"Violence et conflit, plutôt qu'aller de pair, relèvent de deux logiques distinctes, voire contraires. […]
Nous parlerons de conflit en un sens limité : celui d'un rapport, inégal, entre deux personnes, deux groupes, deux ensembles qui s'opposent au sein d'un même espace avec chacun pour objectif ou pour horizon non pas de liquider la partie adverse, et avec elle la relation elle-même, mais de modifier cette relation et tout au moins d'y renforcer sa position relative.
Le conflit, si l'on accepte cette définition certes étroite, est le contraire de la rupture, où deux personnes, deux groupes, deux ensembles se sépaent pour ne plus envisager que la distance et l'ignorance mutuelle, au mieux, la destruction de l'autre camp, au pire. Le conflit, dans la perspective retenue ici, n'est donc pas la guerre, et en tout cas pas celle-ci lorsque, au lieu d'être la poursuite de la politique par d'autres moyens, selon la formule célèbre de Clausewitz, elle vise à anéantir un ennemi. La notion que nous en adoptons se rapproche à certains égards de celle qu'en propose Georg Simmel, qui y voit « un mouvement de protestation contre le dualisme qui sépare, et une voie qui mènera à une sorte d'unité », «la résolution des tensions entre les contraires ». Elle s'en écarte néanmoins, non pas pour exclure entièrement la violence dans le conflit, mais parce que chez Simmel l' « unité » qu'amène le conflit peut passer par la destruction d'une des parties. Mais ce sociologue distingue, comme nous aujourd'hui, le conflit de la violence, et nous encourage à réfléchir sur ce qui les sépare, même s'ils peuvent éventuellement se confondre. Certains explique-t-il en effet, semblent exclure toute autre chose que la violence – « par exemple entre le brigand ou le voyou et leurs victimes ». Mais « quand un tel combat n'a pas d'autre but que la pure et simple destruction, il se rapproche bel et bien du cas-limite qu'est le meurtre crapuleux, où la part de l'élément créateur d'unité est devenue égale à zéro ; en revanche, dès que d'une manière ou d'une autre il est question d'épargner la victime, d'imposer une limite à la violence, il y a déjà un moment de socialisation, même si celui-ci n'a qu'un effet de frein ».
Certains conflits sont stables, structurels, voire structurants. D'autres, moins durables, se transforment, sont glissants, ou même susceptibles de se dissoudre plus ou moins rapidement. Dans la perspective proposée ici, le conflit oppose non pas des ennemis, comme le voudrait une approche inspirée par la pensée de Carl Schmitt, mais des adversaires susceptibles de stabiliser leur relation en l'institutionnalisant, en instaurant des règles de négociation, des modalités permettant de conjuguer le maintien d'un lien entre acteurs, et leur opposition. Tout n'est pas négociable dans un conflit, l'institutionnalisation peut conduire vers la dissolution de la relation conflictuelle, et il existe toujours un espace ou une possibilité de violence : pourtant, notre thèse générale est que dans l'ensemble, le conflit, non seulement ne se confond pas avec la violence, mais tend pour l'essentiel à en être l'opposé. La violence ferme la discussion, plutôt qu'elle ne l'ouvre, elle rend difficile le débat, l'échange, même inégal, au profit de la rupture ou du seul rapport de force, à moins qu'elle ne surgisse parce qu'il y a rupture, pur rapport de force."
Michel Wieviorka, La Violence, 2005, Hachette Littératures, Pluriel, p. 23-25.
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