"La violence, qu'elle soit individuelle ou collective, est un moment d'affrontement des forces, y compris dans le cas de la violence morale. Il s'agit de voir qui va l'emporter. L'entrée dans la violence, même si l'affrontement dure, est une épreuve de vérité. Cette épreuve de vérité se termine par la défaite de l'une des parties, ou bien un compromis, ou bien encore la disparition de l'une des parties – sa mort. Dans la violence, les adversaires font l'épreuve de leurs capacités, de leur courage, de leur résistance, de leur lâcheté, de leur peur de la mort ou de la blessure. II y a donc une peur de la violence – même chez les plus courageux et endurcis. C'est pourquoi les combattants se dopent, s'enivrent, se droguent à quelque chose. De même, la violence n'est jamais sans séquelle. Il y a un traumatisme de la violence pour toutes les parties, vainqueurs comme vaincus. Les héros font des cauchemars et les victimes revivent leur calvaire – à moins qu'ils ne construisent des oublis et des refoulements. Ce qui explique le besoin de revenir sur les épreuves, de laisser se faire le travail de la mémoire, de régler les comptes du pardon ou de la vengeance.
Le philosophe qui a le mieux saisi cette dialectique de la violence est Hegel dans sa fameuse dialectique du maître et de l'esclave. Quand deux consciences s'affrontent, elles s'affrontent en mettant en jeu leur vie. Dans l'épreuve de la lutte à mort, le vainqueur est celui qui a osé affronter la mort. Il devient le maître. Celui qui a eu peur de mourir se soumet et devient l'esclave. Par la suite le maître peut jouir de l'existence en profitant du travail de son esclave mais celui-ci fait l'épreuve du travail et à travers cet affrontement accède à une relation à la réalité qui n'est pas celle de la simple jouissance du maître.
La peur, l'affrontement de la mort font de la violence un instrument très difficile à utiliser, même quand toutes les précautions ont été prises. La violence, comme l'a dit Hannah Arendt, introduit un élément d'imprévisibilité dans l'affrontement.
Ce qui explique qu'on s'efforce de diminuer ou neutraliser cette imprévisibilité. On peut agir sur bien des facteurs : l'entraînement et l'endurcissement des combattants, la mécanisation de l'affrontement (routines, introduction du maximum d'automatismes), l'introduction des méthodes de calcul et d'optimisation, la production de règles pour encadrer la violence et définir les limites de l'affrontement (les lois de la guerre). Il n'empêche que, si l'on peut repousser et diminuer les risques d'imprévisibilité, on ne peut les éliminer tout à fait. De là les efforts pour en rester à la dissuasion, aux comportements de menace et de négociation sous la menace, aux gesticulations. On tente de substituer à la violence, avec son imprévisibilité, des procédures de règlement des conflits, mais il reste toujours un risque qu'il soit avantageux de réintroduire l'imprévisibilité, que l'on veuille s'en remettre au jugement de Dieu ou des armes, que quelqu'un cherche le « moment de vérité. »"
Yves Michaud, "Violence et conflit", 2000, in Le Pouvoir, l'État, la Politique, Université de tous les savoirs, volume 9, Odile Jacob Poches, 2002, p. 83-85.
"Violence et conflit, plutôt qu'aller de pair, relèvent de deux logiques distinctes, voire contraires. […]
Nous parlerons de conflit en un sens limité : celui d'un rapport, inégal, entre deux personnes, deux groupes, deux ensembles qui s'opposent au sein d'un même espace avec chacun pour objectif ou pour horizon non pas de liquider la partie adverse, et avec elle la relation elle-même, mais de modifier cette relation et tout au moins d'y renforcer sa position relative.
Le conflit, si l'on accepte cette définition certes étroite, est le contraire de la rupture, où deux personnes, deux groupes, deux ensembles se séparent pour ne plus envisager que la distance et l'ignorance mutuelle, au mieux, la destruction de l'autre camp, au pire. Le conflit, dans la perspective retenue ici, n'est donc pas la guerre, et en tout cas pas celle-ci lorsque, au lieu d'être la poursuite de la politique par d'autres moyens, selon la formule célèbre de Clausewitz, elle vise à anéantir un ennemi. La notion que nous en adoptons se rapproche à certains égards de celle qu'en propose Georg Simmel, qui y voit « un mouvement de protestation contre le dualisme qui sépare, et une voie qui mènera à une sorte d'unité », «la résolution des tensions entre les contraires ». Elle s'en écarte néanmoins, non pas pour exclure entièrement la violence dans le conflit, mais parce que chez Simmel l' « unité » qu'amène le conflit peut passer par la destruction d'une des parties. Mais ce sociologue distingue, comme nous aujourd'hui, le conflit de la violence, et nous encourage à réfléchir sur ce qui les sépare, même s'ils peuvent éventuellement se confondre. Certains explique-t-il en effet, semblent exclure toute autre chose que la violence – « par exemple entre le brigand ou le voyou et leurs victimes ». Mais « quand un tel combat n'a pas d'autre but que la pure et simple destruction, il se rapproche bel et bien du cas-limite qu'est le meurtre crapuleux, où la part de l'élément créateur d'unité est devenue égale à zéro ; en revanche, dès que d'une manière ou d'une autre il est question d'épargner la victime, d'imposer une limite à la violence, il y a déjà un moment de socialisation, même si celui-ci n'a qu'un effet de frein ».
Certains conflits sont stables, structurels, voire structurants. D'autres, moins durables, se transforment, sont glissants, ou même susceptibles de se dissoudre plus ou moins rapidement. Dans la perspective proposée ici, le conflit oppose non pas des ennemis, comme le voudrait une approche inspirée par la pensée de Carl Schmitt, mais des adversaires susceptibles de stabiliser leur relation en l'institutionnalisant, en instaurant des règles de négociation, des modalités permettant de conjuguer le maintien d'un lien entre acteurs, et leur opposition. Tout n'est pas négociable dans un conflit, l'institutionnalisation peut conduire vers la dissolution de la relation conflictuelle, et il existe toujours un espace ou une possibilité de violence : pourtant, notre thèse générale est que dans l'ensemble, le conflit, non seulement ne se confond pas avec la violence, mais tend pour l'essentiel à en être l'opposé. La violence ferme la discussion, plutôt qu'elle ne l'ouvre, elle rend difficile le débat, l'échange, même inégal, au profit de la rupture ou du seul rapport de force, à moins qu'elle ne surgisse parce qu'il y a rupture, pur rapport de force."
Michel Wieviorka, La Violence, 2005, Hachette Littératures, Pluriel, p. 23-25.
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