facile de savoir où s'arrêtent l'incitation, la pression, la contrainte, et où commence la violence proprement dite.
Franchissant ainsi des frontières invisibles, elle n'est d'ailleurs pas toujours consciente d'elle-même. Ainsi, une étude réalisée en France en 1997 par la Direction générale de la santé sur un échantillon de cent soixante-seize délinquants sexuels incarcérés, cas il est vrai particulier, montre que plus d'un agresseur sur deux ne perçoit ni la portée de son acte délictueux, ni les conséquences qu'il peut avoir pour la victime. Lorsqu'on demande au sujet de « décrire son acte, quelle qu'en soit la violence », c'est toujours de lui qu'il parle, expliquent les rédacteurs du rapport, et non de sa victime.
Une dernière distinction est nécessaire. Il faut en effet séparer la violence exercée avec des moyens physiques, contrainte corporelle, coups, blessures, qui impliquent une action du corps souvent prolongée par celles d'outils spécifiques, comme les armes, et la violence exercée par la parole, à des fins de destruction. Comment nommer cette violence : « Psychologique » ? « Morale » ? La nouveauté du problème est peut-être à l'origine du fait que 1'on ne dispose d'aucun mot satisfaisant pour le nommer. Cette violence touche certes sa victime dans son identité profonde, mais c'est aussi tout son être social qui s'en trouve atteint."
Philippe Breton, Éloge de la parole, 2003, La Découverte / Poche, 2007, p. 82-84.
Date de création : 04/09/2023 @ 09:49
Dernière modification : 24/01/2024 @ 09:21
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