"Oui, j'y voyais clair soudain : la plupart des gens s'adonnent au mirage d'une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L'une est aussi fausse que l'autre. La vérité se situe juste à l'opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l'oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés."
Milan Kundera, La Plaisanterie, 1967, tr. fr. Marcel Aymonin, révisée par Claude Courtot et par l'auteur, Folio, 1988, p. 422.
"Considérée dans son projet avoué, l'amnistie a pour finalité la réconciliation entre citoyens ennemis, la paix civique. Nous en avons plusieurs modèles remarquables. Le plus ancien, rappelé par Aristote dans La Constitution d'Athènes, est tiré du fameux décret promulgué à Athènes en 403 av. J.-C., après la victoire de la démocratie sur l'oligarchie des Trente. La formule mérite d'être rappelée. En fait, elle est double. D'un coté, le décret proprement dit ; de l'autre, le serment prononcé nominativement par les citoyens pris un à un. D'un côté, « il est interdit de rappeler les maux (les malheurs) » ; le grec a pour le dire un syntagme unique (mnêsikakein) qui vise le souvenir-contre ; de l'autre, « je ne rappellerai pas les maux (les malheurs) », sous peine des malédictions déchaînées par le parjure. Les formules négatives sont frappantes : ne pas rappeler. Or, le rappel nierait quelque chose, à savoir l'oubli. Oubli contre oubli ? Oubli de la discorde contre oubli des torts subis ? C'est dans les profondeurs qu'il faudra s'enfoncer le moment venu. Restant à la surface des choses, il faut saluer l'ambition affichée du décret et du serment athénien. La guerre est finie, est-il proclamé solennellement : les combats présents, dont parle la tragédie, deviennent le passé à ne pas rappeler. La prose du politique prend la relève. Un imaginaire civique est mis en place où l'amitié et même le lien entre frères sont promus au rang de fondation, en dépit des meurtres familiaux ; l'arbitrage est placé au-dessus de la justice procédurière qui entretient les conflits sous prétexte de les trancher ; plus radicalement, la démocratie veut oublier qu'elle est puissance (kratos) : elle veut être oubli même de la victoire, dans la bienveillance partagée ; on préférera le terme politeia, signifiant ordre constitutionnel, à démocratie, qui porte la trace de la puissance, du kratos. Bref, on refondera la politique sur l'oubli de la sédition. On mesurera plus tard le prix que devra payer l'entreprise de ne pas oublier d'oublier.
Nous avons en France un modèle distinct avec l'édit de Nantes promulgué par Henri IV. On y lit ceci : « Article 1 : Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d'une part et d'autre depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu'à notre avènement à la couronne, et durant les autres troubles précédents, et à l'occasion d'iceux, demeurera éteinte et assoupie comme de chose non advenue. Il ne sera loisible ni permis à nos procureurs-généraux ni autres personnes quelconques, publiques ni privées, en quelque temps ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucune cour ou juridiction que ce soit. – Article 2 : Défendons à tous nos sujets de quelque état et qualité qu'ils soient d'en renouveler la mémoire, s'attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l'un l'autre par reproche de ce qui s'est passé pour quelque cause et prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni 'outrager ou s'offenser de fait ou de parole ; mais pour se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères et concitoyens, sur peine aux contrevenants d'être les infracteurs de paix et perturbateur du repos public. » L'expression « comme une chose non advenue » est étonnante : elle souligne le côté magique de l'opération qui consiste à faire comme si rien ne s'était passé. Les négations abondent, comme à l'époque de la Grèce de Thrasybule. La dimension verbale est soulignée, ainsi que la portée pénale par l'arrêt des poursuites. Enfin, la trilogie « frères, ami, concitoyen » rappelle les politiques grecques de la réconciliation. Manque le serment qui plaçait l'amnistie sous la caution des dieux et de l'imprécation, cette machine à punir le parjure. Même ambition de « faire taire le non-oubli de la mémoire » (Nicole Loraux, La Cité divisée, p. 171). La nouveauté n'est pas là, mais du côté de l'instance qui interdit et de sa motivation : c'est le roi de France qui intervient dans une controverse religieuse et un guerre civile entre confessions chrétiennes, en un temps où les controversistes ont été incapables de faire prévaloir l'esprit de concorde sur les querelles confessionnelles. […]
Tout autre est l'amnistie si abondamment pratiquée par la République française sous tous ses régimes. Confiée à la nation souveraine dans ses assemblées représentatives, c'est un acte politique devenu traditionnel. Le droit régalien, à une exception près (le droit de grâce), se trouve transféré au peuple : source de droit positif, il est habilité à en limiter les effets ; l'amnistie met fin à tous les procès en cours et suspend toutes les poursuites judiciaires. Il s'agit bien d'un oubli juridique limité, mai de vaste portée, dans la mesure où l'arrêt des procès équivaut à éteindre la mémoire dans son expression attestataire et à dire que rien ne s'est passé.
Il est certes utile – c'est le mot juste – de rappeler que tout le monde a commis des crimes, de mettre une limite à la revanche des vainqueurs et d'éviter d'ajouter les excès de la justice à ceux du combat. Plus que tout, il est utile, comme au temps des Grecs et des Romains, de réaffirmer l'unité nationale par une liturgie de langage, prolongée par le cérémonial des hymnes et des célébrations publiques. Mais le défaut de cette unité imaginaire n'est-il pas d'effacer de la mémoire officielle les exemples de crimes susceptibles de protéger l'avenir des erreurs du passé et, en privant l'opinion publique des bienfaits du dissensus, de condamner les mémoires concurrentes à une vie souterraine malsaine ?
En côtoyant ainsi l'amnésie, l'amnistie place le rapport au passé hors du champ où la problématique du pardon trouverait avec le dissensus sa juste place.
Qu'en est-il dès lors du prétendu devoir d'oubli ? Outre qu'une projection dans le futur sur le mode impératif est aussi incongrue pour l'oubli que pour la mémoire, un tel commandement équivaudrait à une amnésie commandée. Si cel1e-ci pouvait aboutir – et malheureusement rien ne fait obstacle au franchissement de la mince ligne de démarcation entre amnistie et amnésie –, la mémoire privée et collective serait privée de la salutaire crise d'identité permettant une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique. En deçà de cette épreuve, l'institution de l'amnistie ne peut répondre qu'à un dessein de thérapie sociale d'urgence, sous le signe de l'utilité, non de la vérité."
Paul Ricœur, La Mémoire, l'histoire, l'oubli, 2000, Points essais, 2003, p. 586-589.
"Je voudrais évoquer, au vu de ces perplexités, les difficultés spécifiques courageusement assumées par les initiateurs de la fameuse commission « Vérité et réconciliation », voulue par le président de la nouvelle Afrique du Sud, Nelson Mandela, et présidée avec panache par Mgr Desmond Tutu. La mission de cette commission, qui siégea de janvier 1996 à juillet 1998, était de « collectionner les témoignages, consoler les offensés, indemniser les victimes et amnistier ceux qui avouaient avoir commis des crimes politiques ».
« Comprendre et non venger », tel était le propos, par contraste avec la logique punitive des grands procès criminels de Nuremberg et de Tokyo. Ni l'amnistie, ni l'immunité collective. En ce sens, c'est bien sous l'égide du modèle de l'échange que cette expérience alternative d'apurement d'un passé violent mérite d'être évoquée. [...]
Du côté des victimes, le bénéfice est indéniable en termes indivisément thérapeutiques, moraux et politiques. Des familles qui s'étaient battu pendant des années pour savoir ont pu dire leur douleur, exhaler leur haine face aux offenseurs et devant témoins. Au prix de longues séances, elles ont pu raconter les sévices et nommer les criminels. [...]
Du côté des accusés, le bilan est plus contrasté et surtout plus équivoque : l'aveu public n'était-il pas bien souvent un stratagème en vue de demander et d'obtenir une amnistie libératoire de toute poursuite judiciaire et de toute condamnation pénale ? Avouer, pour ne pas finir devant les tribunaux... Ne pas répondre aux questions de la victime mais satisfaire aux critères légaux dont dépend l'amnistie... [...]
L'impunité de fait de crimes anciens s'est muée pour eux en impunité de droit en récompense d'aveux sans contrition."
Paul Ricœur, La Mémoire, l'histoire, l'oubli, 2000, Points essais, 2003, p. 626-629.
"On a raison de rappeler toujours que le pardon n'est pas l'oubli. Au contraire, il requiert la mémoire absolument vive de l'ineffaçable, au-delà de tout travail du deuil, de réconciliation, de restauration, au-delà de toute écologie de la mémoire. On ne peut pardonner qu'en se rappelant, en reproduisant même, sans atténuation, le mal fait, ce qu'on a à pardonner. Si je ne pardonne que ce qui est pardonnable, le véniel, le péché non mortel, je ne fais rien qui mérite le nom de pardon. Ce qui est pardonnable est d'avance pardonné. D'où l'aporie : on n'a jamais à pardonner que l'impardonnable.
C'est ce qu'on appelle faire l'impossible. Et d'ailleurs, quand je ne fais que ce qui m'est possible, je ne fais rien, je ne décide de rien, je laisse se développer un programme de possibles. Quand n'arrive que ce qui est possible, il n'arrive rien, au sens fort de ce mot. Ce n'est pas « croire au miracle » que d'affirmer ceci : un événement digne de ce nom, l'arrivée de l'arrivant(e) est aussi extraordinaire qu'un miracle.
Le seul pardon possible est donc bien le pardon impossible. J'essaie d'en tirer les conséquences, en particulier pour notre temps. Et non seulement, peut-être même pas du tout dans l'espace public ou politique, car le pardon ainsi défini, je ne crois pas qu'il appartienne de plein droit au champ public, politique, juridique, et même éthique. D'où l'enjeu et la gravité de son secret."
Jacques Derrida, "Autrui est secret parce qu'il est autre", Propos recueillis par Antoine Spire, Le Monde de l'éducation n° 284, Septembre 2000.
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