"L'oubli, gommant le contenu empirique de la chose faite, laquelle est toujours oubliable, dénude l'effectivité du fait d'avoir-eu-lieu dans ses deux formes principales, l'avoir-été et surtout l'avoir-fait ; cette effectivité on peut la dire, par manière de parler, « inoubliable » ; toute chose faite ou vécue peut être tôt ou tard remémorée par l'un, oubliée par l'autre, mais l'effectivité de l'avoir-eu-lieu est, pour ainsi dire, en elle-même inoubliable, ou plutôt soustraite à priori à l'alternative précaire de la mémoire et de l'oubli ; mieux encore – l'oubli et la mémoire psychologiques n'ont pas de sens par rapport à elle ; et même si les habitants de la planète oubliaient tous ensemble que la chose a eu lieu, la chose éternellement et universellement oubliée n'en subsisterait pas moins, indépendamment de moi et de toi, dans une espèce de ciel métempirique, présente virtuellement pour un témoin quelconque, omniprésente et omniabsente et à tout moment remémorable ; il suffit qu'elle ait eu lieu, fût-ce un instant. Ce qui s'atténue et s'exténue et s'amenuise par l'effet du devenir irréversible, c'est le retentissement de l'événement et son écho de plus en plus lointain, non pas le fait qu'il est une fois advenu. D'abord dans l'ordre de l'avoir-été : le rescapé d'Auschwitz peut, au fil des ans, avoir perdu tout souvenir de son calvaire, n'y plus penser et n'en parler jamais, ne tenir nul compte, dans sa vie présente, d'un passé maudit définitivement enseveli ; la marque indélébile imprimée sur son bras par les bourreaux immondes s'est peu à peu effacée ; les ultimes conséquences ou, comme dit la médecine des camps, les dernières « séquelles » de sa misère ont disparu sans laisser la moindre trace ; tout est liquidé, compensé, oublié et, de surcroît, pardonné. La page est donc tournée... Hélas ! Ne tournez pas ! Attendez encore ! Un instant encore avant de tourner cette page... Quel est ce dernier scrupule sur le seuil du pardon ? Quelle est cette différence infinitésimale et parfaitement inconsciente, quelle est cette diaphora pneumatique et impalpable qui fait du survivant de l'enfer un homme pas tout à fait comme les autres ? Rien de dosable ni de pondérable sans doute... Seulement un certain air lointain, je ne sais quelle lueur étrange et fugitive dans le regard : cette indéfinissable lueur est comme le reflet métempirique de l'inexpiable, c'est-à-dire de l'impardonnable, c'est-à-dire de l'irrévocable. Et plus le survivant de l'enfer enveloppe de silence cette chose inavouable, plus lourdement l'indicible pèse sur son existence."
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, 1974, Flammarion, Champs essais, 2011, p. 293-295.
"L'une des découvertes du gouvernement totalitaire a été la méthode consistant à creuser de grands trous dans lesquels enterrer les faits et les événements malvenus, vaste entreprise qui n'a pu être réalisée qu'en assassinant des millions de gens qui avaient été les acteurs ou les témoins du passé. Le passé était condamné à être oublié comme s'il n'avait jamais existé. Assurément, personne n'a voulu suivre la logique sans merci de ces dirigeants passés, surtout depuis, comme nous le savons désormais, qu'ils n'ont pas réussi. […]
Si l'histoire – par opposition aux historiens, qui tirent les leçons les plus hétérogènes de leurs interprétations de l'histoire – a des leçons à nous enseigner, cette Pythie me semble plus cryptique et obscure que les prophéties notoirement peu fiables de l'oracle de Delphes. Je crois plutôt avec Faulkner que « le passé ne meurt jamais, il ne passe même pas », et ce, pour la simple et bonne raison que le monde dans lequel nous vivons à n'importe quel moment est le monde du passé ; il consiste dans les monuments et les reliques de ce qu'ont accompli les hommes pour le meilleur comme pour le pire ; ses faits sont toujours ce qui est devenu (comme le suggère l'origine latine du mot fieri - factum est). En d'autres termes, il est assez vrai que le passé nous hante ; c'est d'ailleurs la fonction du passé de nous hanter, nous qui sommes présents et souhaitons vivre dans le monde tel qu'il est réellement, c'est-à-dire qui est devenu ce qu'il est désormais."
Hannah Arendt, Retour de bâton, 1975, in Responsabilité et jugement, tr. fr. Jean-Luc Fidel, Payot, p. 333 et p. 334.
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