"La violence [est] convulsive, informe, irrégulière et trouble par nature […] Essayons donc d'abord de cerner la notion en nous référant à la distinction […] entre force et puissance.
La force nous est apparue comme le développement normal et naturel de notre activité. On peut la contrôler, la calculer, l'évaluer ; les forces s'additionnent. La puissance, au contraire, se multiplie, elle rayonne. On peut, si l'on veut, opposer la physique de la force à la métaphysique de la puissance. À la lumière de cette distinction, il est possible de donner une définition claire de la violence. Elle est puissance corrompue ou déchaînée, ou parfois poussée volontairement à l'outrance. Non que la force serait innocente puisqu'il n'y a pas de puissance sans force, mais elle se laisse réglementer et discipliner par des formes, c'est-à-dire qu'elle s'exerce en général dans le respect des normes et conventions de la légalité. La violence, par contre, instinctive, et passionnelle, par nature, épouvante, massacre, égorge, supplicie et bouleverse tout dans la confusion. Une armée disciplinée est l'image typique de la force, une masse soulevée et tumultueuse est celle de la violence. Non seulement la manifestation de la force permet de faire obstacle au déferlement de la violence, mais il peut y avoir directement antagonisme entre elles, justement parce que le recours à la violence a en général pour but de rompre un rapport de forces établi. Il en est ainsi de la violence révolutionnaire. En tout cas, il n'y a que la force qui soit capable de contenir et de limiter la violence, quelque fois sans succès, surtout si les idées, les mœurs et les passions du temps s'y prêtent."
Julien Freund, L'Essence du politique, 1965, Chapitre VII, Sirey, p. 513-514.
"La violence est définie au sens étroit comme un comportement visant à causer des blessures aux personnes ou des dommages aux biens. Collectivement et individuellement, nous pouvons considérer tels actes de violence comme bons, mauvais ou ni l'un ni l'autre, selon qui commence et contre qui. La force est un concept plus général : nous la définissons comme l'usage actuel ou potentiel de la violence pour forcer autrui à faire ce qu'autrement il ne ferait pas. La force comme la violence peut être jugée bonne ou mauvaise. Force et violence sont des concepts étroitement liés. La force implique la menace sinon l'usage actuel de la violence. La violence a les caractères de la force si elle est utilisée pour modifier l'action d'autrui."
H. D. Graham et T. R. Gurr, The History of Violence in America, 1969, Introduction, Bantham, p. XXXII.
"La violence est caractérisée par un aspect négatif : si je rentre l'épée dans le fourreau et qu'elle glisse, je manifeste une certaine force. L'opération a lieu conformément à la nature du fourreau et de l'épée. En aucun cas on ne parlera ici de violence. Pourtant il y a eu destruction d'un certain état du monde (fourreau vide, épée sur la table). Mais cet état (à cause de son extériorité d'indifférence) n'est pas considéré comme une nature, il y a nouvelle disposition mais l'on ne conclut pas à la destruction parce qu'il n'y avait rien à détruire. En fait il y a là une erreur parce que d'un certain point de vue, le surgissement de la réalité humaine dans le monde organise tout en situation (rapport d'ustensilité). Il y a en fait une forme détruite. Mais nous sommes surtout sensibles à la relation externe de l'être avec l'être. Dans la violence, j'ai mal engagé la pointe de l'épée dans le fourreau et j'utilise ma force à la faire entrer tout de même. Il y aura destruction : l'épée sera faussée, le fourreau rayé. Mais l'opération sera peut-être réussie (si le but était non pas de faire l'opération conformément aux règles mais de rentrer l'épée à tout prix). Par exemple : il faut prouver qu'il n'y a pas eu rixe, duel, la police intervient, je rentre l'épée avant l'arrivée des policiers. Peu m'importe, ensuite, que l'épée puisse ou non ressortir du fourreau : le résultat est atteint, on ne verra pas que je me battais. L'ambiguïté des concepts de force et de violence est assez démontrée par le fait qu'on utilise ici l'expression (verbe neutre) de forcer. On dira à quelqu'un qui veut faire entrer par force une épée dans un fourreau qu'il « force ». On lui dira : « Ne force pas. » Ainsi la première notion qui intervient c'est celle de destruction. Destruction d'une nature ; mais nécessairement il y a destruction s'il y a résistance. Notons qu'ici aussi on pourrait parler d'une résistance de la pesanteur à la main qui veut faire entrer l'épée dans le fourreau. Mais précisément il s'agit ici d'une force d'inertie (extériorité) c'est-à-dire d'une force extérieure à soi et d'éparpillement. Contre l'éparpillé, l'extérieur à soi, le divers, il n'y a pas de violence. Il ne peut y avoir violence que lorsque la résistance est celle d'une forme, c'est-à-dire de l'unité organique d'une diversité. Il y a force lorsque l'action est conforme à une légalité (ici nous sommes dans la nature, il s'agit donc d'une opération conforme aux lois internes de l'objet) et violence lorsque l'action est extérieure à la légalité. Si je débouche la bouteille, c'est force – si je brise le goulot, c'est violence. Cet exemple montre que la violence prend place là où la force est inefficace, c'est-à-dire qu'elle naît originellement de l'échec de la force. De là l'idée en partie vraie que la violence est faiblesse. […] Pour accepter cette idée, toutefois, il faut poser originellement qu'il y a suprématie théorique de l'action accomplie conformément aux lois sur celle qui est accomplie contre les lois. Mais je peux préférer au contraire la non-légalité, c'est-à-dire que je puis mettre la destruction comme moyen d'atteindre une fin au-dessus du respect de ce qui est. Dans ce second cas, j'affirme l'inessentialité de tout ce qui existe par rapport à moi-même et à mon but. La violence implique le nihilisme. »
Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, 1983, Gallimard, p. 177-178.
"Il me paraît assez triste de constater qu'à son stade actuel la terminologie de notre science politique est incapable de faire nettement la distinction entre divers mots clefs, tels que « pouvoir », « puissance », « force », « autorité », et finalement « violence », dont chacun se réfère à des phénomènes distincts et différents. « Puissance », « Pouvoir », « autorité », nous dit Passerin d'Entrèves, ce sont là des mots auxquels un sens exact n'est pas attribué dans le langage courant ; les plus grands penseurs eux-mêmes les utilisent parfois au hasard. Il est cependant plausible de présumer que ces mots se réfèrent à des qualités différentes, et leur sens devrait donc être soigneusement examiné et déterminé… L'usage correct de ces mots n'est pas seulement une question de grammaire, mais aussi de perspective historique. »[1] Les utiliser comme s'il s'agissait simplement de synonymes, non seulement dénote une certaine insensibilité à leur signification linguistique, ce qui paraît assez grave, mais témoigne en outre d'une ignorance regrettable des réalités auxquels ce langage se réfère. Il est toujours tentant, en ce cas, de proposer des définitions nouvelles ; mais même s'il m'arrive de céder quelque peu à cette tentation, il me semble qu'ici il ne s'agit pas simplement d'une inattention de langage. Au-delà d'une confusion apparente demeure la ferme conviction que des distinctions terminologiques plus précises seraient, au mieux, d'une importance mineure : la conviction que le problème politique essentiel est et a toujours été de savoir qui domine et qui est dominé. Pouvoir, puissance, force, autorité, violence : ce ne sont là que des mots indicateurs des moyens que l'homme utilise afin de dominer l'homme ; on les tient pour synonymes au fait qu'ils ont la même fonction. Ce n'est que lorsqu'on aura cessé de ramener la conduite des affaires publiques à une simple question de domination que les caractères originaux des problèmes de l'homme pourront apparaître, ou plutôt réapparaître, dans toute leur authentique diversité.
Ces caractères, dans le contexte de cet ouvrage, peuvent se définir de la façon suivante :
Le pouvoir correspond à l'aptitude de l'homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n'est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n'est pas divisé. Lorsque nous déclarons que quelqu'un est « au pouvoir », nous entendons par là qu'il a reçu d'un certain nombre de personnes le pouvoir d'agir en leur nom. Lorsque le groupe d'où le pouvoir émanait à l'origine se dissout (potestas in populo – s'il n'y a pas de peuple ou de groupe, il ne saurait y avoir de pouvoir) son « pouvoir » se dissipe également. Dans le langage courant, lorsqu'il nous arrive de parler du « pouvoir d'un homme », du « pouvoir d'une personnalité », nous conférons déjà au mot « pouvoir » un sens métaphorique : nous faisons en fait, et sans métaphore, allusion à sa « puissance ».
La puissance désigne sans équivoque un élément caractéristique d'une entité individuelle ; elle est a propriété d'un objet ou d'une personne et fait partie de sa nature ; elle peut se manifester dans une relation avec diverses personnes ou choses, mais elle en demeure essentiellement distincte. La plus puissante individualité pourra toujours être accablée par le nombre, par tous ceux qui peuvent s'unir dans l'unique but d'abattre cette puissance, à cause justement de sa nature indépendante et singulière. L'hostilité presque instinctive du nombre à l'égard de l'homme seul a toujours été attribuée, de Platon jusqu'à Nietzsche, au ressentiment, à l'envie qu'éprouve le faible à l'égard du fort, mais cette explication psychologique ne va pas au fond des choses. Cette hostilité est inséparable de la nature même du groupe, et du pouvoir qu'il possède de s'attaquer à l'autonomie qui constitue la caractéristique même de la puissance individuelle.
La force, terme que le langage courant utilise souvent comme synonyme de la violence, particulièrement quand la violence est utilisée comme moyen de contrainte, devrait être réservée, dans cette terminologie, à la désignation des « forces de la nature » ou de celles des « circonstances » (la force des choses), c'est-à-dire à la qualification d'une énergie qui se libère au cours de mouvements physiques ou sociaux.
L'autorité, qui désigne le plus impalpable de ces phénomènes, et qui de ce fait est fréquemment l'occasion d'abus de langage, peut s'appliquer à la personne – on peut parler d'autorité personnelle, par exemple dans les rapports entre parents et enfants, entre professeurs et élèves – ou encore elle peut constituer un attribut des institutions, comme, par exemple, dans le cas du Sénat romain (auctoritas in senatu) ou de la hiérarchie de l'Eglise (un prêtre en état d'ivresse peut valablement donner l'absolution). Sa caractéristique essentielle est que ceux dont l'obéissance est requise la reconnaissent inconditionnellement ; il n'est en ce cas nul besoin de contrainte ou de persuasion. (Un père peut prendre son autorité, soit en battant son fils, soit en acceptant de discuter avec lui, c'est-à-dire soit en se conduisant comme un tyran, soit en le traitant en égal.) L'autorité ne peut se maintenir qu'autant que l'institution ou la personne dont elle émane sont respectées. Le mépris est ainsi le plus grand ennemi de l'autorité, et le rire est pour elle la menace la plus redoutable.
La violence, finalement, se distingue, comme nous l'avons vu, par son caractère instrumental. Sous son aspect phénoménologique, elle s'apparente à la puissance, car ses instruments, comme les autres outils, sont conçus et utilisés en vue de multiplier la puissance naturelle, jusqu'à ce qu'au dernier stade de leur développement ils soient à même de la remplacer.
Sans doute est-il nécessaire d'ajouter que ces distinctions, tout en n'étant nullement arbitraires, ne correspondent pas, dans le monde réel auquel elles se réfèrent cependant, à des compartiments aux cloisons étanches. Ainsi, dans les communautés organisées, le pouvoir institutionnalisé prend souvent le masque de l'autorité, exigeant une reconnaissance immédiate et inconditionnelle ; à défaut, aucune société ne pourrait fonctionner. […] De plus […], rien n'est plus fréquent que l'association du pouvoir et de la violence ; il est extrêmement rare de les trouver séparés l'un de l'autre et sous leur forme pure et donc extrême. Il n'en résulte pas cependant que l'autorité, le pouvoir et la violence ne soient qu'une seule et même chose.
Il faut néanmoins reconnaître qu'il est particulièrement tentant de penser le pouvoir en termes de commandement et d'obéissance, et donc de confondre pouvoir et violence, dans l'analyse de ce qui n'est, en réalité, que l'une des manifestations caractéristiques du pouvoir, c'est-à-dire le pouvoir du gouvernement."
Hannah Arendt, "Sur la violence", 1971, in Du mensonge à la violence, tr. fr. Guy Durand, Pocket, 1994, p. 143-147.
[1] La Notion de l'État, Sirey, 1967, p. 10.