"On peut définir le rapport entre la notion de violence et celle de contrainte de deux manières interdépendantes. D'une part, la contrainte désigne toutes les formes d'entraves qui s'opposent la liberté d'un individu : liberté d'action ou de pensée, mais aussi indépendance naturelle de l'homme qui peut se traduire par des conflits violents avec autrui. En ce sens, la contrainte constitue une détermination essentielle de la définition du droit, au point, d'après Kant, qu'elle lui est liée analytiquement : « La résistance opposée à l'obstacle d'un effet est une protection de celui-ci et s'accorde avec lui. Or, tour ce qui est injuste est un obstacle à la liberté suivant des lois universelles ; mais la contrainte est un obstacle ou une résistance exercée sur la liberté. Il s'ensuit que si un certain usage de la liberté même est un obstacle à la liberté suivant des règles universelles (c'est-à-dire est injuste), alors la contrainte, qui lui est opposée en tant qu'obstacle à ce qui fait obstacle à la liberté, s'accorde avec cette dernière suivant des lois universelles, c'est-à-dire qu'elle est juste ; par conséquent une faculté de contraindre ce qui lui est nuisible est, suivant le principe de contradiction, liée en même temps au droit » (Doctrine du droit, Introduction, § D). En d'autres termes, la contrainte du droit oppose sa propre violence à tous les actes qui entravent l'exercice des libertés de chacun. Hegel critiquera cette définition kantienne du droit parce qu'elle s'inscrit « dans le cercle de l'injustice », donc d'une violence qu'elle pose comme première (Principes de la philosophie du droit, § 94). Telle est la seconde caractéristique du rapport entre contrainte et violence : loin de les opposer (la contrainte étant la loi ou le principe d'ordre qui limite et contrôle les manifestations dangereuses de la violence des individus, des prétentions de leur volonté), il s'agit de comprendre que la contrainte elle-même – contrainte externe du droit et de l'État, contrainte interne de la morale – exerce une violence spécifique. C'est la perspective suivie par Max Weber lorsqu'il définit l'État moderne comme l'instance revendiquant avec succès le monopole d'une contrainte, autrement dit d'une violence physique légitime (Le Savant et le Politique). Cette contrainte physique ne doit certes pas être conçue comme l'unique moyen ou même le moyen normal d'un groupement politique : elle n'en rappelle pas moins qu'il existe un lien intrinsèque entre pouvoir politique et contrainte physique. Les institutions sociales et politiques peuvent recourir également à d'autres formes de contrainte, par exemple à la contrainte psychique ou hiérocratique (dispensation ou refus du salut) employée par les groupements religieux (cf. M. Weber, Économie et société). De manière générale, la question de la liberté est au cœur de cette relation entre violence et contrainte : la violence d'un individu peut nuire à la liberté d'autrui, mais, inversement, l'exercice d'une certaine violence se révèle nécessaire pour préserver cette liberté contre les attaques et les obstacles extérieurs.
Norbert Elias a poussé cette analyse jusqu'à introduire la notion d'autocontrainte, pour montrer comment le développement de la civilisation s'accompagne d'un autocontrôle permanent par les individus, de la violence pulsionnelle et affective : à mesure que des formes subtiles de violence se développent (violence policière, économique), qui ne remplacent pas la contrainte physique mais s’y ajoutent, « l'individu est à peu près à l'abri d'une attaque subite, d'une atteinte brutale à son intégrité physique ; mais il est aussi forcé de refouler ses propres passions, ses pulsions agressives qui le poussent à faire violence à ses semblables » (La Dynamique de l'Occident). Le monopole de la violence au profit de l'État a donc aussi pour conséquence une modification du comportement des individus : ils subissent un conditionnement social qui les éduque, par le biais d’un ensemble de contraintes et de violences nouvelles, à développer un autocontrôle, à faire violence à leur propre violence."
Hélène Frappat, La Violence, 2000, Vade-mecum, GF Corpus, 2013, p. 220-221.
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